La Sonate à Kreutzer (trad. Bienstock)/04

La Sonate à Kreutzer
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 256-260).
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IV

— Oui, c’est après avoir souffert comme j’ai souffert, c’est après cela seulement que j’ai compris quelle est la cause de tout, que j’ai compris ce qui doit être, et qu’ainsi j’ai vu l’horreur de ce qui est.

Alors voici quand et comment a commencé ce qui a produit cet épisode. Il faut remonter à ma seizième année. J’étais encore au lycée et mon frère aîné était étudiant de première année. Je ne connaissais pas encore les femmes, mais comme tous les malheureux enfants de notre société je n’étais déjà plus innocent : depuis plus d’un an j’étais débauché par les gamins, et déjà la femme, non une certaine femme, mais la femme, en général, comme quelque chose de délectable, la nudité de la femme, me torturait déjà. Ma solitude n’était plus pure. J’étais tourmenté comme le sont quatre-vingt-dix-neuf pour cent de nos garçons. Je vivais dans l’effroi, je souffrais, je priais Dieu, et m’abaissais moralement. J’étais déja perverti en imagination et en réalité, mais je n’avais pas encore fait le dernier pas. Je me perdais tout seul, mais sans avoir encore porté les mains sur un autre être humain. Mais voilà qu’un ami de mon frère, un étudiant très gai, de ceux qu’on appelle de bons garçons, c’est-à-dire le plus grand vaurien, qui nous avait appris à boire et à jouer aux cartes, une fois, après avoir nocé, nous entraîna là-bas. Nous partîmes. Mon frère, aussi innocent que moi, succomba cette nuit-là. Et moi, gamin de quinze ans, je me souillai et participai à la souillure de la femme sans comprendre ce que je faisais. Jamais je n’ai entendu dire à un de mes aînés que ce que j’avais accompli là fût mal ; et encore maintenant personne ne le dit. Il est vrai que cela est dit dans les Commandements, mais les Commandements ne sont faits que pour être récités devant les prêtres, aux examens, et encore on est plus coulant sur cette question que sur l’emploi de ut dans les propositions conditionnelles.

Ainsi ceux de mes aînés dont j’estimais l’opinion ne me firent aucuns reproches. Au contraire, j’ai entendu des gens que je respectais dire que c’était bien. J’ai entendu dire que mes luttes et mes souffrances s’apaiseraient après cet acte. Je l’ai entendu et je l’ai lu. J’ai entendu de mes aînés que c’était excellent pour la santé, et mes amis ont toujours paru croire qu’il y avait à cela je ne sais quel mérite et quelle bravoure. Bref, on n’y voyait rien que de bon. Le danger d’une maladie ? Ça, c’est prévu ; le gouvernement protecteur en prend soin. Il veille au fonctionnement régulier des maisons de tolérance, il assure l’hygiène de la débauche pour les collégiens ; des médecins rétribués exercent la surveillance. C’est très bien : ils affirment que la débauche est utile à la santé et instituent une prostitution réglementée. Je connais des mères qui prennent soin, à cet égard, de la santé de leurs fils. Et la science même les envoie aux maisons de tolérance.

— Pourquoi donc la science ? demandai-je.

— Que sont donc les médecins ? Les pontifes de la science. Qui pervertit les jeunes gens en affirmant que c’est nécessaire pour la santé ? Eux. Et ensuite, avec une gravité particulière, ils soignent la syphilis.

— Mais pourquoi ne pas la soigner ?

— Parce que, si un centième des efforts employés à la guérison de la syphilis était apporté à la destruction de la débauche, la syphilis n’existerait plus. Maintenant, au contraire, tous les efforts sont employés non pas à extirper la débauche, mais à la favoriser en assurant l’innocuité des suites. D’ailleurs il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de ce que, à moi, comme aux neuf-dixièmes, sinon plus, des hommes de notre classe, et même de toutes les classes, même des paysans, il est arrivé cette chose effrayante que j’ai succombé non parce que j’étais subjugué par les charmes d’une certaine femme ; aucune femme ne m’a séduit ; j’ai succombé parce que le monde dans lequel je vivais ne voyait dans cette chose dégradante qu’une fonction légitime et utile pour la santé, que d’autres n’y voyaient qu’un amusement naturel, non seulement excusable pour un jeune homme, mais même innocent. Je ne comprenais pas qu’il y avait là une chute et je commençai simplement à m’adonner à ces plaisirs, en partie désir, en partie nécessité, qu’on me faisait croire propres à mon âge, comme je m’étais mis à boire et à fumer, Cependant il y avait dans cette première chute quelque chose de particulier et de touchant.

Je me souviens que tout de suite, là-bas, sans sortir de la chambre, je fus pris d’une si profonde tristesse que j’avais envie de pleurer ; de pleurer sur la perte de mon innocence, sur la souillure définitive de mes idées sur la femme. Oui, les relations simples, naturelles, avec la femme pour moi étaient perdues à jamais. Des relations pures avec les femmes, désormais je n’en pouvais plus avoir. J’étais devenu ce qu’on appelle un voluptueux. Or être voluptueux est un état physique comme l’état d’un morphinomane, d’un ivrogne et d’un fumeur. De même que le morphinomane, ou l’ivrogne, ou le fumeur, n’est plus un homme normal, de même l’homme qui a connu plusieurs femmes pour son plaisir n’est plus normal ; il est gâté pour toujours ; c’est un voluptueux. Comme on peut reconnaître l’ivrogne et le morphinomane à leur physionomie, à leurs manières, ainsi on peut reconnaître un voluptueux. Le voluptueux peut se retenir, lutter, mais il n’aura jamais plus de relations simples, pures et fraternelles avec la femme. D’après sa manière de regarder une jeune femme on peut tout de suite le reconnaître. Et je suis devenu un voluptueux et je le suis resté. C’est ce qui m’a perdu.