Les Siècles morts/Le Sacrilège

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.II. L’Orient grec (p. 85-90).

 
Monts hyperboréens, rochers, antres, sommets
Où la neige épaissit un linceul léthargique,
Bois dont l’ombre est vouée à l’Erinnys tragique,
Plage où les noires nefs n’ont abordé jamais !

Ouvrez la profondeur de vos derniers asiles
Au fugitif qu’un Dieu, certe, aveuglait, hélas !
Quand Dircé, toujours chère, entendit, dans Hellas,
Les mots sacramentels sur mes lèvres dociles.

Dircé, de qui la rose ornait les cheveux blonds,
Tu descendis un soir rêver près des fontaines,
Et la complicité des ombres incertaines
Fit ta voix plus troublante et nos baisers plus longs.


Dircé, c’était la nuit du Cortège, où les Mystes
Portaient vers Eleusis les torches et les pains.
La chouette pleurait dans l’épaisseur des pins ;
L’angoisse du mystère errait dans tes yeux tristes.

Près de moi, t’appuyant aux angles des tombeaux,
Tu contemplais au loin la route illuminée
Et la procession et la foule effrénée
Et l’enfant Iakkhos au milieu des flambeaux.

Alors, ô faible cœur dont Éros était maître !
O plaintes, ô soupirs, ô larmes, ô Dircé !
J’oubliai l'Eumolpide et le Dieu courroucé,
Gardien du grand secret que tu voulus connaître.

J’ai dit l’heure, le jour, les chemins et le lieu,
La colline où jaillit la source Kallichore,
Le Temple intérieur et l’autel que décore
Un groupe entrelacé, voilé d’un péplos bleu.

J’ai divulgué l’épreuve et la première orgie,
Où moi-même autrefois, vêtu de peaux de faons,
Mêlant le myrte sombre à mes cheveux bouffants,
J’ai de la Mère auguste adoré l’effigie.

Purifiés, joyeux, les Mystes étaient prêts,
Et tels que des chevreaux sautant d’un bond rapide,
Atteignaient tour à tour dans la clarté limpide
Le phallus florissant, pendu dans un cyprès.


Éteignez les flambeaux ! Voix de l’Hiérophante,
Que l’airain creux prolonge et gonfle dans les nuits,
Résonne ! et fais surgir au bout des noirs circuits
Les apparitions que la terreur enfante !

Ici, c’est Nysios aux souffles odorants.
Voici les champs aimés où l’olivier s’effeuille
Et la molle prairie où Perséphonè cueille
Le haut narcisse éclos parmi les bleus safran s.

Avec tes chastes sœurs, Vierge aux belles chevilles,
Pour la dernière fois bondis dans les gazons
Et remplis ta corbeille et fauche les moissons
Des glaïeuls empourprés et des pâles jonquilles.

Car, du sein de Gaïa prenant son rude essor,
L’insatiable Roi, fils de Kronos, s’élance.
Et nulle n’entendit, dans le morne silence,
La Vierge aux bras du Dieu pleurer sur le char d’or.

Le Tartaros profond ouvre à sa triste Reine
L’empire désolé des éternels tourments ;
L’obscurité farouche éteint tes yeux charmants,
Epouse de Hadès dans l’ombre souterraine !

Et voilà qu’au hasard la grande Déméter,
Hâve, le front voilé, cherchant la Vierge blonde,
Comme une mère en deuil, fuit, à travers le monde.
Le firmament complice et le splendide Aither.


Elle passe et s’assied près de la source, à l’heure
Douteuse où vous veniez par les chemins poudreux,
Filles de Kéléôs, emplir les vases creux
D’une onde fraîche, utile à la noble demeure.

Elle entra dans la ville et soudain grandissant,
Parfumant la Cité d’une immortelle essence,
La Déesse à jamais sacra par sa présence
Eleusis, la Colline et le Temple naissant.

Et ce fut là qu’enfin la Mère douloureuse
Revit, hors du char d’or, Perséphonè bondir
Et, d’une main timide et faible encor, brandir
L’Épi, mystérieux, né de la terre heureuse.

Et c’est là que promise au voyage éternel,
Vivante, ô Déméter, et tour à tour perdue,
Pendant le tiers de l’an vers Hadès descendue,
Ta fille au double nom fuit ton sein maternel. —

Tel, révélant le mythe et le secret du drame,
J’ai rompu le serment d’Eleusis et je vais,
Sacrilège, hagard, en proie aux Dieux mauvais,
Parjure pour Dircé, pour son amour, infâme.

Dircé, que les noirs Dieux m’accablent jusqu’au bout !
Car j’imitai pour toi les actes et les rites
Et ma voix, proférant les formules prescrites,
A dit : — Verse la pluie ! Enfante ! Sois debout ! —


Tu sais pourquoi s’unit dans la ciste mystique
L’emblème fécondant au ktéis dentelé,
Pourquoi la torche brille et pourquoi fut mêlé
A la menthe broyée un miel aromatique.

J’ai pris le kalathos en criant : —J’ai jeûné !
J’ai bu le kykéon et transmis la patère ! —
J’ai chanté l’hymme grave et je n’ai point su taire,
O suprême forfait ! que Zagreus était né.

Et surtout, ô Dircé, crime que rien n’expie !
J’osai du grand Symbole expliquer le secret,
Et, découvrant, hélas ! le sens qui transparaît,
Avouer le mystère à ton oreille impie.

Pour toi, Vierge au cœur triste et désormais troublé,
Indifférente aux Dieux dont tu sais la nature,
Dans une horreur sacrée attends la mort future
Où l’âme germe et croît comme un épi de blé.

Laisse, avec les saisons, la Mort, hiver des âmes,
Elaborer la Vie en son obscurité,
Et, comme le printemps, l’Esprit ressuscité
Jaillir dans la lumière et mûrir dans les flammes.

Que Perséphonè monte ou redescende encor,
Que le grain enfoui disparaisse à l’automne,
C’est la Vie éternelle et son cours monotone,
Et le Mystère antique en est le vain décor.


Maintenant vers les monts où l’ombre me dérobe,
J’ai fui la terre ancienne et le toit des aïeux ;
Et l’Eumolpide agite, en évoquant les Dieux,
Vers l’Occident sanglant la pourpre de sa robe.

La malédiction, rugissant sur mes pas,
Excite des Vengeurs les fouets inexorables.
Vos serpents sans pitié sifflent, ô Vénérables !
Epouses de Hadès, qui ne pardonnez pas !

Je meurs, au vent glacé livrant ma cendre blême,
Sans que l’urne d’argile, en ses flancs arrondis,
Enferme avec mon cœur mes os trois fois maudits ;
Sans que Dircé se voile en pleurant l’anathème.

Dircé, sois belle encore et ne crains rien des jours !
Aux coteaux d’Eleusis cueille les fleurs écloses,
Néglige l’asphodèle et vis, pareille aux roses
A ton seuil bienveillant refleurissant toujours !

De ton âme légère efface, ô bien-aimée,
L’amant fatal en proie aux Vengeurs triomphants !
Oublieuse des soirs, chante, rêve et défends
Le nom du Sacrilège à ta lèvre embaumée.

Nul remords ne le suit au funèbre séjour,
Car sa perte certaine, Eros ! est ta victoire.
Il meurt, il est heureux, et l’ombre expiatoire
Se peuple encor pour lui de souvenirs d’amour.