La Société mourante et l’Anarchie/22

Tresse & Stock (p. 289-296).

XXII

LA VÉRITÉ SANS PHRASES


Certainement, le langage que nous venons de tenir dans le dernier chapitre est contraire à tout ce qui se dit dans les partis politiques, où l’on promet monts et merveilles, où la plus infime des réformes doit amener une période édénique pour ceux qui l’auront appuyée. Mais nous qui n’attendons rien personnellement de l’engouement de la masse, nous qui voulons qu’elle sache se conduire elle-même, nous n’avons pas à chercher à l’illusionner. Pour donner plus de force à notre pensée, plus de portée à nos actions, il nous faut voir nettement le chemin, nous garder de toute illusion, nous débarrasser de tout préjugé qui nous ferait faire fausse route.

Nos idées ne seront rendues applicables que par l’énergie déployée à leur propagande et leur diffusion par ceux qui les auront comprises. Le succès dépend de la force que nous mettrons au service de la révolution, mais si nous ne l’employons pas immédiatement, cette force, si nous n’essayons pas dépasser, d’emblée, de la théorie à la pratique, il faut bien reconnaître qu’il y a des obstacles. Si nos idées étaient immédiatement réalisables, nous serions tout à fait inexcusables de ne pas tenter la solution. Or, quelle est ou quelles sont ces difficultés, c’est là ce qu’il s’agit de chercher pour les surmonter au lieu de les nier.

Et, du reste, si nous faisons de la propagande, c’est justement pour essayer de faire entrer nos idées dans la pratique, car si elles étaient immédiatement réalisables, la force seule des choses suffirait.

Il faut nous habituer à voir les choses froidement, à ne plus nous obstiner à regarder, par des verres grossissants, l’objet de nos désirs, et par le petit bout de la lorgnette ce que nous redoutons. C’est la vérité seule que nous cherchons. Si nous nous décevons nous-mêmes, nous trompons aussi les autres et la révolution que nous ferions serait à recommencer.


Ce n’est, généralement, que lorsqu’ils sont à bout d’arguments, que nos contradicteurs nous objectent l’impraticabilité de nos idées, et nous devons avouer que cette objection est toujours embarrassante, non au fond, mais dans la forme ; car, dans la société actuelle, nos idées paraissent, en effet, une utopie. Il est très difficile à l’individu qui n’a jamais porté son regard au delà de la société actuelle, d’arriver à comprendre que l’on pourra vivre sans gouvernement, sans lois, sans juges, sans policiers ni férule d’aucune sorte, sans monnaie ni valeur représentative, alors qu’on a déjà tant de mal à s’entendre dans ce monde présent, où les lois sont censées avoir pour but de faciliter les relations.

À cette objection, nous ne pouvons répondre par des faits, puisque ce que nous voulons n’est encore qu’à l’état de rêve. Nous pouvons citer les tendances qui portent l’humanité, dénombrer les essais qui se font en petit dans la société, mais quelle prise cela peut-il avoir sur l’esprit prévenu de celui dont les aspirations ne vont pas au delà de l’amélioration de ce qui est !

Nier l’objection ? — ce serait agir comme l’autruche, l’objection n’en subsisterait pas moins. Répondre par des sophismes ? — nous serions acculés dans une impasse d’où il nous serait impossible de sortir, sinon par d’autres sophismes. À ce jeu-là, les idées ne gagnent jamais rien. Voulant élucider les idées, être à même de répondre à toutes les objections, nous devons chercher tous les arguments qui peuvent nous être opposés, les susciter même, afin d’y répondre de notre mieux. Mais, avant tout, nous devons chercher à être nets et précis, et ne pas nous effrayer de la vérité vraie, puisque c’est elle que nous cherchons. Nous affirmons que nos idées reposent sur la vérité, nous devons le démontrer en la cherchant en tout et partout.


Nous reconnaissons certainement que ce langage n’est pas fait pour séduire les foules, pour soulever les masses, et certains camarades pourraient nous accuser de jeter, dans nos rangs, le découragement et la désespérance, en ne cachant pas assez les côtés faibles de notre théorie.

Ces reproches ne pourraient être suscités que par un restant de l’éducation des partis politiques. Pourquoi promettre ce qu’il ne dépend pas de nous de tenir, et, par conséquent, préparer d’avance une réaction qui tournerait contre notre idéal ?

Si nous étions un parti politique désireux d’arriver au pouvoir, nous pourrions faire aux individus une masse de promesses afin qu’ils nous portent au pinacle ; mais, en anarchie, il n’en est pas de même, nous n’avons rien à promettre, rien à demander, rien à donner. Et lorsque nos contradicteurs nous objectent l’impossibilité de nos idées, après leur avoir exposé les faits qui démontrent les tendances de l’humanité vers cet idéal, il ne nous reste plus qu’à revenir à la démonstration des abus découlant de toutes les institutions, la fausseté des bases sur lesquelles elles reposent, l’inanité des réformes à l’aide desquelles on veut les endormir, et d’en revenir à l’alternative où ils sont, soit de continuer à subir l’exploitation, soit de se révolter, tout en leur démontrant que le succès de cette révolution dépendra de leur force à vouloir la réalisation de ce qu’ils reconnaissent bien. Voilà notre besogne, le reste dépend des individus et non de nous.


Nous ne sommes pas, justement, — partisans pour notre compte — de la propagande faite à l’aide de grandes phrases, ronflantes ou sentimentales ; c’est qu’elles incitent les individus à espérer une réalisation immédiate, ce qui n’est pas possible. Ils arrivent tout feu tout flamme à la propagande, croyant toucher le but du doigt, et, ne voyant rien venir, le découragement les prend, puis, l’un après l’autre, ils disparaissaient sans qu’il en soit plus jamais question. Combien en avons-nous vu arriver dans les groupes, depuis une douzaine d’années, qui ne parlaient rien moins que de renverser, comme Samson, les colonnes du Temple ! Où sont-ils aujourd’hui ?

Notre idéal est de faire de la besogne moins grandiose, moins brillante, mais plus durable. Loin de nous borner à prendre les individus par le sentiment, nous cherchons à les prendre, surtout, par la logique et par la raison. Nous ne voulons certainement pas médire de ceux dont le talent consiste à prendre les individus par le sentiment. À chacun sa besogne, selon ses conceptions, selon son tempérament. Mais au lieu de chercher des croyants nous voulons faire des convaincus. Il faut que tous ceux qui viennent à la propagande connaissent les difficultés qui les attendent pour qu’ils soient prêts à les combattre, ne se laissent pas décourager aux premières difficultés de la route. Longue et ardue elle se présente à nos regards ; avant de se ceindre les reins pour la marche, que l’on consulte sa volonté et ses muscles, car il y aura des victimes qui s’ensanglanteront aux aspérités, aux détours du chemin, des cadavres marqueront les étapes. Que ceux qui n’ont pas le cœur fort restent en arrière, ils ne pourraient être qu’une entrave pour la colonne.


Un autre préjugé, qui a grande créance parmi les anarchistes, c’est de considérer la masse comme une pâte malléable que l’on peut faire marcher comme l’on veut et dont on n’a pas à se préoccuper. Ce préjugé vient de ce que, ayant fait un pas de plus que les autres, on se croit une sorte de prophète et bien plus intelligent que le commun des mortels. « Nous ferons faire ceci à la masse, nous l’entraînerons derrière nous, etc., etc. ». Vraiment des dictateurs ne parleraient pas autrement. C’est une façon d’envisager la masse que nous tenons de notre passé autoritaire.

Non pas que nous voulions nier l’influence des minorités sur la foule ; c’est parce que nous sommes convaincus de leur action que nous nous remuons tant ; seulement nous pensons que, en temps de révolution, la seule prise que les anarchistes puissent avoir sur la masse, sera celle de l’action : mettre leurs idées en pratique, prêcher d’exemple, ce n’est qu’à ce prix qu’on entraînera la foule. Seulement, il faut être bien convaincu que, malgré tout, ces actes n’auront d’action sur la masse qu’autant que la compréhension en aura été préparée, chez elle, par une propagande claire et précise, qu’elle-même se trouvera debout, sous l’impulsion d’idées précédemment reçues.


Or, si nous savons faire la propagande des nôtres, c’est leur influence qui se fera sentir ; ce n’est qu’à condition d’avoir su les élucider et les rendre compréhensibles que nous aurons chance de prendre quelque part à la transformation sociale. Nous n’aurons pas alors à craindre de ne pas être suivis, mais nous aurons, au contraire, à redouter les entraves apportées par ceux qui se considèrent comme des meneurs.

En temps de révolution, les précurseurs sont toujours dépassés par les foules. Répandons donc nos idées, expliquons-les, élucidons-les, ressassons-les au besoin, ne craignons pas de regarder la vérité en face. Et cette propagande, loin d’éloigner des adhérents à notre cause, ne peut que contribuer à lui amener tous ceux qui ont soif de Justice et de Liberté !

FIN