La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/18

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 319-322).
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XVIII

— Oui, je m’écarte toujours de mon sujet, commença-t-il. J’ai beaucoup réfléchi. J’envisage beaucoup de choses d’un autre point de vue et je voudrais vous en entretenir. Donc, nous vînmes en ville. En ville, les malheureux se sentent moins tristes. En ville, un homme peut vivre cent ans et ne pas remarquer qu’il est mort et pourri depuis longtemps. On n’a pas le temps de s’appesantir sur son sort. Tous sont absorbés. Les affaires, les relations, la santé, l’art, la santé des enfants, leur éducation. Tantôt il faut recevoir, faire des visites, il faut voir ceci, entendre celui-ci ou celle-là. En ville il y a toujours deux ou trois célébrités qu’on ne peut se dispenser d’aller entendre. Tantôt il faut se soigner ou soigner un des enfants ; tantôt c’est le professeur, le répétiteur, les gouvernantes, et la vie est absolument vide. Au milieu de toutes ces occupations, nous sentions moins ce que la vie commune avait de pénible.

D’abord les premiers temps nous avions une très bonne occupation : l’installation de la nouvelle demeure, et aussi le déménagement de la ville à la campagne et de la campagne à la ville.

Nous passâmes ainsi un hiver. L’hiver suivant survint un incident qui resta inaperçu, qui semblait une circonstance sans aucune gravité mais qui fut la cause de tout ce qui arriva.

Ma femme se trouva souffrante ; les médecins ne lui permirent pas de concevoir un nouvel enfant et lui en enseignèrent le moyen. J’en ressentis un dégoût profond. Je fis tout ce que je pus pour la détourner de cette décision, mais avec légèreté et opiniâtreté, elle insista, et je cédai. La dernière justification de notre vie de cochons, les enfants, fut par là supprimée et la vie devint encore plus ignoble.

Le paysan, l’ouvrier ont besoin d’enfants, bien qu’il leur soit difficile de les nourrir, et ainsi leurs relations sexuelles ont une justification. Mais à nous, qui avons des enfants, les enfants ne sont pas nécessaires. C’est un tracas superflu, des dépenses, des cohéritiers ; c’est un embarras. Aussi n’avons-nous pas d’excuses pour notre vie de cochons. Ou nous nous débarrassons des enfants artificiellement, ou nous les regardons comme un malheur, comme la conséquence d’une imprudence ce qui est encore pire. Nous n’avons pas d’excuses. Mais nous sommes tellement dépravés qu’une justification ne nous paraît pas nécessaire.

La majorité des gens de la société contemporaine s’adonne à cette débauche sans le moindre remords.

Nous n’avons plus de conscience, elle est remplacée par la crainte de l’opinion publique et du Code criminel, devenue pour ainsi dire la conscience. Mais dans le cas de débauche dont il s’agit, ni l’une ni l’autre ne sont atteints ; personne, dans la société, n’en rougit ; chacun la pratique — Marie Pavlovna, Ivan Zakaritch. À quoi bon multiplier les mendiants et se priver des joies de la vie mondaine ? Avoir de la conscience devant le Code criminel ou le craindre, il n’y a pas nécessité. Ce sont les filles ignobles, les femmes de soldats, qui jettent leurs enfants dans des mares ou dans des puits ; celles-là, il faut les mettre en prison ; mais chez nous la suppression se fait en temps opportun et proprement.

Nous vécûmes ainsi encore deux ans. Le moyen indiqué par les canailles de médecins avait réussi. Ma femme avait engraissé et embelli ; c’était la beauté de la maturité. Elle le sentait et s’occupait beaucoup de sa personne. Elle avait acquis cette beauté provocante qui trouble les hommes. Elle était dans tout l’éclat de la femme de trente ans qui ne fait plus d’enfants, se nourrit bien, est excitée. Sa personne éveillait le désir. Quand elle passait parmi les hommes, elle attirait leurs regards. C’était comme le cheval d’attelage longtemps oisif, de complexion ardente, dont on enlève subitement la bride. Quant à ma femme, elle n’avait pas de bride, comme d’ailleurs les quatre-vingt-dix-neuf sur cent de nos femmes. Je le sentais et j’avais peur.