La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/17

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 314-318).
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XVII

— Ainsi avons-nous vécu. Nos relations étaient de plus en plus hostiles, et nous en vînmes enfin à un tel point que ce n’était déjà plus le désaccord qui produisait l’hostilité, mais l’hostilité qui provoquait le désaccord : quoi qu’elle dît, d’avance j’étais en désaccord avec elle ; de son côté, il en était de même.

Vers la quatrième année de notre mariage, il fut tacitement décidé entre nous que nous ne pouvions pas nous comprendre. Sur les questions les plus simples nous demeurions chacun avec notre opinion, obstinément, surtout sur la question des enfants. Je me rappelle maintenant que les opinions que je défendais alors ne m’étaient pas du tout si chères que je n’en pusse faire le sacrifice. Mais comme ses opinions étaient contraires, céder signifiait céder à elle. Et cela je ne le pouvais pas. Elle aussi. Elle trouvait sans doute qu’elle avait toujours raison contre moi, et moi, quand je discutais avec elle, j’étais à mes yeux un vrai saint. En tête-à-tête, nous étions presque condamnés au silence, ou à des conversations que, j’en suis sûr, des animaux pourraient avoir entre eux : « Quelle heure est-il ? Il est temps de se coucher. Qu’y a-t-il pour dîner aujourd’hui ? Où irons-nous ? Qu’y a-t-il dans le journal ? Il faut envoyer chercher le médecin. Marie a mal à la gorge ». Il suffisait de sortir de ce cercle, étroit à l’extrême, de la conversation, pour que l’irritation éclatât. Nous nous chicanions à propos du café, de la nappe, de la voiture, des cartes, pour des futilités enfin qui n’avaient d’importance ni pour l’un ni pour l’autre. Quant à moi, du moins, j’étais toujours violemment excité contre elle. Je regardais parfois comment elle versait le thé, comment elle balançait son pied, comment elle portait sa cuiller à sa bouche, comment elle soufflait sur les liquides chauds ou les aspirait et je la détestais pour tout cela comme pour de mauvaises actions. Je ne remarquais pas alors que ces périodes d’irritation alternaient très régulièrement avec les périodes de ce que nous appelions l’amour. Chacune de celles-ci était suivie de celles-là.

Une période d’amour ardente était suivie d’une longue période de colère ; une manifestation plus faible de l’amour était suivie d’une période d’irritation plus faible, et nous ne comprenions pas alors que cet amour et cette haine étaient le même sentiment animal, sous deux faces opposées. C’eût été terrible de vivre ainsi si nous avions compris notre situation. Mais nous ne la comprenions pas et ne la voyions pas. C’est le salut et le supplice de l’homme que, lorsqu’il vit irrégulièrement, il peut s’illusionner pour ne pas voir les misères de sa situation. Ainsi fîmes-nous.

Elle cherchait à s’oublier en des occupations absorbantes, hâtives, dans les soins du ménage, de l’ameublement, de ses costumes et de ceux des enfants, de l’instruction de ceux-ci et de leur santé. Chez moi, c’était l’ivresse : l’ivresse du service, de la chasse, des cartes. Nous étions toujours occupés. Nous sentions tous deux que plus nous étions occupés, plus nous pouvions être méchants l’un pour l’autre. « C’est bien à toi de faire des grimaces, pensais-je, tu m’as fait des scènes toute la nuit, et moi, j’ai une séance demain. » « Cela t’est bien égal, non seulement pensait-elle mais disait-elle, mais moi je n’ai pas dormi de la nuit à cause de l’enfant. » Ces nouvelles théories de l’hypnotisme, des maladies mentales, de l’hystérie, tout cela n’est pas une simple bêtise, c’est une bêtise dangereuse et mauvaise. Charcot, j’en suis sûr, aurait dit que ma femme était hystérique, et moi un être anormal, et il eût voulu nous soigner. Mais il n’y avait en nous rien à soigner.

Nous vivions ainsi dans un perpétuel brouillard, sans voir notre état. Et s’il n’était arrivé ce qui s’est passé, j’aurais vécu ainsi jusqu’à la vieillesse, et serais mort convaincu que ma vie avait été bonne, sinon très bonne, du moins pas mauvaise, ordinaire, je n’aurais pas vu cet abîme de malheurs et ce mensonge ignoble dans lequel je me débattais.

Nous étions comme deux galériens attachés au même boulet, qui s’exècrent, s’empoisonnent l’existence, et cherchent à ne pas le voir.

J’ignorais encore que quatre-vingt-dix-neuf ménages sur cent vivent dans cet enfer et qu’il n’en saurait être autrement. Je ne savais cela ni par les autres ni par moi-même.

Étranges sont les coïncidences qui se trouvent dans la vie régulière et même irrégulière ! Juste à l’époque où la vie des parents devient impossible, la nécessité d’aller habiter la ville pour l’éducation des enfants se fait sentir. Ainsi parut pour nous le besoin d’aller nous installer en ville.

Il se tut, par deux fois laissa entendre, dans les demi-ténèbres, ce son qui, en ce moment, me parut des sanglots comprimés.

Nous approchions d’une station.

— Quelle heure ? demanda-t-il.

Je regardai. Il était deux heures.

— Vous n’êtes pas trop fatigué ? dit-il.

— Non, c’est vous qui êtes fatigué ?

— Oui, j’étouffe. Permettez, je ferai un tour, j’irai boire de l’eau.

En chancelant, il traversa le wagon. Je demeurai assis, seul, me remémorant tout ce qu’il m’avait dit, et je devins si pensif que je ne remarquai pas qu’il était rentré par l’autre porte.