Les Siècles morts/La Sibylle

(Redirigé depuis La Sibylle)
Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.II. L’Orient grec (p. 91-100).

 
Où vont d’un d’un pas craintif, dans l’ombre et les ruines,
Le blanc Nadîn-Mardouk, prêtre des anciens Dieux,
Et Philippos, nourri dans les cités divines
Où fleurit la sagesse en des jardins pieux ?

Nadîn-Mardouk, hélas ! a vu dans Babylone
Les temples s’écrouler et les images d’or,
Du haut des zigurrâts qu’enrichit l’émail jaune,
Rouler de rampe en rampe et rebondir encor.

Il a vu, près de Bel, dans la chambre interdite,
Zeus, maître du tonnerre, à son tour adoré,
Et la jalouse Ištar accueillir Aphrodite
Comme une jeune sœur sur son autel sacré.


Car ébranlant le sol de leurs chocs fratricides,
Féroces ou cléments, triomphants ou trahis,
Depuis deux fois cent ans, les Princes Séleucides
D’Antioche au désert ont foulé les pays.

Et le Prêtre, gardien des rites et des nombres,
A douté de ces Dieux qui ne se vengeaient pas,
Tandis que Philippos, errant dans les décombres,
Tantôt suivait un rêve ou lui parlait tout bas :

— O prêtre Khaldéen, toi l’héritier des Mages,
Qui, seul encor debout parmi les murs détruits,
Aux grands Dieux de ta race as gardé des hommages,
L’étoile à sept rayons palpite au ciel des nuits.

Prêtre, sous d’autres noms roulent les mêmes astres ;
Sous d’autres noms aussi les mêmes Dieux sont là,
Immortels survivants d’innombrables désastres ;
Samas est Hélios, Hadès est Irqalla.

La piété d’Hellas, fille de la Sagesse,
Ouvre des Panthéons à vos divinités,
Et, les reconnaissant, leur offre avec largesse
De nobles piédestaux dans ses temples sculptés.

— Étranger, dont la race est nouvelle et sans crainte,
Lorsque tes Dieux sont nés, indécis et brillants,
Sais-tu que, résidant sur la Montagne sainte,
Les Dieux de Babylone avaient déjà mille ans ?


Depuis mille ans déjà, dans le ciel planétaire
Voguaient des astres d’or que nous avions nommés
La nuit était divine et l’éternel mystère
Se révélait dans l’ombre à des pâtres charmés.

Vos sages ont cueilli dans nos doctes collèges
Les fruits sacerdotaux, comme ceux des dattiers.
Dresse à tes Dieux récents des autels sacrilèges ;
Et laisse aux miens l’orgueil de mourir tout entiers ; -

Mais tout à coup l’effroi clôt leurs lèvres. La dune
Comme une lourde mer gonfle ses flots mouvants,
Et devant eux surgit, livide sous la lune,
L’amas démesuré qui fut la Tour des Vents.

Au seuil des hauts débris, où la porte béante
Entre les deux Taureaux naguère avait roulé,
Une femme debout, que l’ombre fait géante,
Tord ses bras éperdus sous un manteau pelé.

La vieillesse a ridé son visage farouche ;
Son œil las et sanglant s’entr’ouvre avec effort,
Et sa voix, comme un râle étranglé dans sa bouche,
Semble l’écho des temps et le souffle du sort :

— Quels pas ont résonné sur la tombe immobile
Où la haine du Dieu réveille la Sibylle ?
Quels mortels ont franchi le cercle sans espoir,
Et du voile des Temps tirant le pli morose,

Font s’ouvrir tes yeux morts, ô Fille de Bérose !
Comme ceux d’un hibou dans la terreur du soir ?

Toi, Khaldéen, venu de Babylone, écoute !
Fils d’Hellas, tu n’as pas en vain suivi la route
Qui va de Séleucie à ces lieux désolés.
Silence, ô vous ! Le vent qu’irritaient vos disputes
Vous répond ; et vos Dieux, vos cités dans leurs chutes
Font moins de bruit encor que vos discours. Tremblez !

Tremblez ! L’Esprit en moi rompt le sceau des oracles.
O siècles du passé ! Lamentables spectacles !
Siècles de l’avenir plus odieux déjà !
Cataractes du ciel, implacables averses,
Liquide et froid tombeau des nations perverses !
Océan sans rivage où l’Arche surnagea !

Et voici que du sein des ondes refluées,
Des races, vers le ciel lointain s’étant ruées,
D’une langue unanime outrageaient sa splendeur ;
Et par lits de roseaux et d’argile pétrie,
Bâtissaient une tour dans les champs d’Assyrie
Et du haut firmament tentaient la profondeur.

Et vous avez rugi, Tempêtes ! Sur sa base
La Tour s’est effondrée et gît dans l’herbe rase,
Et c’est ici le lieu qui fut nommé Babel.
Et farouche, sans lois, diverse en son langage,

La triste humanité compta le dixième âge ;
Et les trônes pesaient sur l’univers mortel.

Vos fils prodigieux sont nés, ô Ciel, ô Terre !
Tu règnes, ô Kronos ! Nourri dans le mystère,
Zeus exilé grandit aux sommets Phrygiens ;
Dodone a vu Rhéa, sous les ombres errante,
Baigner Ploutôn naissant dans ton eau dévorante,
O Styx ! et dans tes flots chercher de noirs gardiens.

Et les Titans, jaloux des naissances furtives,
Déchaînèrent l’essor des guerres primitives.
La torche en main, sanglante, ivre, cheveux épars,
Éternisant l’effroi des prunelles ternies,
Aïeule des fléaux, mère des agonies,
La Guerre aux cris aigus bondit sur les remparts.

Les siècles dans leur cours ont foulé ces fantômes
Que les temps virent croître et succomber : royaumes,
Égypte, Babylone, Assyrie et vous tous,
Perses, Pamphyliens, Guerriers de Macédoine,
Et toi, dernière-née, ô Rome, ô patrimoine
Arraché par la Louve à l’appétit des loups !

Peuple aux multiples fronts, vêtu de blanc, tu montes
Sur l’amas des forfaits, l’entassement des hontes,
Sur l’or accumulé comme un mont éclatant ;
Tu prospères joyeux et sans frein ; tu réclames

Des corps douteux d’enfants pour tes plaisirs infâmes :
Ta gloire est un soleil que la nuit proche attend.

Écoutez ! Le grand Dieu souffle dans ma poitrine
L’annonce des malheurs et leur vieille origine.
Malheur ! tous condamnés et tous frappés sans fin !
Tous du nord au midi ! Toi-même, ô Race juste
Qu’abrite, en ta cité, l’ombre du Temple auguste,
Tu fléchiras la nuque au poids du bras divin.

Et tes jours cependant coulaient dans l’innocence,
Sans souci de ces Dieux qu’un peuple impur encense.
Tes yeux ne tentaient pas, au firmament trompeur,
De suivre dans son vol la mouvante Fortune ;
Et les astres fuyants, le soleil et la lune
En ton cœur assuré n’engendraient point la peur.

Tes champs n’ont pas connu de mesure inégale ;
Le pauvre trouvait place à la table frugale
Où tu siégeais le soir, candide et partageant
Avec la veuve en pleurs ton huile la plus fraîche,
Ton vin avec celui dont la gorge était sèche,
Et jusqu’au dernier grain l’orge avec l’indigent.

Qu’importe ! Puisqu’un jour, un seul instant perfide,
Tu dédaignas l’autel du temple laissé vide,
Le châtiment t’accable et ton sol dévasté,
Semé de vains débris, d’inertes simulacres,

Inondé de sang noir, fauché par les massacres,
Sera comme un désert par le pâtre évité.

Dieu grandi si ton élu gît, flagellé lui-même,
Quel peuple sans frémir entendra l’anathème ?
Malheur à vous ! Malheur, cités du littoral,
Villes de Phénicie, aux obscènes pratiques !
Daces, Lyciens, Gog, Magog, tribus Scythiques,
Qu’entasse un prompt trépas au gouffre sépulcral !

Autour de toi surtout, Hellas, le Dieu déchaîne
Le vent irrésistible et vengeur de sa haine,
O toi, mère des arts et des hymnes vainqueurs,
Qui du marbre parfait fis jaillir des idoles,
Et tressant le réseau des flatteuses paroles,
En des liens fleuris emprisonnas les cœurs !

Toi dont la main, savante à réveiller la lyre,
Des mystères impurs prolongeait le délire
Et du nocturne Eros rallumait le flambeau,
Toi qui divinisant l’or, le bronze et l’ivoire,
Par la forme idéale, ô Subtile ! as fait croire
Que le Vrai résidait dans le temple du Beau !

Ta splendeur est éteinte ; abandonnée et nue,
Faible, sans voix, sans yeux, n’es-tu pas devenue
Comme une femme aveugle et désirant la mort ?
Où sont tes Dieux lassés d'amour et de souillures,

Tes Déesses aux bras de neige, aux chevelures
Plus belles que la vigne où le pampre se tord ?


Égypte, où sont tes Dieux aux têtes bestiales,
Tes ibis et tes chats et tes cynocéphales,
Tes crocodiles saints et tes bœufs vénérés ?
Dérobe leur momie, approfondis la crypte :
Pourriture, charnier. Tes Dieux sont morts, Egypte !
L’œil du grand Dieu les compte au fond des puits murés.

J’ai traversé la terre et n’ai point vu Ninive.
Où donc gît Babylone ? Et l’enceinte massive
Où six chars à la fois roulaient sans se heurter ?
Bel-Mardouk n’attend plus, au seuil de la cellule,
La vierge obéissant au grave hiérodule ;
Šin agonise et l’ombre immense va monter.

Rentrez avec vos Dieux dans la nuit et la brume,
Vous, mortels inquiets qu’un vieil orgueil consume !
Bientôt naîtront des jours, pour le monde expirant,
Des jours inattentifs à vos clameurs rivales,
Qui, sourds aux cris d’angoisse épars dans les rafales,
Ne connaîtront qu’un Dieu, seul, immortel et grand.

L’avenir ! il luira, lorsque, dans les espaces,
De mobiles vapeurs imiteront des chasses
De fauves poursuivis par de blancs cavaliers ;
Lorsque la mer facile aplanira ses ondes ;

Lorsque les loups charmés, dans les herbes profondes,
Brouteront au milieu des agneaux familiers.

Et maintenant, tais-toi ! Clos ta bouche, ô Sibylle !
Assez longtemps l’Oracle usa ta voix débile ;
Fais silence, ô Sabbé ! l’imposture arrachant
Ta destinée antique à la Tour inspirée
De ton berceau fatal ennoblit Erythrée.
Fille de Babylone, arrête ici ton chant !

Meurs ! le sommeil promis alourdit tes paupières.
Meurs ! Les vautours, posés en cercle sur les pierres,
Rassasieront leur faim de ta chair en lambeaux.
Mais les siècles, témoins de ta longue tristesse,
Recueilleront ton âme, ô grande Prophétesse,
Comme des fils pieux la cendre des tombeaux ! —






Et le vent prolongea la plainte obscure et lasse ;
Les nuages pressés qui montaient brusquement,
Tels que des monstres noirs, semblaient ronger la face
De Šin aux cornes d’or, saignant au firmament.

L’oreille encore ouverte à la voix sibylline,
Pleins d’une horreur sublime et tous les deux songeurs,
Les hommes sans parler descendaient la colline ;
Et l’angoisse hâtait les pas des voyageurs.


Et blessés à jamais du sinistre présage,
Et comme initiés aux deuils religieux,
Nadin-Mardouk, le prêtre, et Philippos, le sage,
Fuyaient, doutant du ciel et pensifs pour les Dieux.