La Société mourante et l’Anarchie/21

Tresse & Stock (p. 279-288).

XXI

LES IDÉES ANARCHISTES
ET LEUR PRATICABILITÉ


« Vos idées sont bien belles en théorie, mais elles ne sont pas praticables ; les hommes ont besoin d’un pouvoir pondérateur qui les gouverne et les force à respecter le contrat social. » Telle est l’objection que nous adressent en dernier ressort les partisans de l’ordre social actuel, lorsque, après avoir bien discuté, on a rétorqué leurs arguments et démontré que le travailleur ne peut espérer aucune amélioration sensible à son sort, en conservant les rouages du système social actuel.

« Vos idées sont bien belles, mais elles ne sont pas praticables ; l’homme n’est pas encore assez développé pour vivre dans un état aussi idéal. Pour les mettre en pratique, il faudrait que l’homme fût arrivé à la perfection », ajoutent encore beaucoup de gens sincères, mais qui, égarés par l’éducation, la routine, ne voient que les difficultés et ne sont pas encore assez convaincus de l’idée pour travailler à sa réalisation.

Puis, à côté de ces adversaires déclarés et de ces indifférents qui peuvent devenir des amis, surgit une troisième catégorie d’individus, plus dangereux que les adversaires déclarés. Ceux-là font semblant d’être enthousiasmés par les idées ; ils déclarent hautement qu’il n’y a rien de plus beau ; que l’organisation actuelle ne vaut rien, qu’elle doit disparaître devant les idées nouvelles ; que c’est le but auquel doit tendre l’humanité, etc., etc. Mais, ajoutent-ils, elles ne sont pas praticables de suite ; il faut y préparer l’humanité, l’amener à comprendre cet état heureux, et, sous prétexte d’être pratiques, ils cherchent à rajeunir ces projets de réformes que nous venons de démontrer illusoires ; ils perpétuent les préjugés actuels en les flattant chez ceux auxquels ils s’adressent, et ils cherchent à tirer parti le plus possible de la situation actuelle, à leur profit personnel ; et, bientôt, l’idéal disparaît pour faire place à un instinct de conservation de l’ordre de choses actuel.


Il est malheureusement trop vrai que les idées, qui sont le but de nos aspirations, ne sont pas immédiatement réalisables. Trop infime est la minorité qui les a comprises pour qu’elles aient une influence immédiate sur les événements et la marche de l’organisation sociale. Mais est-ce une raison pour ne pas travailler à leur réalisation ?

Si l’on est convaincu de leur justesse, pourquoi ne chercherait-on pas à les faire entrer dans la pratique ? — Si tout le monde dit : « Ce n’est pas possible ! » et accepte passivement le joug de la société actuelle, il est évident que l’ordre bourgeois aura encore de longs siècles devant lui.

Si les premiers penseurs qui ont combattu l’église et la monarchie, pour les idées naturelles et l’indépendance, ont affronté le bûcher et l’échafaud pour les confesser s’étaient dit cela, en pensant à leur idéal, nous en serions encore aujourd’hui aux conceptions mystiques et au droit du seigneur.

C’est parce qu’il y a toujours eu des gens qui n’étaient pas « pratiques », mais uniquement convaincus de la vérité, qui ont cherché à la faire pénétrer, de toutes leurs forces, partout où ils pouvaient, que l’homme, aujourd’hui, commence à connaître son origine et à se dépêtrer des préjugés d’autorité divine et humaine.


Dans son livre d’une réelle valeur : Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction[1], M. Guyau, dans un chapitre admirable, développe cette idée : « Celui qui n’agit pas comme il pense, pense incomplètement. » Rien de plus vrai. Quand on est bien convaincu d’une idée, il est impossible à celui qui la sent de ne pas chercher à la propager, de ne pas essayer de la réaliser.

Que de fois on voit éclater des disputes entre amis pour des choses futiles bien souvent, où chacun soutient sa manière de voir, sans autre mobile que la conviction qu’il a de la vérité de ce qu’il soutient. Cela ne coûterait rien pourtant pour faire plaisir à un ami ou même pour éviter de le froisser, de le laisser dire sans l’approuver ni le désapprouver ; cette chose qu’il soutient est sans importance réelle pour nos convictions, pourquoi ne pas le laisser dire ? Que de fois on agit ainsi dans la conversation quand il n’est question que de choses sur lesquelles on n’a aucune idée arrêtée ; mais sitôt qu’une chose, sur laquelle vous avez une opinion, se trouve sur le tapis, de si peu d’importance qu’elle soit, vite ! vous voilà partis et vous vous disputerez avec le meilleur de vos amis pour soutenir votre manière de voir. Or, si on agit ainsi pour des futilités, combien plus grande doit être l’impulsion reçue lorsqu’il s’agit d’idées qui intéressent l’avenir de l’humanité entière, l’affranchissement de notre classe, de notre descendance et le nôtre !


Certes, nous comprenons que tout le monde ne peut apporter la même force de résistance dans la lutte, le même degré d’énergie à combattre les institutions actuelles : Tous les tempéraments et les caractères ne sont pas trempés de même. Les difficultés sont si grandes, la misère si dure, les persécutions si multipliées, que nous comprenons qu’il y ait des degrés dans les efforts pour la propagande de ce qui est reconnu vrai et juste. Mais les actes sont toujours en raison de l’impulsion reçue et de l’intensité de la foi que l’on a dans les idées. On sera, bien souvent, arrêté par des considérations de famille, de relation, du pain quotidien à conserver ; quelle que soit la force de ces considérations, si l’on est quelqu’un, elles ne vous mèneront jamais à vous faire digérer toutes les infamies qui se déroulent sous vos yeux ; il arrive un moment où l’on envoie au diable les considérations pour se rappeler que l’on est un homme, que l’on a rêvé mieux que ce que l’on vous fait subir.

Celui qui n’est capable d’aucun sacrifice pour les idées qu’il prétend professer, n’y croit nullement ; il ne se pare de cette étiquette que par ostentation, parce que, à un moment donné, c’est bien porté, ou parce qu’il prétend justifier quelques vices à l’aide de ces idées ; gardez-vous de lui accorder votre confiance, il vous trompe. Quant à ceux qui cherchent à profiter des institutions actuelles soi-disant pour aider à la propagande des idées nouvelles, ceux-là sont des ambitieux qui flattent l’avenir pour jouir en paix du présent.

Il est donc bien évident que nos idées ne sont pas réalisables immédiatement, nous ne faisons nulle difficulté de le reconnaître, mais elles le deviendront par l’énergie que sauront déployer ceux qui les auront comprises. Plus grande sera l’intensité de propagande, plus proche sera l’heure de la réalisation. Ce n’est pas en se pliant aux institutions actuelles qu’on les combattra, ni en mettant nos idées sous le boisseau que nous les ferons germer.

Pour combattre les institutions actuelles, pour travailler à l’avènement des idées nouvelles, il faut donc avoir de l’énergie ; cette énergie, il n’y a que la conviction qui peut la donner. C’est donc à trouver des hommes que doivent travailler ceux qui l’ont déjà.


Donc les réformes, nous pensons l’avoir démontré, n’étant pas applicables, ce serait tromper sciemment les travailleurs que de leur vanter leur efficacité. D’autre part, nous savons que la force des choses amènera infailliblement les travailleurs à la révolution : les crises, les chômages, le développement mécanique, les complications politiques, tout concourt à jeter les travailleurs sur le pavé et à les amener à se révolter pour affirmer leur droit à l’existence. Or, puisque la révolution est inévitable et que les réformes sont illusoires, il ne nous reste plus qu’à nous préparer à la lutte ; c’est ce que nous faisons en marchant droit à notre but, laissant aux ambitieux le soin de se tailler des situations et des rentes avec les misères qu’ils prétendent soulager.


Seulement nous sentons ici une objection : « Si vous reconnaissez, nous dira-t-on, que vos idées ne sont pas prêtes à être mises en pratique, n’est-ce pus prêcher l’abnégation de la génération présente au profit des générations futures que de leur demander de lutter pour une idée dont vous ne pouvez leur garantir la réalisation immédiate ? »

Nous ne prêchons nullement l’abnégation, seulement nous ne nous leurrons pas sur les faits ni ne voulons pas aider les enthousiastes à se leurrer. Nous prenons les faits tels qu’ils sont, nous les analysons et nous constatons ceci : une classe qui détient tout et ne veut rien lâcher ; d’autre part, une classe qui produit tout, ne possède rien, et n’a d’autre alternative que de se courber lâchement devant ses exploiteurs, attendant servilement qu’ils lui jettent un os à ronger, n’ayant plus aucune dignité, aucune fierté, rien de ce qui relève les caractères, ou bien de se révolter et d’exiger impérieusement ce que l’on refuse à des génuflexions. Certes, pour ceux qui ne pensent qu’à leur personnalité, pour ceux qui veulent jouir à tout prix et n’importe comment, pour ceux-là l’alternative n’a rien d’agréable. À ceux-là nous conseillons de se plier aux exigences de la société actuelle, de tâcher d’y faire leur trou, de ne pas regarder où ils posent leurs pieds, de ne pas avoir peur d’écraser ceux qui les gêneront sur la route ; ceux-là n’ont rien à voir avec nous.


Mais à ceux qui pensent qu’ils ne seront véritablement libres que lorsque leur liberté n’entravera pas celle de plus faibles qu’eux ; à ceux qui ne pourront être heureux que lorsqu’ils sauront que les jouissances dans lesquelles ils se délectent, n’auront pas coûté des larmes à quelques déshérités, à ceux-là, nous disons qu’il n’y a aucune abnégation de la part de personne à reconnaître qu’il faut lutter pour s’affranchir.

Nous constatons ce fait matériel qu’il n’y a que l’application de nos idées qui peut affranchir l’Humanité ; à elle de voir si elle veut s’affranchir d’un coup, tout entière, ou si ce doit être toujours une minorité privilégiée qui profitera des progrès qui s’accomplissent, aux dépens de ceux qui meurent à la peine en produisant pour les autres.

Maintenant, est-ce nous qui verrons luire cette aurore ? Sera-ce la génération présente, celle qui la suivra ou plus tard encore ? Nous n’en savons rien, nous ne nous en occupons pas. Ce seront ceux qui auront assez d’énergie et de cœur au ventre pour vouloir être libres qui sauront y arriver.

  1. Félix Alcan, éditeur, 108, boulevard Saint-Germain.