La Société mourante et l’Anarchie/12

Tresse & Stock (p. 145-154).

XII

LE PATRIOTISME DES CLASSES DIRIGEANTES


Nous avons démontré que la Patrie n’était qu’un mot sonore, destiné à amener les travailleurs à défendre un ordre de choses qui les opprime ; nous allons voir si maintenant « l’amour de la patrie, ce sentiment sacré, cet amour du sol, que tout individu porte en soi en naissant » est aussi profondément enraciné en eux qu’ils l’affirment, s’il tient à des causes purement subjectives comme chez les travailleurs, ou bien à des causes purement matérielles, à de vulgaires préoccupations d’intérêts mercantiles ; c’est dans les écrits spécialement publiés par eux et à leur usage, qu’il nous faut aller chercher le fond de leur pensée. Elle est édifiante.

À les entendre — lorsqu’ils s’adressent aux travailleurs — il n’y a rien d’aussi sacré que la patrie ; chaque citoyen devrait faire le sacrifice de son existence, de sa liberté pour la défense du territoire ; d’après eux, enfin, la patrie représente l’intérêt général au plus haut point ; se sacrifier pour elle, c’est se sacrifier pour les siens et pour soi-même.

Nous n’aurons qu’à fouiller dans leurs traités d’économie politique pour les convaincre de mensonge, pour voir que toutes ces phrases ronflantes, que tous ces sentiments qu’ils étalent, ne sont que des blagues, à l’usage des niais qui s’y laissent prendre, des masques qu’ils ont soin de laisser au vestiaire dans l’intimité.

Voici ce que dit un de leurs docteurs politiques dont l’autorité est officiellement reconnue :

« … Ce qui maintient artificiellement l’état de guerre parmi les peuples civilisés, c’est l’intérêt des classes gouvernantes, c’est la prépondérance qu’elles conservent et dont elles sont précisément redevables à la continuation de l’état de guerre. » (G. de Molinari, L’Évolution politique au dix-neuvième siècle, Journal des Économistes, page 71)[1].

Comme on le voit, rien de plus net, et nos bons bourgeois qui déclament si haut contre ces affreux anarchistes, qui ont l’audace de démontrer aux travailleurs que leur intérêt est antagonique à celui de la classe bourgeoise, ne se font pas faute, entre eux, de bien définir cet antagonisme afin de baser leur système gouvernemental.

Mais voici une phrase plus typique encore :

« … Les motifs ou les prétextes ne manquent pas plus, sous le nouveau régime, qu’ils ne manquaient sous l’ancien, mais sous l’un comme sous l’autre, le vrai mobile de toute guerre c’est toujours l’intérêt de la classe ou du parti en possession du gouvernement, intérêt qu’il ne faut pas confondre avec celui de la nation ou de la masse des consommateurs politiques ; car, autant la classe ou le parti gouvernant est intéressé à la continuation de l’état de guerre, autant la nation gouvernée l’est au maintien de la paix. » (Le même, p. 70.)


Quant aux avantages que la classe gouvernante trouve dans la continuation de l’état de guerre, le même encore va nous le dire :

« La guerre au dehors, implique la paix au dedans, c’est-à-dire, une période de gouvernement facile, dans laquelle l’opposition est réduite au silence, sous peine d’être accusée de complicité avec l’ennemi. Et quoi de plus désirable, surtout quand l’opposition est tracassière et que ses forces balancent presque celles du gouvernement ! À la vérité, si la guerre est malheureuse, elle entraine inévitablement la chute du parti qui l’a entreprise. En revanche, si elle est heureuse, et on ne l’entreprend que lorsque on est assuré d’avoir des chances de son côté, le parti qui l’a engagée et menée abonne fin acquiert, pour quelque temps, une prépondérance écrasante. Que de motifs, sans parler des menus profits que la guerre procure, de ne pas laisser échapper une occasion favorable de la faire. » (Le même, p. 63.)


Quant aux menus profits, en voici l’énumération :

« Mais, jusqu’à nos jours, ce sont les classes inférieures, celles dont l’influence compte le moins, qui ont généralement fourni les simples soldats. Les classes aisées s’en tiraient au moyen d’un sacrifice d’argent et ce sacrifice, ordinairement très modique, était compensé et au-delà, par le débouché que l’état de guerre offrait à leurs membres, auxquels la prohibition des étrangers et l’obligation de passer par des écoles militaires dont l’accès était, en fait, impossible aux classes pauvres, conférait le monopole des emplois rétribués de la profession des armes. Enfin, si la guerre est cruelle pour les conscrits qui fournissent, selon l’énergique expression populaire, « la chair à canon », le départ de ces corvéables enlevés aux travaux delà ferme ou à l’atelier, en diminuant l’offre des bras, a pour résultat de faire hausser les salaires et d’atténuer ainsi, chez ceux qui échappent au service militaire, l’horreur de la guerre. » (Le même, p. 68.)


Cela est catégorique ? On voit que « l’amour sacré », de l’entité-Patrie, n’est plus que l’amour de l’exploitation et des petits profits, mais l’aveu est complet ; il répond victorieusement à ceux qui objecteraient : qu’il y a l’opinion publique avec laquelle les gouvernants sont forcés de compter, qu’une guerre peut être juste et obtenir l’assentiment public ; que l’on a tort de déclamer contre la guerre en général, qu’il peut y avoir des cas où les gouvernants s’y trouvent entraînés malgré eux ; que, du reste, la guerre est une conséquence de l’état social actuel ; que l’on peut déclamer contre elle, déplorer sa nécessité, mais que l’on est forcé de la subir. Citons toujours :

« … Cependant, quelles que soient la puissance des hommes qui décident de la paix ou de la guerre, et l’influence de la classe où se recrute l’état-major de la politique, administratif et militaire, ils sont obligés, comme nous venons de le remarquer, de compter, dans une certaine mesure, avec la masse bien autrement nombreuse, dont les intérêts sont engagés dans les différentes branches de la production, pour lesquelles la guerre est une « nuisance » ; l’expérience démontre, toutefois, que la force de résistance de cet élément pacifique, n’est aucunement proportionnée à sa masse. L’immense majorité des hommes qui la composent est absolument ignorante, et rien n’est plus facile que d’exciter ses passions et de l’égarer sur ses intérêts. La minorité éclairée est peu nombreuse, et d’ailleurs, quels moyens aurait-elle de faire prévaloir son opinion en présence de la puissante organisation de l’État centralisé ? » (Le même, p. 68.)


Ainsi, nos bourgeois ne s’en cachent pas, ils ne voient, dans la guerre, qu’un moyen de continuer leur exploitation des travailleurs ; les tueries qu’ils organisent, leur servent à se débarrasser du trop-plein qui encombre le marché ; pour eux, les armées ne sont faites qu’en vue de fournir une place et des grades à ceux des leurs dont ils seraient assaillis autrement ; pour eux enfin, ces guerres qu’ils appellent pompeusement nationales, en faisant vibrer, aux oreilles des naïfs, les grands mots creux de Patrie, de patriotisme, d’honneur national, etc., pour eux, ces guerres ne sont que prétextes à « menus profits ».

Guerres à « menus profits », toutes ces guerres que l’on entreprend, soit au nom de la Patrie ! soit au nom de la Civilisation !! car, maintenant que le patriotisme commence à décroître, on se sert beaucoup de ce mot nouveau pour lancer les travailleurs contre les populations inoffensives que l’on veut exploiter et dont le seul tort est d’être venues trop tard au degré de développement de ce que l’on est convenu d’appeler la civilisation actuelle.

C’est, soi-disant, pour punir une bande de pillards imaginaires et assurer la prépondérance nationale, que l’on entreprend des guerres comme l’expédition de Tunisie, tandis que le but réel est d’ouvrir un pays neuf aux véreuses opérations financières de quelques louches tripoteurs ; c’est pour assurer le champ libre à ces écumeurs de la haute banque que l’on dépense, en armements, l’argent arraché par l’impôt aux travailleurs ; c’est pour réaliser de « menus profits » dans les places que l’on créera dans les pays conquis que l’on ouvre, à coups de canon, ces débouchés nouveaux qui permettent à la bourgeoisie d’écouler tous ses fruits secs, que l’on stérilise toute une robuste jeunesse, que l’on envoie une foule des jeunes gens périr sous un climat meurtrier ou se faire massacrer par des gens qui, après tout, sont chez eux et défendent ce qui leur appartient.

Guerres à « menus profits », ces expéditions au Sénégal, au Tonkin, au Congo, à Madagascar, entreprises toujours au nom de la civilisation qui n’a rien à voir dans ces expéditions, qui sont un brigandage pur et simple. On exalte le patriotisme chez soi et l’on fusille, on décapite, sous le nom de brigands ou de pirates, ceux qui ne sont coupables que d’avoir défendu le sol sur lequel ils vivent, ou de s’être révoltés contre ceux qui se sont établis en maîtres chez eux pour les exploiter et les asservir.


Mais nous aurons à revenir sur cette question, dans le chapitre spécial sur la colonisation : bornons-nous, pour l’instant, au patriotisme des dirigeants. Les derniers événements l’ont mis à nu dans toute sa hideuse réalité. Nos secrets d’armement et de défense livrés avec la complicité d’employés des bureaux du ministère de la Guerre ; les tripotages les plus éhontés s’opérant dans ce gouffre à milliards, au détriment de la bourse des contribuables et de la sécurité du pays. Le gouvernement, au lieu de faire poursuivre les coupables, cherchant à les couvrir[2] et à jeter un voile sur les turpitudes les plus éhontées. Nous voyons les grands industriels métallurgistes — députés pour la plupart, ayant à la tête de leur personnel d’anciens officiers — se faire les fournisseurs d’armes, de canons, de navires blindés, de poudres et autres explosifs, des nations étrangères, et leur livrer les engins les plus nouveaux, sans s’inquiéter s’ils ne serviront pas un jour contre notre armée, et ne contribueront pas à massacrer ceux de nos compatriotes, qu’en leur qualité de gouvernants, ils enverront se faire trouer la peau à la frontière. N’est-ce pas la haute pègre internationale des banquiers juifs et chrétiens qui possède nos chemins de fers, qui a la clef de nos arsenaux, qui a le monopole de nos approvisionnements ? Ô bourgeois, ne nous parlez donc plus de votre patriotisme. Si vous pouviez morceler votre pays et le vendre par actions, vous vous empresseriez de le faire.


Qu’avez-vous fait, en 71, dans la guerre franco-allemande qui s’est terminée pour nous, comme chacun sait, par une contribution de cinq milliards ? Qui avait intérêt à payer cette contribution, si ce n’est la bourgeoisie seule, afin de rester seule maîtresse dans l’exploitation du pays. Or, pour payer cette contribution, sur qui a-t-on tiré à vue ? sur les travailleurs. On a fait un emprunt dont le remboursement était garanti par les impôts que l’on devait établir, et que les travailleurs sont les seuls à payer, puisque seuls ils travaillent, et que le travail seul est productif de richesse.

Admirons ici le tour de passe-passe ; la bourgeoisie ayant à payer la rançon de guerre, pour écarter du pouvoir les Prussiens et empocher elle-même les impôts, a dû emprunter l’argent nécessaire à payer la rançon ; mais comme cet argent n’était pas disponible dans la poche des travailleurs faméliques, les bourgeois seuls ont pu souscrire à l’emprunt, se prêtant ainsi à eux-mêmes l’argent dont ils avaient besoin. Seulement les travailleurs seuls devront peiner pendant quatre-vingt-dix-neuf ans pour rembourser cet emprunt — capital et intérêts — qui n’est jamais entré dans leurs poches. Voilà le patriotisme bourgeois dans toute sa splendeur ! — Que l’on vienne nier après cela que la vertu n’est jamais récompensée !

  1. Cet ouvrage a dû paraître en volume depuis sa publication dans le Journal des Économistes.
  2. Lire sur ce sujet La France politique et sociale en 1891 de MM. Hamon et G. Bachot, ainsi que Ministère et Mélinite, des mêmes auteurs.