La Société mourante et l’Anarchie/18

Tresse & Stock (p. 229-238).

XVIII

RÉVOLUTION ET ANARCHIE


Si, parmi les anarchistes, il y a cette divergence dans la manière d’envisager les moyens d’action, cela provient de ce que certains, plus emportés par le tempérament que retenus par les idées, tout en croyant combattre pour l’anarchie, n’ont en vue que la Révolution, s’imaginant qu’elle comporte, de par son essence même, tout l’idéal anarchiste, absolument comme les républicains de jadis s’imaginaient voir s’ouvrir une ère de grandeur et de prospérité pour tous, sitôt que la République serait proclamée. Inutile de faire ressortir les déceptions qui se sont succédé dans la masse ouvrière depuis la mise en application du régime républicain ; prémunissons-nous contre celles, non moins terribles, qui nous attendraient, si nous nous habituions à tout attendre de la Révolution, si nous en faisions un but, tandis qu’elle n’est qu’un moyen.


Ces amis partent de ce principe — louable en soi — dont ils sont pénétrés : que l’on peut grouper des éléments en vue de faire la révolution ; que l’on peut devenir assez nombreux pour tenter des soulèvements ; créer des situations où la Révolution éclatera et que les groupements révolutionnaires organisés pourront faire évoluer dans la direction qu’il leur conviendra de lui imprimer. De là leur acceptation de certains moyens qui leur semblent aptes à hâter ce moment révolutionnaire ; de là leurs efforts pour essayer de grouper tout ce qui leur semble révolutionnaire, sur un programme mixte, en laissant de côté certains détails, certaines nuances qui empêcheraient l’entente, et les forceraient à éliminer des individus qui leur semblent des tempéraments révolutionnaires.

Nous autres, au contraire, nous sommes persuadés que la Révolution viendra en dehors de nous, avant que nous soyons assez nombreux pour la provoquer ; nous pensons que l’organisation vicieuse de la Société nous y mène fatalement et que la crise économique se compliquant d’un fait politique quelconque, suffira à mettre le feu aux poudres et à faire éclater ce mouvement que nos amis veulent provoquer.

Pour tous ceux qui ne se paient pas de mots, ne se cachent pas la tête, sous l’aile, pour ne pas voir les faits, il est de toute évidence que la situation ne peut se prolonger bien longtemps. Le mécontentement est général ; c’est lui qui a donné tant de force au mouvement boulangiste qui n’a avorté que par la bêtise et la couardise de ceux qui étaient à sa tête. Mais ce que ceux-ci ont raté, d’autres peuvent le réussir.

S’il n’a plus l’acuité qu’il avait atteinte sous le mouvement boulangiste, le mécontentement n’en existe pas moins, aussi étendu, aussi profond. Loin de s’apaiser, la crise commerciale augmente, l’embauchage des travailleurs devient de plus en plus difficile, ceux qui chôment voient augmenter la durée de leurs repos forcés, l’armée des sans-travail devient de plus en plus nombreuse. L’hiver nous ramènera ces longues théories de mendiants grelottant sous les morsures du froid et de la faim, attendant, anxieusement, à la porte des casernes, des hôpitaux, des restaurants et de certains philanthropes, l’heure de la distribution d’une soupe ou d’un morceau de pain.

Et comme cette situation ne peut se prolonger, comme les individus finiront par se lasser de crever de faim, ils se révolteront.


Or, nous pensons que, dans cette révolution, l’action anarchiste sera d’autant plus forte, que nos idées se seront davantage propagées ; qu’elles auront été bien comprises, bien élucidées, complètement débarrassées de tout le fatras de préjugés que nous ont laissé l’habitude, l’hérédité et l’éducation. Ce que nous cherchons donc, avant tout, c’est à préciser les idées, à les répandre, à grouper des camarades conscients, évitant toute concession qui pourrait voiler un coin de notre idéal, ne voulant pas, sous prétexte d’augmenter notre nombre, accepter aucune alliance, aucune compromission qui, à un moment donné, pourrait devenir une entrave, ou laisser planer un doute sur ce que nous voulons.

Encore une fois, pour nous, la révolution n’est pas un but, c’est un moyen, inévitable certainement, auquel, nous en sommes persuadés, on devra avoir recours, mais qui n’a de valeur qu’en vue du but auquel on veut le faire servir. Laissons à la société, par ses criantes injustices, le soin de faire des révolutionnaires en créant des mécontents, des révoltés ; cherchons, nous, à faire des individus, conscients, sachant ce qu’ils veulent, en un mot des anarchistes parfaits, révolutionnaires certainement, mais ne s’arrêtant pas au coup de force, sachant à quoi il doit servir.


Ici, nous savons sûrement ce que nous répondront certains contradicteurs. Ils nous diront : « Qu’ont produit, jusqu’à présent, vos belles théories sur l’initiative, sur la spontanéité des individus ? Que font vos groupes disséminés, sans relations ? N’avez-vous pas vous-mêmes à combattre des actes et des théories que l’on essaie de faire passer sous le couvert de l’anarchie et que vous refusez d’accepter comme tels ? »

Il est bien évident que la propagande anarchiste est loin d’avoir rendu tous les résultats que comporte son extension, qu’elle est loin d’avoir été comprise de tous ceux qui s’en proclament les défenseurs ; mais cela prouve justement la nécessité de les élaborer davantage, de ne pas craindre de se répéter, afin de concentrer l’attention sur les points que l’on veut élucider.

Et, du reste, si les efforts des anarchistes manquent, tant soit peu, d’une coordination consciente, d’organisation réelle, tangible, ces efforts n’en sont pas moins considérables. Ils ont, du moins, l’esprit de suite, la coordination que donne la vision commune d’un même but poursuivi et nettement défini. Que ce soit en France, en Espagne, en Italie, en Angleterre, en Amérique ou en Australie, les anarchistes veulent la suppression de la propriété individuelle, la destruction de l’autorité, l’autonomie complète de l’individu sans restriction aucune. Voilà le fond commun de l’idée.


Certes, il peut y avoir des divergences dans l’emploi des moyens pour y arriver, on n’a pas encore atteint l’idéal ; mais, insensiblement, on s’y achemine, et, lorsque l’on sera arrivé à ne plus avoir peur de certains mots sous lesquels on confond des choses dissemblables, on ne tardera pas à voir s’établir une entente et une organisation vraiment sérieuses et entièrement libertaires entre les différents groupes internationaux, entente et organisation d’autant plus durables, qu’elles découleront de la pratique des faits et non d’une entente factice, faite de concessions.

Quant à savoir s’il y a des actes et des théories desquels on doit se séparer, il est bien évident qu’il y a un genre de propagande — certainement soudoyé — qui s’est glissé parmi nous et que l’exagération de tempérament de certains camarades, de bonne foi, a contribué à propager, contre lequel nous devons nous prémunir de toutes nos forces.

Mais ce n’est pas en criant contre les principes, ce n’est pas en poussant seulement à la révolution que l’on arrivera à se garer des faux frères, des fausses idées, des faux principes. Il n’y a qu’un moyen de séparer les idées anarchistes des idées émises en vue de dévoyer ce mouvement : travailler encore plus à les élucider, écheniller encore davantage notre manière de procéder de tous les restants de préjugés autoritaires, faire que ceux auxquels nous nous adressons nous comprennent et soient à même de discerner si tel acte est anarchiste, tel autre contraire ; cela sera bien plus efficace que de procéder à des exclusions en bloc.


Certainement, pour ceux qui sont impatients de voir réaliser notre rêve de bonheur et d’harmonie, ce qui se passe actuellement dans nos rangs, peut les décourager et les désespérer de voir jamais sortir l’entente du chaos d’idées qui, sous le nom d’anarchie, font plus ou moins la guerre à la bourgeoisie. Mais n’est-ce pas le propre de toute idée nouvelle qui vient détruire l’ordre de choses existant, de créer momentanément le chaos et le désordre ?

Encore une fois, laissons les impatients jeter leur feu, précisons les idées et les théories devenant plus réfléchies, plus conscientes, se coordonneront d’autant mieux qu’elles n’auront rien d’imposé, que l’on n’aura apporté aucune entrave à la libre évolution des esprits. Nous ne saurions trop le répéter, c’est en développant l’idée anarchiste que l’on crée des hommes conscients et que nous augmentons les chances de réussite de la révolution.

Ce qui a contribué à jeter beaucoup de camarades dans cette erreur que les principes étaient une chaîne, une entrave dans la lutte, c’est que, voyant justement cette cacophonie d’idées et d’efforts, désespérant de voir se grouper une force suffisante en vue de la révolution, ils traitent de métaphysique la discussion approfondie sur les idées, et ne trouvant pas dans notre propre fonds cette force qu’ils se figurent pouvoir saisir par des moyens autres, en reviennent aux moyens autoritaires qu’ils croient naïvement avoir dépouillés de toute autorité, parce qu’ils en ont changé les noms. Impatients de la lutte, ils ne s’aperçoivent pas que, tout en paraissant isolés, les efforts des combattants n’en convergent pas moins vers le même but, qu’il ne manque, à cette coordination, que d’être raisonnée pour avoir toute la force qu’ils veulent lui donner et que cela ne viendra qu’en diffusant davantage les idées.

Nous voulons, disent ces compagnons, quand un camarade nous promet son concours, pouvoir compter sur lui, et que, sous prétexte de liberté, d’autonomie individuelle, il ne vienne pas à nous manquer de parole le jour de l’action venue.

Nous sommes complètement de l’avis de ces camarades ; mais nous estimons aussi que c’est affaire à la propagande de démontrer aux individus qu’ils ne doivent s’engager que s’ils sont certains de pouvoir tenir ; qu’une fois engagés, il y a question d’honnêteté à remplir ses promesses. Certainement c’est encore ici la question de lutte contre ces idées dissolvantes que nous signalions plus haut, mais encore une fois c’est à notre propagande à démontrer les bons effets d’une entente et d’une confiance complètes entre compagnons. Que pourraient bien faire tous les engagements pris et exigés au préalable ? Quand on inscrirait, en caractères colossaux, dans les programmes préparés d’avance que les individus doivent être liés par les engagements qu’ils prennent, que faire si l’on n’a en mains aucune force pour contraindre ceux qui violeraient lesdits engagements ? Écoutons moins nos impatiences et plus la raison et nous verrons que la métaphysique n’est pas toujours où on la suppose.