La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/08

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 272-274).
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VIII

— Tout coïncide : et mon état physique, et la robe bien faite, et la promenade en bateau. Vingt fois la chose avait raté, cette fois elle réussissait. C’est comme un piège. Je ne plaisante pas. Les mariages se préparent maintenant comme des pièges. Que devrait-il y avoir de plus naturel ? La jeune fille est nubile, il faut la marier. Quoi de plus simple, si la jeune personne n’est pas un monstre et s’il se trouve des hommes qui désirent se marier. Cela se passait ainsi dans le vieux temps. Quand la jeune fille arrivait à l’âge de se marier, les parents arrangeaient le mariage. Cela se faisait, cela se fait encore dans toute l’humanité : chez les Chinois, les Hindous, les Musulmans, et chez notre simple peuple aussi. Cela se passe ainsi dans l’espèce humaine au moins dans les quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas. Il n’y a guère que un pour cent, peut-être moins, nous, les noceurs, qui avons imaginé que cette mode était mauvaise et avons inventé autre chose. Et cette autre chose qu’est-ce ? C’est que les jeunes filles sont assises et que les messieurs se promènent comme dans un bazar, et font leur choix. Les vierges attendent et pensent, sans vous le dire : « Prends-moi, jeune homme ! Non, moi ! Pas elle, mais moi : regarde ces épaules et le reste ». Et nous, les hommes, nous nous promenons, estimons du regard la marchandise et nous sommes très satisfaits ? « Je sais tout et je ne me laisserai pas tromper ».

Ils se promènent, regardent et sont très contents que cela soit si bien arrangé pour eux. Mais si l’on n’y veille pas, ça y est : on est pris !

— Que faire donc ? lui dis-je. Est-ce à la femme de faire la proposition ?

— Je ne sais pas ; mais s’il s’agit d’égalité, que l’égalité soit complète. On a trouvé humiliant de se marier par l’intermédiaire des marieuses, c’est pourtant mille fois préférable. Là les droits et les chances sont égaux ; ici la femme est une esclave exposée au marché ou un appât dans un piège. Essayez de dire à une mère ou à une jeune fille la vérité : qu’elles ne sont préoccupées que de la chasse au mari. Dieu quelle offense ! Cependant elles ne peuvent pas faire autre chose et n’ont pas autre chose à faire. Ce qui est terrible c’est de voir parfois de toutes jeunes, pauvres et innocentes filles préoccupées uniquement de ces idées. Si encore, je le répète, cela se faisait franchement, mais ce n’est que mensonge. « Ah ! la descendance des espèces, que c’est intéressant ! Oh ! Lily s’intéresse beaucoup à la peinture ! Irez-vous à l’exposition ? C’est charmant ! Et la troïka, et les spectacles, et la symphonie ? Ah ! que c’est adorable ! Ma Lily raffole de musique. Et vous, pourquoi ne partagez-vous pas ces convictions ? Et les promenades en bateau !… » Alors qu’il n’y a que cette seule pensée : « Prends, prends-moi ! prends ma Lily ! Non, moi ! Essaie seulement !… » Lâcheté ! mensonge ! conclut-il ; et, ayant bu un dernier verre de thé il se mit à ranger les tasses.