La Sibérie septentrionale



LA
SIBÉRIE SEPTENTRIONALE

REISE LANGS DER NORDKÜSTE VON SIBIRIEN
UND AUF DEM EISMEERE
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[1]

Depuis le règne de Pierre-le-Grand, la Russie s’est tellement agrandie, qu’elle connaît à peine elle-même les provinces lointaines où elle a planté son étendard et les nouvelles peuplades soumises à sa domination. Elle marche, entraînée par son œuvre de conquête, et déjoue à chaque instant les calculs du statisticien et les mesures du géographe. Aujourd’hui on fixe à une certaine latitude ses limites, demain il faudra les porter cent lieues plus loin. Il y a autour d’elle je ne sais quel vaste horizon indécis, flottant, qui appartient encore de nom à d’autres puissances, et qu’elle atteint, qu’elle gagne peu à peu, sans effort apparent, par le fait même de sa gigantesque impulsion. Au nord et à l’orient, elle étend ses puissantes mains. Les tribus nomades de l’Asie s’arrêtent sous son joug, et les glaces du pôle septentrional s’ouvrent devant ses navires. Tandis que les autres nations de l’Europe laissent tomber d’une main défaillante le sceptre glorieux qu’elles portaient autrefois, et demandent, comme des soldats fatigués, qu’on les laisse haleter en paix dans leurs frontières, la Russie relève, avec le pouvoir de l’absolutisme, le glaive que laissent échapper les états constitutionnels, et ce glaive pèse déjà, comme celui de Brennus, dans la balance des empires. Malheur aux vaincus !

Le gouvernement russe, que nous persistons, dans notre incroyable naïveté, à traiter comme un gouvernement barbare, et qui est tout simplement l’un des gouvernemens les plus habiles qui existent, n’a rien négligé pour connaître l’état réel des principautés qu’il a conquises, des peuplades qu’il a subjuguées, et les moyens les plus sûrs de garder sa conquête et d’en tirer le parti le plus utile. De tous côtés, il a envoyé des fonctionnaires intelligens et dévoués, qui l’ont servi comme on sert une autorité réelle et puissante, dont les instructions ne varient pas chaque année, et qui sait, quand il le faut, punir et récompenser. Malheureusement les ministres russes ne publient guère les rapports de leurs agens ; ils les gardent pour eux, et l’œil investigateur de la presse ne pénètre pas dans leurs cartons. Le gouvernement russe a, sur les gouvernemens constitutionnels, l’immense avantage d’une discrétion facultative : il ne dit que ce qu’il lui plaît ; il ne montre que ce qu’il lui convient. On sait à la fin d’une campagne les batailles qu’il a gagnées, mais on ignore ce qu’il lui en a coûté d’hommes et d’argent pour remporter ses victoires. On voit les troupes nombreuses qu’il fait manœuvrer au camp de Kalisch, mais personne ne raconte combien de soldats il a perdus sur la route de Khiva. Souvent même il est discret et réservé dans les entreprises qui lui font honneur, comme pour avoir plus de droits à l’être dans celles où il échoue. Il ne raconte pas ses succès ; il les laisse surprendre, et les renseignemens les plus circonstanciés que nous ayons sur la Russie ne nous viennent pas de la Russie directement, mais de l’Allemagne.

Dernièrement nous avons rendu compte des ouvrages que M. Kohl a publiés sur quelques provinces méridionales et septentrionales de l’empire russe[2]. Voici un autre livre bien plus curieux, un récit de voyage commencé il y a vingt ans par un officier de la marine russe, conservé silencieusement dans les archives de l’amirauté de Saint-Pétersbourg, et révélé enfin au public par le célèbre géographe Ch. Ritter, de Berlin, qui, en se faisant l’éditeur de cet intéressant ouvrage, s’est acquis un nouveau titre à la reconnaissance de l’Europe savante.

En 1820, M. Ferdinand Wrangel, lieutenant de vaisseau, reçut l’ordre d’explorer les côtes septentrionales de la Sibérie, et de s’avancer aussi loin que possible sur la mer glaciale. Il a passé courageusement quatre années à remplir cette pénible et dangereuse mission. L’ouvrage dont il a confié la publication à M. Ritter nous offre une narration sans jactance, sans emphase, des fatigues qu’il a subies, des périls qu’il a traversés et des travaux qu’il a accomplis pendant ces quatre années. Comme récit de voyage, c’est l’une des pages les plus mémorables qui existent dans la longue série des excursions lointaines ; comme œuvre scientifique, ce livre intéresse au plus haut degré les physiciens et les géographes.

Le 23 mars, M. Wrangel quitte Pétersbourg avec les trois marins que le gouvernement associait à son expédition, MM. Anjou, Matiuschkin, Kosmin, et ne commence le récit de son voyage qu’après avoir franchi un espace de plus de onze cents lieues.

« On compte, dit-il, de Moscou à Irkuzk environ cinq mille trois cent dix-sept werstes (le werste est un peu plus d’un quart de lieue). À travers cet espace, qui ne forme guère que le tiers de l’étendue de la Russie de l’ouest à l’est, nous avons tour à tour trouvé l’aspect du printemps et l’aspect de l’hiver, et, en faisant un léger détour à droite et à gauche, nous aurions eu celui de l’été. Dans la province de Kasan, les arbres avaient déjà reverdi, les plaines étaient parsemées de fleurs. Dans l’Oural, une neige épaisse couvrait le sommet des montagnes et le fond des vallées. À Tobolsk, on distinguait à peine dans les prairies les premières pointes de gazon, tandis que le romantique district de Krasnojarsk et les jardins d’Irkuzk portaient la riante parure des beaux jours.

« Dès qu’on a franchi les montagnes de l’Oural, la ceinture de pierre, comme on l’appelle ici, et qu’on entre dans la Sibérie proprement dite, on est frappé du caractère honnête et affectueux des habitans de cette contrée, que tant d’étrangers s’obstinent encore à regarder comme le Botany-Bay de la Russie, comme un froid désert peuplé de mécréans et de malfaiteurs. Dans la partie méridionale de la Sibérie, le voyageur trouve partout une végétation abondante, des campagnes cultivées avec soin, des routes excellentes, de grands villages bien bâtis, et une sécurité telle, qu’il en existe à peine une semblable dans les états les plus civilisés de l’Europe. À chaque station, nous étions reçus avec une hospitalité et un désintéressement admirables. La nuit et le jour, nous pouvions laisser nos bagages sur la voie publique, et, s’il nous arrivait de manifester à cet égard la moindre inquiétude, les paysans nous disaient avec une bonne foi touchante : Ne craignez rien, on ne vole pas ici. »

M. Wrangel quitte à regret les campagnes fertiles d’Irkuzk, l’heureuse ville où il a goûté les charmes de cette hospitalité si chère à ceux qui s’aventurent dans les pays lointains. Il s’embarque sur le Lena, magnifique fleuve dont il dépeint avec talent le cours majestueux, les rives escarpées et pittoresques. Il passe en peu de temps d’une terre riante et féconde à un sol aride, des douceurs d’un climat tempéré aux froides régions du nord. Le 25 juillet, il est à Jakuzk, à deux mille huit cent trente-six werstes (environ sept cents lieues) d’Irkuzk. Adieu désormais les douces peintures qui souriaient à son imagination, adieu l’aspect des fleurs semées dans les jardins, des forêts vertes qui couronnent les montagnes, et des moissons qui ondoient dans les prairies ! Le voilà qui entre dans les douloureuses contrées qu’il est appelé à parcourir. Dès ce jour commence une série de tableaux étranges dont la teinte se rembrunit à mesure qu’il poursuit sa longue route. Il touche aux frontières de l’empire des glaces. Il est en pleine Sibérie. Écoutons-le parler de la cité septentrionale où il vient d’amarrer sa barque. C’est encore une grande et riche cité, comparée à celles qu’il trouvera plus loin. Mais quelle tristesse dans son enceinte et quelle misère dans sa fortune !

« Jakuzk est la principale place de commerce des froids et sombres districts du nord. Elle est située sur la rive gauche du Lena. Dans ses larges rues on ne découvre que de petites maisons, de petites huttes presque invisibles au milieu des remparts en bois qui les entourent. De côté et d’autre, le regard cherche en vain, à travers les poutres et les planches desséchées des habitations, un arbre, un buisson, un rameau vert. Rien n’annonce ici le retour de l’été fugitif, rien, si ce n’est la fonte des neiges, dont l’éclatante blancheur animerait peut-être le ton grisâtre et uniforme de cette plage.

« La ville renferme environ quatre mille habitans, cinq cents maisons, cinq églises et un cloître. Le seul édifice remarquable qu’on y trouve est une forteresse en bois construite en 1647 par les Cosaques qui conquirent la Sibérie. Si chétif que soit ce monument de la fondation de Jakuzk, les bons bourgeois de cette cité ne le regardent qu’avec un profond respect, et se plaisent, en le contemplant, à parler des actions héroïques de leurs ancêtres, de la prospérité toujours croissante de leur communauté ; en vérité, ils en ont le droit. De l’est à l’ouest, des rives de la mer Glaciale aux montagnes d’Olekma, de l’Ochozk et du Kamtschatka, de plusieurs milliers de werstes à la ronde, arrivent ici les pelleteries les plus précieuses et les plus communes, les dents du morse, les ossemens du mammouth, ce prodigieux animal de l’ancien monde ; et tout cela est acheté, vendu, pendant la courte saison que ce pays appelle son été, c’est-à-dire dans l’espace de dix semaines. On ne saurait se faire une idée de l’énorme quantité de fourrures de toute sorte amassées alors dans cette ville. On en estime le prix courant à plus de deux millions et demi de roubles. Dès que les glaces du Lena sont fondues et que la navigation redevient libre, les marchands d’Irkuzk arrivent, apportant avec eux tout ce dont les Sibériens du nord ont le plus grand besoin : l’âpre plante du tabac, pour laquelle ils ont une prédilection particulière ; l’orge, la farine, le sucre, le thé, diverses sortes d’eau-de-vie, des étoffes de soie, de coton, de laine, des ustensiles en fer et en cuivre. Il faut que les habitans de Jakuzk se hâtent de faire leurs provisions ; car, dès que le temps de la foire est passé, le prix des denrées devient exorbitant. »

Ces pauvres gens d’Jakuzk ne sont pas fort lettrés. Il n’y a guère parmi eux d’autres livres que la Vie des Saints, le calendrier de Pétersbourg, et, çà et là, des modèles de correspondance pour les diverses circonstances de la vie. Les enfans apprennent quelque peu à lire et à écrire ; ensuite ils sont initiés aux mystères du commerce des pelleteries, ou sont placés comme scribes chez quelque fonctionnaire du district, afin d’obtenir par la suite un titre et un rang. Jusqu’où les vanités bureaucratiques n’étendent-elles pas leur empire !

Au-delà de Jakuzk il n’y a plus de route. On ne trouve plus, de distance en distance, qu’un sentier mal frayé, qui serpente à travers les vallées marécageuses, les montagnes escarpées, et se perd dans l’immense désert de la Sibérie. Impossible de conduire une voiture sur ce sentier ; on a bien de la peine à le suivre avec des chevaux. La manière dont les marchands et les voyageurs organisent leurs caravanes dans cette contrée ressemble beaucoup à ce que nous avons vu pratiquer en Islande. Chaque cheval porte un poids de deux cents à deux cent vingt livres, réparties également sur les flancs et sur le dos. Tous les chevaux sont ensuite attachés à la queue l’un de l’autre avec une corde de crins et s’en vont pas à pas, conduits par deux ou trois hommes, qui ont assez à faire de les prendre tour à tour par la bride dans les endroits difficiles, de remettre en équilibre leur fardeau ébranlé par les secousses, et de rattacher le licou des plus rebelles. Le soir, après avoir fait pendant le jour cinq à six lieues, on délivre les chevaux de leur harnais et de leur bagage, et on les lâche dans les plaines arides, où ils s’en vont cherchant un peu d’herbe. Les voyageurs amassent quelques rameaux d’arbre, allument du feu, dressent leur tente, et s’endorment sur leurs peaux de rennes avec une volupté de Sybarites.

« Le lendemain de notre départ, dit M. Wrangel, nous nous levâmes aux premiers rayons du soleil. L’air était frais et pur, le thermomètre marquait deux degrés au-dessous de zéro. Je pensais à ce climat de Sibérie, où, pendant l’hiver, lorsqu’il n’y a que quelques degrés de froid, on dit qu’il fait très chaud, et je ne concevais pas comment on pouvait s’habituer à cette température glaciale. Mais l’homme s’assouplit à tous les climats et à toutes les zones ; la nécessité, la volonté, l’habitude, lui enseignent bientôt à vaincre les souffrances les plus rudes et à les trouver supportables. Quelques semaines plus tard, il me semblait aussi que 8 et 10 degrés de froid n’étaient pas un temps très rigoureux.

« Bientôt tout est en mouvement dans notre caravane. On pose sur le feu la théière pour moi, la marmite pour mes guides ; on amène nos chevaux, et nous voilà en route. Nous traversons des collines couvertes de pins et de mélèzes. Sur les bords de notre sentier, je remarque des arbres dont les rameaux sont entourés de poils de chevaux ; des pieux, des bâtons, plantés dans le sol, étaient ornés de la même manière. Le Jakute qui conduisait notre cortége s’arrête, met pied à terre, arrache quelques poils de la crinière de son cheval, et les noue avec une respectueuse dévotion à une branche d’arbre ; puis, se tournant vers moi, il me dit que c’est un sacrifice qu’on doit faire au génie de la montagne pour obtenir sa protection. Ceux qui vont à pied lui rendent hommage en enfonçant leur bâton dans le sol.

« Tout le long de la route mes guides chantent. Leur chant plaintif et monotone est en parfaite harmonie avec le caractère taciturne et superstitieux de la nation à laquelle ils appartiennent ; mais les idées qu’ils expriment sont variées et poétiques. Ils célèbrent la beauté de la nature, l’élégante majesté des arbres, le bruit du torrent, la hauteur des montagnes. Ces pauvres gens, qui font métier de conduire les voyageurs, improvisent leurs chants avec une rare facilité et un étonnant prestige d’imagination. Dans une vieille tige de pin à demi brûlée, ils voient un arbre magnifique, et, dans un marais fangeux, un lac de cristal. J’attribuais d’abord ce luxe d’images à leur instinct poétique, mais le sous-officier qui nous accompagnait me dit qu’ils ne s’exprimaient ainsi que pour flatter l’esprit de la montagne et le mettre en bonne humeur. »

Les collines, les vallées, que M. Wrangel traverse dans sa lente excursion, sont occupées par la tribu des Jakutes. Quand on interroge les vieillards de cette tribu sur leur origine, ils racontent qu’un Tartare, nommé Sachalar, ayant quitté son pays, s’arrêta sur les rives du Lena et épousa une femme de la race tunguse. De ce mariage provinrent les Jakutes, qui, pour conserver le nom de leur lointain aïeul, s’appellent encore Sachalares.

Les Jakutes sont un peuple de bergers. Les chevaux et les bestiaux forment leur principale richesse et leur ressource habituelle. Ils retirent en outre un assez grand produit des animaux qui habitent leurs immenses forêts, et dont ils vendent les fourrures aux Russes. Ils ont une sorte de passion innée pour la chasse et y déploient une rare dextérité. Habitués dès leur enfance aux privations de tout genre, ils acceptent, avec une fermeté sans égale, les souffrances auxquelles les condamne leur rude climat. Le froid le plus cruel les émeut à peine, et ils supportent la faim avec un courage incroyable.

Leur nourriture se compose de lait de vache et de jument, de chair de bœuf et de cheval, qu’ils font bouillir. Ils ne connaissent ni viande rôtie, ni pain. La graisse est pour eux une friandise : ils la mangent crue ou fondue, fraîche ou rance ; peu leur importent le goût et l’odeur, pourvu qu’ils en aient en quantité. Leur palais ne connaît point les délicatesses gastronomiques du monde civilisé, et la Physiologie de M. Brillat-Savarin, avec ses raffinemens culinaires, n’éveillerait parmi eux qu’un profond dédain. Après la graisse, un des mets qu’ils recherchent le plus est une espèce de bouillie composée d’écorce d’arbre pilée et mêlée de poisson, de lait et de farine. Ils font aussi avec le lait de vache un fromage aigre que M. Wrangel affirme n’être pas trop mauvais.

Les hommes et les femmes ont un goût passionné pour le tabac ; le plus fort, le plus âpre, est toujours celui qu’ils déclarent le meilleur. La fumée qu’ils avalent les jette dans un étourdissement semblable à l’ivresse, et quelquefois dans un état de surexcitation et de colère assez dangereux. Si le tabac ne suffit pas pour leur procurer cet enivrement qui fait leur bonheur, ils ont recours à l’eau-de-vie. Les marchands russes connaissent bien le faible des pauvres Jakutes, et, lorsqu’ils viennent leur demander des fourrures, ils ont grand soin de se munir de tabac et d’eau-de-vie.

Les Jakutes habitent pendant l’été des tentes formées d’écorce de bouleau et posées sur des pierres. Ils s’en vont alors de pâturage en pâturage, occupés seulement du soin de garder leurs troupeaux et d’amasser du fourrage pour la mauvaise saison. Quand vient l’hiver, ils se retirent dans leurs chaudes jartes. Ce sont des cabanes en poutres légères, recouvertes de terre, de gazon, et construites en forme de pyramide. De chaque côté de la cabane, il y a une fenêtre garnie en hiver de lames de glace servant de vitres ; en été, de vessies de poisson ou de papier huilé. Le sol est couvert de terre glaise ; chez les riches, il y a un plancher. Le long des murailles, on aperçoit de larges lits en bois, où toute la famille repose pêle-mêle, excepté le père et la mère, qui ont le leur à part. Au-dessus de ces lits sont suspendus les vêtemens, les ustensiles de ménage. Au milieu de l’habitation est le foyer, d’où la fumée s’en va par le toit, sans cheminée et sans tuyau. Près de la jarte est l’étable des vaches. Parfois, quand l’hiver est trop rigoureux, le Jakute fait entrer ses chers animaux dans sa cabane, et leur donne une place à son foyer. Les pauvres chevaux sont seuls exclus de cette heureuse hospitalité. Quelque temps qu’il fasse, il faut qu’ils restent en plein air et cherchent misérablement le gazon enfoui sous la neige. Seulement, lorsqu’un des membres de la famille doit faire un voyage, il va les chercher, leur donne d’une main avare un peu de foin, puis, à son retour, les abandonne de nouveau à leur malheureux destin.

L’existence des Jakutes, dispersés sur une immense étendue de terrain, exilés au bout du monde, est, comme on peut se le figurer, très dépourvue d’évènemens. Les diverses saisons leur imposent tour à tour des occupations régulières, et l’emploi de chaque jour est déterminé d’avance. En hiver, les hommes vont à la chasse ; les femmes, assises autour de l’âtre enfumé, préparent les fourrures, cousent les vêtemens, ou broient le poisson. Le soir, quand la communauté est réunie, on fume, on se partage la bouillie d’écorce de pin. Le chasseur raconte les périls qu’il a surmontés, les luttes qu’il a soutenues avec les ours ; et quel bonheur, si, pour prolonger la veillée, il reste encore dans l’habitation un pot de graisse ou un flacon d’eau-de-vie ! Parfois, à l’heure de minuit, à la lueur sombre des tisons du foyer, apparaît le schaman, le sorcier du district, qui vient faire ses conjurations pour retrouver une vache perdue, pour guérir une maladie, ou invoquer les esprits en faveur d’une entreprise, d’un voyage.

Tous les Jakutes sont baptisés. Les commandemens de Dieu, une partie du nouveau Testament, et les principaux commandemens de l’église, ont été traduits dans leur langue ; mais il y en a bien peu parmi eux qui aient un véritable sentiment des dogmes de la religion chrétienne, bien peu qui veuillent renoncer à leurs pratiques superstitieuses et à l’empire qu’exercent sur eux les jongleries de leur schaman. Les Jakutes sont en général d’une nature fort insociable, très vindicatifs, et plaideurs acharnés ; s’ils ont jamais reçu une offense, ils en garderont toute leur vie le souvenir, et le transmettront en mourant à leurs fils. S’ils entrevoient dans un marché l’ombre d’un procès, ils défendront leurs intérêts avec une opiniâtreté infatigable, ils raconteront leur grief à tout venant, et feront dix voyages pour obtenir gain de cause dans une affaire qui ne vaudra pas un demi-rouble.

À mesure que le voyageur s’avance dans cette contrée, il remarque avec tristesse les arbres qui dépérissent, les plantes qui décroissent, les habitations qui deviennent de plus en plus rares, pauvres, disséminées. Bientôt il ne voit plus ni la pâle tige du bouleau, ni la maigre verdure qui, à quelques lieues de là, égayait encore ses regards. Bientôt il cherche en vain le tourbillon de fumée qui, à la fin d’une journée fatigante, lui promettait du moins un gîte pour la nuit. Tout est morne et sans vie ; il ne trouve plus qu’à de longues distances une cabane sans feu et sans lit, élevée au milieu des marais par une main compatissante pour servir de refuge aux caravanes surprises par l’orage. Il n’y a qu’une seule maison habitée au milieu de ce désert de Tukulan, qui a plusieurs centaines de werstes d’étendue. Un chasseur de la tribu des Tunguses y demeure avec sa fille. Le Tunguse s’en va tout le jour chasser les rennes sauvages, la jeune fille reste seule. « Il faut avoir vu, dit M. Wrangel, cette contrée, cette hutte ouverte de tous côtés au vent, à la neige, à la glace, cette solitude effroyable, pour se faire une idée de la situation de ces malheureux qui attendent du succès d’une chasse une peau pour se couvrir et un morceau de chair pour apaiser leur faim. Ce Tunguse a été riche, il a eu un troupeau de rennes : l’épidémie le lui a enlevé, et la misère l’a forcé à quitter sa tribu pour venir au milieu de ce désert chercher un dernier moyen d’assurer son existence. »

À une longue distance de cette hutte, M. Wrangel arrive à une station qu’un édit de Catherine II a décorée du nom de ville, et qui n’est qu’un assemblage de quelques misérables cabanes. Il y avait là, quand le voyageur y passa, un malheureux prêtre, un homme de quatre-vingt-dix ans, qui, dans le cours de son long apostolat, avait converti et baptisé plus de quinze mille Jakutes et Tunguses, et qui, malgré son grand âge, faisait encore chaque année un voyage de plus de cinq cents lieues pour visiter les membres de sa communauté, instruire les enfans et porter des secours aux malades. Il n’y a que la religion qui donne à l’homme un tel courage et éveille en son cœur un si généreux dévouement. Le digne vieillard accueillit M. Wrangel avec une cordialité touchante et une joie naïve. Il lui montra le jardin qu’il bêchait lui-même, et où il était parvenu, à force de travail, à faire pousser des choux et des navets. Il voulut l’avoir à sa table, et lui servit tout ce qu’il possédait de meilleur : des légumes, un morceau de pain d’orge, un gâteau de farine de poisson, des petits poissons glacés, et pour dessert une compote de moelle de rennes. Pendant que le jeune officier de marine faisait ce singulier repas, le bon prêtre le regardait avec un naïf orgueil, et lui disait : « Ces choux, c’est moi qui les ai plantés ; ce gâteau, c’est moi qui l’ai apprêté ; et, quant à cette compote, je doute qu’il y en ait une mieux servie à mille werstes à la ronde. »

M. Wrangel dit à regret adieu à cet apôtre des régions boréales, et continua sa triste route. La contrée lui apparaissait de plus en plus sauvage et déserte, et le temps commençait à devenir très rigoureux. Dans l’espace de quelques semaines, le thermomètre avait baissé successivement de quelques degrés. À la fin d’octobre, il était à 29 degrés. « Je fus obligé, dit M. Wrangel, de m’arrêter un jour à Nishne Kolymsk pour prendre un vêtement de voyage. Dans l’espace de quelques heures, tout fut préparé, et voici quel était mon équipement : j’endossai, sur mon habit d’uniforme, une camisole garnie de peau de renard et de peau de lièvre ; je mis à mes pieds des chaussons en cuir de jeune renne, sur ces chaussons de grandes bottes faites du même cuir. Par-dessus tout cela, on me fit revêtir la kuschlanka, espèce de large sac avec des manches formées d’une double peau de renne, et garni d’un large capuchon. Pour me garantir le visage du froid, on me donna une quantité de petits morceaux de peau dont chacun avait sa destination particulière : celui-ci devait être placé sur le nez, celui-là sur les oreilles, un autre sur le menton ; un épais bonnet en peau de renard complétait mon costume. J’étais enchaîné dans cet amas de peaux comme dans une armure ; à peine pouvais-je faire un mouvement, et, sans le secours de mon guide, il m’eût été impossible de monter à cheval. »

Ainsi emmaillotté, M. Wrangel arrive à Nishne Kolymsk par un froid de 32 degrés ; c’était là qu’il devait établir le centre de ses observations. Il était en marche depuis deux cent vingt-quatre jours, et il avait fait deux mille six cent cinquante lieues.

Nishne Kolymsk est un misérable village de pêcheurs situé au-delà du 69e degré de latitude, sur le bord du fleuve Kolyma, qui prend sa source au 61e degré et demi, et va se perdre dans l’Océan glacial. À l’ouest de ce village s’étend une immense plaine nue, qu’on appelle la Tundra ; au nord est la mer, couverte d’une glace perpétuelle, en sorte que rien ne tempère l’impétuosité du vent de nord-ouest, qui souffle presque constamment sur cette plage aride, et souvent, au beau milieu de l’été, y amène des tourbillons de neige. Les côtes septentrionales de la Scandinavie sont plus heureuses. Près du golfe d’Alten, situé à peu près à la même latitude que Kolymsk, on trouve encore des champs d’orge, des légumes, une forêt de pins. À Hammerfest, qui est près du 70e degré de latitude, il y a dans l’été plusieurs semaines de beau temps, tandis qu’à Kolymsk la température est si rigoureuse, qu’en la calculant toute l’année, avec la bonne et la mauvaise saison, elle offre une moyenne de huit degrés de froid.

À Kolymsk, le fleuve gèle au commencement de septembre, et, plus près de son embouchure, il est déjà couvert au mois d’août d’une glace assez forte pour que les chevaux puissent y passer. Dans le cours des trois mois auxquels on donne, sur cette malheureuse plage, le nom d’été, le soleil, il est vrai, ne quitte pas l’horizon, mais il est sans force, il éclaire et n’échauffe pas, et toute cette saison d’été est une sorte de lutte perpétuelle entre la vie et la mort. Vers les derniers jours de mai, les petites broussailles exposées au sud se revêtent d’une pâle verdure. Au mois de juin, à midi, il y a parfois 18 degrés de chaleur, puis arrive un vent glacial qui flétrit les bourgeons naissans. Au mois de juillet, le temps est ordinairement assez doux, mais alors l’atmosphère est envahie par des nuées de moustiques auxquels on n’échappe qu’en s’entourant d’une fumée épaisse, et dont les piqûres sont si irritantes, qu’on en vient à préférer le froid de l’hiver aux chaleurs qui amènent un tel fléau. Cependant ces moustiques rendent un grand service aux habitans du pays ; ils fondent sur les rennes sauvages, les harcèlent, les forcent à quitter les forêts pour se précipiter vers la mer. Les chasseurs se mettent à leur poursuite et en tuent une quantité considérable.

L’hiver dure neuf mois. Au mois d’octobre, le froid est encore adouci par les vapeurs épaisses qui s’élèvent de l’océan. Au mois de novembre, rien ne le tempère, et au mois de janvier il va jusqu’à 43 degrés. Alors la respiration est difficile. Le renne sauvage, cet habitant des régions polaires, se retire dans la profondeur des bois, et reste là immobile et pour ainsi dire sans vie. Le 22 novembre, commence une nuit continue de six semaines, dont les ténèbres sont pourtant interrompues de temps à autre par les rayons de l’aurore boréale et la réfraction de la neige. Le 28 décembre, on distingue à l’horizon une pâle lueur de pourpre, indice du soleil qui à midi n’a pas encore assez d’éclat pour dominer celui des étoiles. Quand l’astre commence à devenir plus distinct, le froid redouble d’intensité. Au mois de février et de mars, il est d’une rigueur extrême. On ne voit du reste que très rarement dans cette contrée ces beaux jours purs et sans nuages qui font le charme des hivers dans les régions scandinaves. L’atmosphère est presque constamment voilée par des vapeurs si denses, qu’à peine distingue-t-on çà et là un lambeau d’azur à la surface du ciel.

Une chose singulière que M. Wrangel a observée pendant son séjour à Kolymsk, c’est que parfois, au milieu des frimas de la mauvaise saison, se lève tout à coup un vent de sud-ouest si puissant et si doux, que, dans l’espace de quelques heures, le thermomètre monte de 35 degrés de froid à 1 degré au-dessus de zéro.

Malgré l’excessive rigueur du climat, les habitans de Kolymsk sont en général d’une constitution robuste et saine. On ne trouve parmi eux ni le scorbut, ni d’autres maladies contagieuses. Les brouillards d’octobre, les froids aigus du mois de décembre provoquent seulement chez ces malheureux des fièvres catarrhales, et l’éclat éblouissant de la neige leur enflamme les yeux. Ils sont en outre attaqués d’une maladie singulière qu’ils appellent morak, et qu’ils attribuent, dans leur esprit superstitieux, à l’influence fatale d’une sorcière morte depuis long-temps. M. Wrangel croit que cette maladie est une espèce d’hystérie très intense. Le médecin qui l’accompagnait dans son voyage a aussi trouvé çà et là les symptômes de l’éléphantiasis, cette horrible maladie dont nous avons si souvent vu les traces hideuses en Islande.

Autant le règne végétal est chétif et pauvre le long du Kolyma, autant le règne animal est riche et fécond. Les forêts sont peuplées d’une énorme quantité de rennes, d’élans, d’ours noirs, de martres, d’écureuils, de loups, et de renards à croix. Au printemps, des nuées de cygnes, d’oies, de canards, traversent les airs. L’aigle, la mouette, le hibou, errent sur les côtes de la mer ; la perdrix blanche voltige dans les broussailles ; la bécasse s’arrête dans les marais ; le corbeau croasse auprès des habitations, et, par une belle matinée, on entend quelquefois le cri joyeux du pinson et le chant plaintif de la mésange.

« Cependant, dit M. Wrangel, la variété, le mouvement de tous ces êtres animés, n’adoucissent guère l’aspect de cette douloureuse solitude, et l’on s’arrête avec terreur au milieu de ces plages désertes, en se disant : Ici est la limite de la vie. Que les animaux trouvent encore là un refuge, c’est une des lois de la nature. En parcourant ce froid désert, ils obéissent à leur instinct. Mais quelle loi mystérieuse a pu porter l’homme à s’ensevelir dans ces tombeaux de neige et de vapeurs ? Par qui les diverses tribus que l’on rencontre dans ces parages ont-elles été poussées si loin, et pourquoi y sont-elles restées ? Voilà ce que nul fait connu, nul récit, nul monument n’explique. L’habitant de ces régions, froid et silencieux comme le sol qu’il occupe, ne songe qu’à satisfaire ses besoins du moment et ne s’inquiète point du passé. Ces populations conservent pourtant une tradition obscure qui raconte qu’autrefois, sur les rives du Kolyma, il y avait plus d’hommes de la race des Omaki et plus de foyers qu’il n’y a d’étoiles au ciel. On parle aussi de la race nombreuse des Tscherkotsch, qui a dû habiter avec ses troupeaux de rennes l’immense plaine de Tundra. Ces deux races ont disparu, et les familles éparses qui occupent aujourd’hui les bords du fleuve en sont peut-être le dernier reste. »

On compte dans le district de Kolymsk environ 2,500 habitans, dont 325 Russes et Cosaques, 1,000 Jakutes, 1,200 Jukahires[3]. De ces 2,500 habitans des plages de glace, 2,173 sont soumis par la Russie à un tribut qui s’élève chaque année, en totalité, à 803 peaux de renards, et 28 peaux de martres. La valeur de ces peaux est de 10,847 roubles, en sorte que chaque contribuable paie annuellement un tribut d’environ huit roubles. Il n’est point de pauvreté qui échappe au fisc, point de terre aride dont il ne tire quelques deniers. Le fisc a même à Kolymsk son cortége d’archers. On trouve là, qui le croirait, un corps militaire, un corps de six cosaques commandés par un officier qui demeure à Sredne-Kolymsk[4], et chargé de maintenir le bon ordre parmi les habitans de ces huttes enfumées. Qu’on dise encore que la Russie est un pays mal administré, quand on le voit entourer ses frontières d’un cordon de Cosaques et étendre la vigilance de sa police des riantes plaines de l’Asie aux rives de la mer Glaciale.

Quoique la petite colonie moscovite établie dans cette contrée ait adopté le vêtement, la manière de vivre, les habitudes des Jukahires, et qu’elle se soit altérée par son mélange avec eux, on distingue cependant encore facilement les Russes à certains traits caractérisques, à une constitution plus forte, à un teint plus blanc, à des cheveux plus clairs. Les femmes russes, malgré les rudes travaux auxquels elles sont condamnées et la saleté de leurs demeures, ont en général une physionomie plus agréable que celle des femmes indigènes, et il en est plusieurs parmi elles qui sont très jolies. Elles ont de plus une certaine délicatesse de sentiment qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans cette affreuse région. La plupart d’entre elles chantent agréablement et improvisent avec facilité. La poésie, cette fille du ciel, qui s’arrête partout où il y a un cœur qui aime, une ame qui souffre, la poésie leur donne, dans leur tristesse et leur isolement, le charme de ses consolations. Quand leurs époux ou leurs fiancés sont loin, elles disent dans leurs vers la douleur des adieux, les regrets de l’absence, et ces vers sont empreints de je ne sais quelle réminiscence touchante d’un climat plus heureux, qu’elles ne connaissent pas, mais dont leur père peut-être ou leur aïeul leur a parlé. Elles nomment des fleurs qui n’ont jamais souri à leurs regards, elles invoquent le rossignol, qui n’a jamais chanté près de leur demeure. Elles s’entourent ainsi de riantes images que le ciel du Nord leur refuse, et vivent quelques instans par la pensée aux lieux où leurs ancêtres ont vécu. Voici deux de ces compositions improvisées, que cite M. Wrangel. Nous regrettons qu’il n’en donne qu’un fragment, et qu’il n’en ait pas recueilli un plus grand nombre

« Je veux écrire une lettre à mon bien-aimé ! Je ne l’écrirai ni avec une plume, ni avec l’encre noire, je l’écrirai avec mes larmes brûlantes, pour qu’elle ne s’efface pas. La colombe à l’aile d’azur sera mon messager. Petite colombe, porte cette lettre à mon bien-aimé, jette-la-lui par sa fenêtre, afin qu’il connaisse mon amour et ma douleur.

« Dis-moi, doux rossignol, beau rossignol aux plumes brunes, où as-tu rencontré ceux qui voguent sur la mer ? — Je les ai rencontrés près des rochers blancs, où ils ont trouvé une île charmante. — Reprends ton essor, ô doux rossignol ! va-t’en sur la mer bleue chercher mon bien-aimé, et dis-lui que celle qui l’aime verse, à cause de lui, bien des larmes amères. »

Les hommes composent aussi et chantent des vers. Dans les longues soirées d’hiver, souvent ceux qui habitent des huttes voisines l’une de l’autre se rassemblent autour d’un même foyer, pour jouer et danser ensemble. On ne remarque rien de semblable parmi les indigènes. Sombres et taciturnes, ils observent, sans y prendre part, l’élan de gaieté des Russes, et rendent hommage à leur force physique, à leur ardeur pour le travail. Quand on leur parle d’un chasseur habile et heureux : — Ah ! c’est un vrai Russe, disent-ils ; et ils courbent la tête en silence, dans le sentiment de leur infériorité.

Les habitations sont construites en bois et se ressemblent toutes par la distribution. Le toit est plat et couvert de terre. Au milieu de la cabane est la cheminée. Il n’y a dans chaque hutte qu’une seule chambre, qui sert à la fois de chambre à coucher, de cuisine et d’atelier. Le plus grand désagrément que le voyageur éprouve dans ces habitations, c’est leur malpropreté. Les riches seuls ont du linge ; les autres n’en portent pas même sur le corps ; ce qu’ils appellent leur chemise est une espèce de blouse en peau de renne. Tout le reste de leurs vêtemens est fait avec la même peau. Je laisse à penser quelle puanteur doit exhaler un tel costume, quand il a été pendant quelque temps trempé de neige et noirci de fumée.

Les hommes portent à leur ceinture un grand couteau, une pipe en étain avec un grand tuyau de bois, et un sac qui renferme, outre les ustensiles nécessaires pour allumer du feu, du tabac mêlé avec du bois de mélèze râpé. En fumant, ils rendent la vapeur du tabac par le nez et les oreilles, ce qui produit sur eux une telle ivresse, qu’on les voit parfois tomber sans connaissance près du foyer. Ils vantent du reste beaucoup cette manière d’absorber l’arôme du tabac, et prétendent que c’est un très bon moyen de supporter le froid.

Le vêtement des femmes ne se distingue de celui des hommes que par sa légèreté. Quelques-unes portent des étoffes de soie ou de coton, et un collier de martre. Les femmes mariées cachent leurs cheveux sous un bonnet tricoté ; les jeunes filles les laissent tomber en longues nattes, et se mettent, dans les jours de fêtes, un bandeau sur le front. Leur grande toilette ressemble du reste beaucoup à celle que les femmes de marchands russes portaient il y a vingt ans. Plus leur vêtement est bariolé, plus il leur paraît beau ; plus leurs pendans d’oreilles sont lourds et étincelans, plus ils leur semblent de bon goût. Les marchands ambulans qui vont dans ce pays à certaines époques, savent tirer bon parti de ces prédilections féminines.

Le printemps est pour les habitans des rives du Kolyma l’époque la plus pénible de l’année. Les provisions amassées pendant l’été et l’automne sont épuisées à la fin de l’hiver. Le poisson, qui pendant les grands froids se cache dans la profondeur des fleuves et des lacs, ne paraît pas encore. Les chiens, fatigués par le travail de l’hiver, abattus par le défaut de nourriture, sont incapables de conduire leur maître à la chasse des rennes et des élans, et les coqs de bruyère, que l’on prend çà et là dans des lacets, ne suffisent pas pour apaiser le besoin des familles. Alors il y a des jours de famine terrible ; alors on voit des troupes de Tunguses, de Jukahires, se précipiter dans les villages russes pour trouver des alimens. Pâles, faibles, pareils à des spectres, ils s’avancent en chancelant, se jettent avec voracité sur des lambeaux de rennes, sur les os, les peaux, les courroies en cuir, enfin sur tout ce qui peut tromper un instant leur faim dévorante. Il est rare qu’ils trouvent quelque nourriture, car souvent les habitans des villages dont ils implorent la pitié sont eux-mêmes forcés de manger le reste des poissons qu’ils avaient amassés pour leurs chiens, et de laisser périr d’inanition ces pauvres animaux. Le gouvernement a, il est vrai, établi des magasins dans lesquels on peut acheter de l’orge à un prix si modéré, que la couronne y perd plus qu’elle n’y gagne ; mais les distances énormes, les difficultés du transport rendent cette ressource à peu près inutile pour la plupart des habitans de ces lointains districts. Pendant le séjour de M. Wrangel à Sredne-Kolymsk, le commissaire du district fit demander au chef des Cosaques combien il présumait qu’il fallût amasser de grains pour les Tunguses et les Jukahires placés sous sa surveillance. Celui-ci répondit : « Je ne sais jusqu’où vont les besoins de ces deux tribus ; ce que je puis affirmer seulement, c’est qu’il y a bien peu de familles parmi elles capables de payer deux roubles par jour pour soutenir leur misérable existence. »

Cependant la nature vient au secours de ces malheureux au moment où leur souffrance est à son comble. Tout à coup, des régions du sud, arrivent des troupes d’oiseaux de passage, d’oies, de canards, de cygnes, et alors jeunes et vieux, hommes et femmes, tout ce qui est en état de porter un fusil, de se servir d’un arc, accourt et va faire sa chasse. On commence aussi à tendre des filets sous la glace ; on y prend quelques poissons ; l’époque de la famine est passée. Les vivres pourtant n’arrivent pas encore en abondance ; on dirait que la nature, pareille à un médecin expérimenté, veut préparer peu à peu ces gens affamés à reprendre la nourriture dont ils ont besoin. Au mois de juin enfin, la glace des fleuves se rompt, le poisson abonde, et tous les bras sont occupés à recueillir des provisions pour l’année prochaine. Quelquefois, au milieu de ce temps de récolte, il arrive encore d’affreuses catastrophes ; les amas de glace que le courant n’emporte pas assez vite se rejoignent, se resserrent, et forment çà et là une espèce de digue qui arrête l’eau dans sa marche ; le fleuve déborde, inonde les plaines et les villages, et emporte les chevaux, si on ne se hâte pas de les conduire sur des collines.

Dès que les fleuves ont repris leur cours régulier, on commence la grande pêche. Le poisson est la principale nourriture des habitans de Kolymsk et de leurs chiens. On calcule que, pour la subsistance de cent familles, il faut au moins trois millions de harengs par année. Le Kolyma en donne ordinairement un million ; le reste est pris ailleurs. On ne saurait évaluer d’une manière certaine le produit de la pêche. Elle dépend de plusieurs circonstances accidentelles. Au mois de septembre, on en fait encore une qui est parfois extraordinairement abondante. Il n’est pas rare alors de voir des pêcheurs retirer d’un seul filet, dans l’espace de trois ou quatre jours, jusqu’à quarante mille harengs. Une partie de l’été est aussi employée à la chasse des rennes. Les chiens harcèlent ces animaux, les poussent vers le rivage, les forcent à se précipiter dans le fleuve ; là le chasseur les attend et les tue à coups de lance.

Pendant que les hommes sont occupés à la chasse et à la pêche, les femmes recueillent pour l’hiver les faibles produits du sol, les plantes aromatiques et les petites baies savoureuses que l’on trouve dans les bois et dans les marais. Le temps où l’on fait cette récolte est un temps de joie, comme celui de la vendange dans les contrées méridionales. Les jeunes filles s’en vont en grand nombre à travers les forêts, passent souvent la nuit en plein air, et se récréent dans leur travail par la danse et le chant. Les baies qu’elles ont cueillies sont jetées dans l’eau froide ; on les laisse geler, et on les garde pour l’hiver comme un mets précieux. En automne, il y a une nouvelle pêche. On creuse des trous dans la glace, on y introduit des filets de crin, et très souvent on en retire d’excellens saumons. Chaque saison amène ainsi une nouvelle série de travaux, et les habitans de ce malheureux pays sont trop occupés des besoins matériels pour songer à ceux de l’esprit. Toute leur habileté, toutes leurs forces, sont employées à lutter contre la nature rigoureuse qui les opprime et à se procurer le strict nécessaire. Dès que le sol est durci par le froid et couvert de neige, ils s’en vont tendre des piéges aux renards, aux martres, aux écureuils, ou poursuivre avec leurs chiens l’élan et l’ours. Ceux qui se livrent courageusement à cette chasse périlleuse sont en grand honneur dans le pays, et l’on raconte leurs exploits comme on raconte ailleurs ceux des guerriers et des navigateurs intrépides. Voici un fait qui prouve avec quelle énergie ces pauvres hommes du Nord attaquent parfois et domptent l’animal terrible de leurs forêts. Un chasseur de Kolymsk s’en va un jour avec son fils à la recherche des renards. Après avoir en vain couru tout le jour, ils s’en revenaient tous deux fort tristes de n’avoir rien trouvé, lorsqu’ils aperçoivent tout à coup un ours couché dans sa tanière. Quoiqu’ils n’eussent pas les armes nécessaires pour le combattre, ils se décidèrent cependant à tenter l’aventure. Le père s’appuie contre une des issues de la caverne et la ferme avec ses larges épaules ; le fils s’avance vers l’autre ouverture et commence à attaquer l’ours avec une lance légère qui ne pouvait que le blesser et l’irriter. L’animal furieux s’élance vers l’issue par laquelle il a coutume de sortir ; mais ses dents et ses griffes glissent sur les peaux épaisses qui couvrent le dos du vieux chasseur, et le fils, frappant toujours de côté et d’autre sur la bête féroce, parvient enfin à la tuer.

L’animal le plus utile aux populations de cette contrée est le chien. On l’emploie à conduire les traîneaux, à charrier des vivres et des marchandises, et il seconde habilement ses maîtres à la chasse. Dans un long voyage d’hiver, tout dépend du choix des chiens ; il faut que ceux que l’on attèle à un traîneau soient déjà habitués à marcher ensemble. On dirait alors qu’ils savent quand ils doivent se fier à l’expérience de celui qu’ils conduisent, et quand ils doivent l’aider de leur instinct. On attèle ordinairement douze chiens à un traîneau, quelquefois plus. À l’entrée de l’hiver, lorsqu’on se dispose à voyager avec les chiens, on les prépare quelques semaines d’avance à ce travail par une nourriture particulière. On tâche de fortifier les faibles ; on donne à ceux qui sont gras des alimens desséchés et en petite quantité pour les faire maigrir. On les exerce tous par des excursions de dix à trente werstes, après quoi on peut faire facilement avec ces animaux cent cinquante werstes par jour, au milieu de l’hiver le plus rigoureux. Les chiens sont nourris pendant le voyage avec des harengs secs ou gelés. Quand ils ont couru durant deux ou trois heures, on leur fait faire une halte de quinze ou vingt minutes, et, au bout de trois jours, il faut leur donner vingt-quatre heures de repos. Les chiens les plus alertes sont choisis pour guides ; la sûreté du voyageur dépend souvent de leur instinct. À travers les plaines immenses couvertes de neige, dans les nuits les plus obscures, dans les vapeurs les plus épaisses, ce sont eux qui découvrent la cabane en bois qui doit servir d’asile à la caravane. Il suffit qu’ils y aient été une fois ; ils la retrouvent sous les amas de neige qui la dérobent à tous les regards, et la font reconnaître aux voyageurs.

En été, on attèle les chiens aux barques qui remontent le fleuve. C’est une chose admirable de voir avec quelle habileté ils s’arrêtent quand il le faut, et comme ils s’élancent à la nage sur l’autre rive du fleuve, lorsque celle qu’ils suivaient est obstruée par un rocher. Le chien est pour les diverses tribus du district de Kolymsk un animal aussi précieux que le renne apprivoisé pour les tribus nomades, et il est pour chaque famille l’objet d’une incroyable prédilection. « Nous en avons vu en 1821, dit M. Wrangel, un étonnant exemple. À la suite d’une fatale épidémie, une famille de Jukahires avait perdu dix-huit chiens, et il ne lui en restait que deux, mâle et femelle. Pour sauver ces deux êtres chétifs, la femme du Jukahire se décida à les allaiter elle-même avec ses propres enfans. Elle accomplit son étrange résolution, et les deux chiens, ainsi nourris, enfantèrent une lignée nombreuse. »

Au mois de décembre, la chasse et la pêche sont finies, et les membres de la famille se rassemblent autour du foyer pour y passer les longues nuits de l’hiver. L’habitation est éclairée par une lampe, dans laquelle on verse de l’huile de poisson, et une colonne de fumée rouge, étincelante, s’élève sur le toit. Autour de la cabane, les chiens, à demi ensevelis dans la neige, interrompent de temps à autre le silence de la nuit par des hurlemens si aigus, qu’on les entend à plusieurs werstes à la ronde.

La cabane est fermée par une peau de renne ou d’ours blanc. Près du feu est le père de famille, qui tresse avec ses fils des filets de crin, ou fabrique des arcs, des flèches, des lances. Quelques femmes, assises au fond de l’habitation, préparent les fourrures des animaux tués pendant l’été, ou façonnent, comme celles que nous avons vues en Laponie, une espèce de fil avec les nerfs du renne ; d’autres posent sur le feu la chaudière qui renferme le poisson destiné à la pâture des chiens, font cuire pour le dîner la chair de renne dans de l’huile, ou préparent les gâteaux de poissons. Si un voyageur entre dans cette cabane, on lui offre ce qui s’y trouve de meilleur, c’est-à-dire les tranches de poisson, les langues de rennes, la graisse fondue, le beurre, tout cela parfaitement gelé. La table est couverte d’un vieux filet de pêcheur, et l’on remplace les serviettes par des copeaux de bois. Ce dernier article est un objet de luxe qu’on ne trouve que parmi les familles qui ont de grandes prétentions à l’élégance. Les riches habitans de Kolymsk offrent parfois à leurs hôtes du thé avec du sucre candi. Le pain est partout un aliment fort rare ; ceux qui ont le moyen d’acheter de la farine en composent une boisson nommée saturaw, ou la font bouillir dans une poêle avec de l’eau et de l’huile.

La fête de Noël est, sur les rives du Kolyma, une grande solennité. Dès le matin, les cloches sonnent ; les habitans, parés de leur mieux, se rendent à l’église. Après le service divin, le prêtre, portant la croix, visite chaque cabane et l’arrose d’eau bénite. Le soir, les voisins se rassemblent auprès du même foyer et font un gala. Si le maître de la maison peut servir à ses hôtes une dizaine de tasses de thé avec quelques morceaux de sucre-candi, tout le monde est dans la joie, et, s’il apporte sur la table un flacon d’eau-de-vie, le bonheur est complet. On chante, on danse, on joue, et, pour terminer une si grande solennité, le lendemain on se promène en traîneaux et on se laisse glisser du haut des montagnes. Ainsi se passe la vie pénible et uniforme de ces pauvres gens, qui heureusement n’ont aucune idée des jouissances que nous recherchons.

À son arrivée à Kolymsk, M. Wrangel s’installa dans une grande maison abandonnée depuis long-temps, parce qu’on la regardait comme le lieu de rendez-vous des esprits. Cette maison était couverte en terre, comme toutes celles du pays, et divisée en deux compartimens. L’un fut occupé par le jeune officier, l’autre par ses gens. Une planche servant de lit, une table chancelante, une chaise dont les diverses pièces étaient liées avec des courroies, voilà tout ce qui composait le mobilier. Les fenêtres étaient garnies d’une lame de glace de six à huit pouces d’épaisseur ; c’était là ce qu’on appelait des vitres. M. Wrangel prépara ses instrumens, fit élever un observatoire et commença ses travaux. Le froid était si rigoureux, que, lorsqu’il travaillait dans sa chambre, assis auprès d’un large foyer, son encre gelait à côté de lui, et lorsque les ouvriers travaillaient à son observatoire, leurs haches se brisaient comme du verre. Cependant il devait s’exposer à une température plus cruelle encore : il devait, aux termes de ses instructions, s’avancer jusqu’au cap Schelagskoi, situé au 70e degré de latitude, s’efforcer de trouver la plage qu’un Cosaque nommé Andrejew prétendit avoir découverte en 1762, tandis qu’une partie de ses compagnons se dirigeraient vers l’est et tâcheraient de pénétrer aussi loin que possible.

Ces excursions aventureuses ne pouvaient être faites qu’au milieu de l’hiver, avec des chiens et des nartes. Le narte est un traîneau en bois dont les diverses pièces ne sont ni clouées ni chevillées, mais liées l’une à l’autre par de fortes courroies. Le patin de ces traîneaux n’est pas, comme dans ceux des autres pays, garni d’une bande de fer. On le fait tout simplement tremper dans de l’eau froide. Il se revêt alors d’une couche de glace de six lignes environ si ferme et si dure, qu’elle résiste fort long-temps. Pour entreprendre son excursion sur la mer Glaciale, M. Wrangel avait besoin de cinquante nartes et de six cents chiens, car il fallait qu’il emportât avec lui, outre ses instrumens de physique, du bois, des vivres, pour quarante jours, et à peu près trente mille poissons pour la nourriture des chiens. Par un beau temps, un attelage de douze chiens mène assez rapidement un narte chargé de onze cents livres ; si la route est mauvaise ou le vent contraire, il traîne avec peine la moitié de ce fardeau.

Tandis que M. Wrangel faisait ses préparatifs de départ, un beau jour il vit arriver dans sa demeure un singulier voyageur, le capitaine Cochrane, qui, après avoir traversé toute l’Europe à pied, continuait sa promenade dans les déserts de la Sibérie, et prétendait s’en aller ainsi jusqu’aux barrières infranchissables de la mer Glaciale. Il témoigna aux officiers russes le désir de les accompagner dans leur expédition, « mais une personne de plus dans un voyage où chaque livre de bagage était, dit M. Wrangel, discutée et pesée rigoureusement, ne nous permit pas d’accepter son offre, » et après avoir fait, de côté et d’autre, quelques excursions, il s’en retourna comme il était venu, tantôt sous la conduite d’un Cosaque, tantôt avec une caravane de marchands.

Le 19 février, M. Wrangel se dirigea vers les plages désertes de la mer Glaciale ; le premier jour de son voyage, il trouva encore quelques habitations ; le second, il s’arrêta dans une cabane abandonnée qui lui servit d’asile pendant la nuit. Bientôt il ne vit plus aucune trace humaine ; les longues plaines de neige qu’il traversa sont entièrement inhabitées. Quelques hommes de la tribu des Tschuktsches y passent seulement de temps à autre pour s’en aller à une foire ou à la pêche. Le 25 février, la caravane arriva à l’embouchure d’un petit fleuve où les chasseurs s’arrêtent dans leurs plus lointaines excursions, et que nul Russe n’avait visité depuis 1765. Le froid était très rigoureux. Les chiens même en souffraient beaucoup. Il fallut leur mettre des lambeaux de couvertures sur le corps, et leur faire, avec de la peau de renne, des espèces de bottes. Le froid rendait aussi très difficiles les observations de physique et d’astronomie. Le mouvement du chronomètre s’arrêta ; le sextant ne pouvait être employé qu’avec précaution. Si on posait la main nue sur son arc de cuivre, ou si on le plaçait près de son œil, à l’instant même la peau des doigts ou du visage se gelait et était emportée. Il fallut garnir cet instrument de cuir à tous les endroits que l’on avait à toucher, et les observateurs devaient, en s’en servant, retenir leur souffle, car l’haleine jetait sur les verres une humidité qui se transformait aussitôt en une couche de givre. Ni le froid, ni les fatigues de la route, ni les difficultés de toute sorte, n’empêchèrent le courageux voyageur de poursuivre avec ses compagnons le cours de ses travaux. La nuit même il faisait, à la lueur d’une petite lanterne, ses calculs d’astronomie.

Heureusement il trouva, dans le lieu désert où il venait de dresser sa tente, plusieurs pièces de bois amenées là par les courans. Plus loin il en trouva encore. C’était, à la fin d’une journée tout entière passée dans la neige ou sur la glace, un bonheur que ceux-là seuls qui ont voyagé l’hiver dans les régions boréales peuvent bien comprendre. Nous nous rappelons la joie que nous éprouvions en Laponie, lorsqu’après avoir parcouru pendant huit ou dix heures les marais fangeux, nous voyions poindre, au lieu où nous établissions notre campement, quelques tiges de bouleau, et les souffrances de notre route n’étaient rien cependant, comparées à celles que le jeune officier russe a supportées, dans sa redoutable mission, pendant plusieurs hivers. Mais il y a dans le cœur de l’homme, aux jours de lutte et de péril, une force merveilleuse, un élément de consolation et d’espoir qui se révèlent tout à coup, quand le moment en est venu, par un miracle de la nature et une clémence infinie de Dieu. Les heures les plus douloureuses ont leur éclair de joie, de même que les ténèbres profondes des contrées polaires ont leurs aurores boréales. M. Wrangel a dépeint ses soirées de campement au milieu des plages de la Sibérie, et il trace ce triste tableau avec calme, parfois même avec gaieté.

« Dès que notre tente en peau de renne était établie, tout le monde, dit-il, se mettait à l’œuvre pour préparer le souper. Ceux-ci remplissaient de neige nos bouilloires, ceux-là allumaient le feu, et, dès que nous avions pris quelques tasses de thé, toute la caravane était plus animée et plus riante. Le biscuit de seigle contribuait aussi beaucoup à raviver nos forces. Nos guides s’en allaient alors donner la pâture aux chiens et les attachaient avec soin, pour les empêcher de courir, pendant la nuit, à la poursuite de quelque renard. Pendant ce temps, nous commencions nos observations, nous tracions sur la carte la marche que nous avions faite pendant le jour, ce qui parfois n’était pas chose facile au milieu de l’épaisse fumée qui inondait notre tente. Puis venait le souper composé d’une soupe de viande ou de poisson, cuite dans la même chaudière pour toute la communauté ambulante. Enfin, nous nous couchions tout habillés, à côté l’un de l’autre, les pieds tournés vers le foyer. Seulement nous avions grand soin de changer chaque soir de chaussure, et un de nos compagnons qui avait une fois négligé de prendre cette précaution faillit avoir les pieds gelés. Le lendemain nous nous levions à six heures. On allumait du feu, on buvait encore quelques tasses de thé ; puis la tente, les ustensiles de cuisine, les instrumens étaient enveloppés sur les traîneaux, et à neuf heures nous continuions notre route.

« Le 25 février, le thermomètre était à 25 degrés. Un vent léger, un tourbillon de neige, nous fatiguaient tellement, nous et nos pauvres chiens, que nous fûmes obligés de nous arrêter. La neige tomba toute la nuit, et le lendemain notre tente était couverte d’un manteau de glace que nous eûmes bien de la peine à enlever. La nuit suivante, le froid fut si intense, que, malgré la chaleur de notre foyer et l’épaisseur de nos vêtemens, nous fûmes forcés de nous lever et de sauter dans notre tente pour ranimer nos membres engourdis. Quelques jours après, le thermomètre descendit à 13 degrés, et ce fut pour nous un heureux soulagement. »

Le 5 au soir, enfin, les voyageurs aperçoivent le cap Schelagskoi, qui était le terme de leur excursion. Ils y arrivent à travers les blocs de glace qui l’entourent, au risque de briser leur traîneau, de se perdre dans les amas de neige, ou de tomber dans des abîmes. Mais ils avaient atteint le but de leur expédition, le succès ravivait leur courage, et ils prirent avec un joyeux orgueil leurs instrumens pour mesurer la hauteur et la situation de cette dernière barrière du monde.

Tandis que M. Wrangel achevait son pénible pèlerinage, un de ses compagnons, M. Matiuschkin, s’en allait, comme lui, avec des nartes traînés par des chiens au village d’Ostrownoje, situé à environ deux cent cinquante werstes de Kolymsk. Il y arrivait au temps de la foire, et il donne, sur cette réunion annuelle de diverses peuplades, sur les lieux qu’il a parcourus, sur les mœurs qu’il a observées, des détails curieux.

Le village, situé au 68° de latitude, est entouré d’un rempart en bois qui porte le titre pompeux de forteresse. Quelques huttes occupées par des Cosaques ont le nom de casernes, et la chétive maison du commissaire doit être regardée comme un palais au milieu des trente malheureuses cabanes qui l’environnent. La foire se tient en plein air. Les Russes y viennent ordinairement avec une centaine de chevaux très chargés, les Tschuktsches avec leur famille, leur tente, leurs rennes. Ils arrivent de la pointe orientale de l’Asie, où ils recueillent des dents de morse et des fourrures. Le long de leur route, ils s’arrêtent dans plusieurs autres foires, et font çà et là de longs détours pour trouver les pâturages nécessaires à la subsistance de leurs rennes. Leur tournée marchande dure près d’un an, et à peine ont-ils posé le pied dans le lointain district occupé par leur tribu, qu’ils se hâtent d’échanger les rennes fatigués du voyage contre d’autres rennes jeunes et dispos, et se remettent en route. Tantôt ils sont en négociation avec les Américains, tantôt avec les Russes ; ils amassent d’un côté ce qu’ils revendent de l’autre, et voici à peu près le résultat habituel de leur commerce. Le Tschuktsche donne à l’Américain une demi-livre de tabac pour une fourrure qu’il livre ensuite au Russe moyennant deux livres de tabac, en sorte qu’il gagne trois cents pour cent sur chacun de ses marchés. Le Russe, de son côté, n’a pas trop à se plaindre. Les deux livres de tabac qu’il échange contre une fourrure valent au plus 160 roubles, et il revend cette fourrure 260 roubles.

Outre le tabac, cette denrée chérie des peuples du Nord, les Russes apportent à Ostrownoje toutes sortes d’ustensiles en fer et en cuivre, des objets de toilette pour les femmes, et de l’eau-de-vie. L’eau-de-vie, dans cette contrée, subjugue toutes les consciences, aplanit tous les obstacles. C’est le nectar olympien qui donne aux malheureux habitans des plages glaciales l’illusion d’un bonheur céleste ; c’est le philtre magique qui endort leur volonté et charme leurs sens. Qu’un des chasseurs de la Sibérie refuse de donner pour le prix qui lui en est offert la peau de l’animal qu’il a courageusement poursuivi à travers les forêts et les neiges, le Russe fait reluire à ses yeux la merveilleuse bouteille, et à l’instant même voilà le pauvre chasseur qui se trouble, qui balbutie, qui contemple d’un regard attendri la liqueur enivrante, tend la main, et cède pour une volupté de quelques instans le fruit de mainte course périlleuse. On dirait, à le voir si ému et si avide, que le flacon d’eau-de-vie, pareil à ces fioles enchantées dont parle l’Arioste, tient son ame enfermée dans sa fragile enveloppe, et qu’il veut à tout prix la reconquérir.

Les Tschuktsches paient au gouvernement russe, pour avoir le droit de venir à la foire d’Ostrownoje, un tribut de seize peaux de renard et de vingt peaux de martre. Dès que le commissaire a reçu cet impôt, il fait hisser un pavillon sur la tour des remparts, et la foire est ouverte. Alors les Tschuktsches s’avancent avec leurs lances, leurs arcs, leurs flèches, et rangent leurs traîneaux en demi-cercle ; les Russes se posent en face d’eux. Tous attendent avec impatience le son de la cloche qui donne le signal du marché, et à peine cette cloche a-t-elle retenti, que tout le monde est en mouvement. Les Russes courent de côté et d’autre avec leurs denrées, ceux-ci traînant sur le sol un lourd sac de tabac, ceux-là portant des casseroles, des haches, des pipes, des étoffes de diverses couleurs. On dirait autant de boutiques ambulantes ; chacun s’agite et crie, chacun vante, dans un idiome barbare mêlé de toute sorte de dialectes, les qualités de sa pacotille et les conditions excellentes auxquelles il la livre. Dans ce tumulte de la foule, dans cette émeute de l’agiotage, plus d’un industriel, courbé sous le poids de son fardeau, est renversé dans la neige et foulé aux pieds par ses rivaux. Dans sa chute, il perd ses gants ou son bonnet, il est froissé ou meurtri, mais l’intérêt du moment lui fait bien vite oublier tous les inconvéniens de sa situation ; il se relève et court la tête nue, par trente ou quarante degrés de froid, auprès de ses chalands. Les Tschuktsches seuls restent immobiles et silencieux devant leurs traîneaux, attendant qu’on vienne à eux et répondant par quelque froid monosyllabe aux offres qui leur sont faites. Leur sang-froid leur donne un grand avantage sur les Russes, qui souvent, dans l’impétuosité de leurs désirs de marchand, donnent pour une fourrure le double de ce qu’elle vaut. Ce mouvement commercial dure trois jours, après quoi les caravanes s’en vont, avec leurs cargaisons, de différens côtés, et le village sibérien retombe dans un profond silence jusqu’à l’année suivante.

De toutes les tribus du nord de l’Asie, nulle n’a conservé un caractère de nationalité aussi marqué que celle des Tschuktsches. Comme leurs ancêtres, ils errent encore constamment à travers les montagnes, les rochers, les déserts de leur ancienne province. Comme tous les peuples primitifs, ils ont peu de besoins ; le renne suffit presque à leur subsistance ; le renne leur donne des peaux pour faire leur tente et leurs vêtemens, la chair qui les nourrit, le lait qui les désaltère. Dans les sombres et orageux parages où s’écoule leur vie, ils jouissent fièrement de leur liberté, ils regardent avec une sorte de dédain les peuplades sibériennes subjuguées par les Russes, et ne peuvent leur pardonner d’avoir sacrifié à quelques vaines considérations de bien-être matériel la noble et mâle indépendance qui faisait la joie de leurs aïeux.

Le baptême, qu’ont reçu la plupart de ces pâtres nomades, n’a rien changé à leur manière de vivre. En consentant à recevoir ce sacrement, ils ont tous gardé leurs traditions et leurs coutumes païennes. Le baptême n’est, du reste, pour un grand nombre d’entre eux, qu’une sorte d’opération commerciale. Comme ces barbares dont parlent les sagas du Nord, qui, au temps de Louis-le-Débonnaire, acceptaient le nom de chrétien pour un javelot ou une armure, les Tschuktsches se soumettent aux cérémonies de l’église pour une pique ou un rouleau de tabac. Un jeune Tschuktsche, à qui le prêtre avait promis cette récompense, devait un jour se laisser baptiser dans l’église de Kolymsk : la cérémonie avait attiré un grand nombre de spectateurs ; le néophyte était là, regardant en silence les préparatifs que l’on faisait pour lui donner le nom de chrétien, et songeant vraisemblablement à toute autre chose qu’aux préceptes du catéchisme. Lorsqu’on lui dit de monter sur l’escabeau pour se plonger, selon le rite grec, trois fois dans l’eau, le pauvre converti, qui ne s’attendait pas à cette façon peu agréable, il est vrai, d’abjurer son paganisme (l’eau était à demi glacée), déclara qu’il rompait le marché, et qu’il aimait mieux s’en aller à la chasse tuer un renard ou une martre, et acheter du tabac à la prochaine foire. Après mainte prière de la part du prêtre et de quelques-uns des assistans, il finit par céder, il se jeta bravement dans l’eau et en sortit tout grelotant en criant : Mon tabac ! mon tabac ! On eut beau lui objecter que la cérémonie n’était pas achevée, qu’il y avait encore quelques formalités à remplir ; rien ne put le fléchir : — Donnez-moi mon tabac ! répétait-il d’une voix irritée ; et, las enfin de le demander vainement, il s’enfuit dans sa tente, laissant le prêtre et l’assemblée fort peu édifiés d’une telle conversion.

La société biblique de Pétersbourg a fait imprimer en caractères russes une traduction en dialecte tchuktsche du Pater, du Credo, des commandemens de Dieu et de quelques pages des évangiles ; mais l’alphabet russe n’a pas les caractères nécessaires pour rendre les sons sifflans et gutturaux de ce dialecte, et cette traduction est, pour ceux à qui elle est destinée, à peu près inintelligible. Malgré les prédications évangéliques, la polygamie est encore en usage chez les Tschuktsches. Ils traitent les femmes comme des esclaves, et les quittent, les reprennent à volonté.

Comme les sauvages du nord de l’Amérique, ils ont aussi la coutume d’égorger les vieillards débiles et les enfans qui naissent avec une infirmité. Il y a quelques années, le chef d’une famille riche et considérée, se sentant faible, accablé par l’âge et hors d’état de continuer ses excursions nomades, pria ses proches parens de le tuer, et nul d’entre eux n’hésita à lui donner ce témoignage d’obéissance et d’affection.

Le schaman ou sorcier joue parmi ces populations nomades un grand rôle. C’est à lui que l’on s’adresse dans toutes les circonstances importantes de la vie, tantôt pour lui demander un conseil, tantôt pour qu’il préserve d’un péril ou sauve d’une catastrophe ceux qui l’invoquent, car on le croit en relation directe avec les esprits, assez habile pour connaître leur volonté, et assez fort pour la diriger. Souvent sa décision est sévère et cruelle ; mais, si cruelle qu’elle soit, elle est aveuglément acceptée. En 1814 une peste terrible éclata dans le district d’Ostrownoje. Elle enlevait à la fois les hommes et les animaux. Les schamans, appelés au secours des malades, font leurs conjurations, agitent leurs tambours, invoquent les esprits. Tout est inutile. Les esprits sont rebelles à la prière, et l’épidémie continue à ravager les habitations. Les schamans se réunissent alors en conseil, et décident que, pour apaiser les génies irrités, il faut leur sacrifier Kotschen, l’un des principaux habitans du pays. Kotschen était si généralement aimé et considéré, que l’arrêt porté contre lui révolta d’abord la population ; mais, comme la peste semblait faire de nouveaux progrès, on accepta la sentence des schamans. Kostchen lui-même, se dévouant pour sa tribu, pria son fils de le tuer, et tomba sans se plaindre sous ses coups.

Le schaman, si puissant et si redouté, n’appartient à aucune corporation et n’est soumis à aucune doctrine. Il n’obtient le titre de schaman que grace à son organisation nerveuse et à ses songes superstitieux. La solitude, le jeûne, les veilles, les boissons narcotiques, troublent ses sens et portent au plus haut degré son exaltation. Il tombe en extase, il a des visions, et alors il croit vraiment voir les esprits dont il a entendu parler dans sa jeunesse. De ce moment on le déclare schaman ; on lui confère ce titre solennel au milieu des ténèbres, au bruit du tambour magique, avec toutes sortes de bizarres cérémonies. Cependant il reste ce qu’il était auparavant, il n’a point eu de maîtres, et ne forme point de disciples. Quoi qu’il dise ou qu’il fasse, il agit par sa propre impulsion. Il se trompe lui-même et trompe les autres, selon l’inspiration du moment, sans chercher dans sa mémoire ses moyens de fourberie.

« L’apparition d’un vrai schaman, dit M. Matiuschkin, est, sous le rapport psychologique, une chose très curieuse à observer. Chaque fois que j’ai vu un de ces sorciers du Nord, avec son regard effaré, ses yeux entourés d’un cercle de sang, ses cheveux hérissés et son visage contracté, balbutiant d’une voix faible des paroles inintelligibles et se tordant les membres dans de violentes convulsions, j’ai éprouvé je ne sais quelle émotion sombre et profonde, et je comprends que les grossières peuplades de la Sibérie soient subjuguées par le spectacle d’un tel délire et le regardent comme l’œuvre des esprits. »

La tente des Tschuktsches est faite en peaux de rennes tannées. Sous cette tente est leur habitation favorite, leur polog. C’est une sorte de grand sac en peaux cousues l’une sur l’autre, et auquel on donne, au moyen de quelques lattes, la forme d’une caisse carrée, si basse qu’on ne peut s’y tenir debout. On y entre par une ouverture étroite en se traînant sur les genoux ; la caisse est fermée de tous les côtés, à l’air et à la lumière. Elle est chauffée et éclairée par une espèce de lampe en terre, pleine d’huile de poisson et garnie d’un faisceau de mousse desséchée en guise de mèche. Cette lampe, ainsi renfermée dans un sac de peau, donne une telle chaleur, qu’au milieu de l’hiver le plus glacial, les habitans du polog restent ordinairement jour et nuit tout nus. Souvent une même tente renferme deux ou trois pologs, servant chacun de nid à une famille.

« Un jour, dit M. Matiuschkin, un riche Tschuktsche, nommé Leut, m’invita à aller le voir, et j’acceptai avec joie son invitation, car c’était pour moi une occasion de pénétrer dans la vie intérieure de cette curieuse peuplade. Je me courbe sur le sol, je me traîne dans le polog ; mais à peine y étais-je entré, que j’aurais bien voulu être dehors. Qu’on se figure, s’il est possible, ce sac étroit et fermé de tous côtés, inondé par la puante fumée qui s’exhale de l’huile de poisson, et occupé par une demi-douzaine d’individus tout nus. Je crus que j’étoufferais. La maîtresse de l’habitation et sa fille, qui avait environ dix-sept ans, me reçurent sans embarras dans leur très léger costume et se mirent à fouiller de côté et d’autre dans leur noir polog. Je crus qu’elles cherchaient une peau ou un lambeau d’étoffe pour se couvrir, mais non, c’étaient tout simplement des grains de verre qu’elles mêlèrent avec une coquetterie mondaine à leurs cheveux. Quand cette toilette fut achevée, Mme Leut, qui tenait à me faire convenablement les honneurs de sa maison, m’apporta un morceau de chair de renne bouilli, sans sel, et, pour le rendre plus appétissant, y versa une notable quantité d’huile rance. Je reculai avec horreur devant ce mets nauséabond, et cependant, pour ne pas humilier ces malheureux, qui m’offraient certainement ce qu’ils avaient de meilleur, j’essayai d’en manger un peu, tandis que mon hôte engloutissait avec avidité la chair de renne et l’huile, ne s’arrêtant que pour reprendre haleine et vanter les rares talens culinaires de sa femme. J’abrégeai autant que possible le dîner et l’entretien, et, dès que je me retrouvai en plein air, je bénis de bon cœur la liberté de l’espace.

« Le lendemain, je reçus la visite de plusieurs Tschuktsches accompagnés de leurs femmes. Ils venaient, disaient-ils, prendre congé de moi et se recommander à mon bon souvenir. Je n’avais à offrir aux femmes que du thé, dont aucune d’elles ne voulut goûter, et des morceaux de sucre candi, qu’elles reçurent avec reconnaissance. Par bonheur j’avais encore quelques grains de verre de diverses couleurs que je leur distribuai, et cette libéralité leur causa une telle joie, que, pour me montrer leur gratitude, elles se mirent à danser devant moi. Ce fut un curieux ballet. Les aimables bayadères, enveloppées dans leurs épais vêtemens de peaux, agitant les pieds en avant et en arrière, élevaient les bras en l’air, tandis que leur figure grimaçait de la plus étrange façon. Pendant qu’elles déployaient ainsi leurs graces chorégraphiques, le virtuose de la troupe faisait entendre je ne sais quel chant sourd et monotone, dont la mélodie ressemblait à un grognement. Quand la première danse fut finie, deux femmes renommées dans le district pour l’agilité de leurs mouvemens, les deux premières artistes de la société, se détachèrent de leurs compagnes et se mirent à sauter en faisant d’effroyables contorsions, tantôt s’élançant l’une contre l’autre comme si elles allaient se prendre aux cheveux, puis se rejetant en arrière par une vigoureuse cabriole, jusqu’à ce qu’enfin elles tombassent baignées de sueur et épuisées de fatigue. Mon interprète me conseilla de donner à ces deux rares sujets un peu d’eau-de-vie et de tabac. Je ne pouvais faire moins pour récompenser leurs efforts, et cet hommage rendu aux deux plus beaux talens de la tribu enchanta la société, qui me quitta profondément touchée de mes bonnes manières et de ma générosité. »

Il y a, près de l’île de Koliutsckin et le long des côtes qui l’avoisinent, une autre peuplade de Tschuktsches, qui ne mène point une vie nomade comme celle dont nous venons de parler et n’a point de rennes. Leurs cabanes sont construites avec des poutres ou des ossemens de baleines et recouvertes de peaux. On y entre par une ouverture étroite que ferme une peau épaisse, et dans le fond de l’habitation il y a une petite tente soigneusement calfeutrée, qui sert de refuge à la famille pendant les jours d’hiver. On ne brûle dans le foyer que des ossemens de baleine arrosés d’huile, car nul arbre ne croît dans cette sinistre contrée, et les pièces de bois flottantes amenées sur les grèves par les courans sont conservées soigneusement pour servir d’appui aux habitations. Ces Tschuktsches vivent de chasse et de pêche. Le morse est pour eux la ressource providentielle que leurs frères nomades trouvent dans les troupeaux de rennes. Avec le morse, ils ont un aliment pour apaiser leur faim, des peaux pour se couvrir et fabriquer leurs lanières, leurs courroies, de l’huile pour éclairer et chauffer leurs sombres demeures ; avec les dents d’ivoire de cet animal, ils font des coupes, des cuillères, des instrumens tranchans pour rompre la glace ; ils en vendent en outre un assez grand nombre pour se procurer les diverses denrées de luxe ou de première nécessité que leur sol ingrat leur refuse. Ils tuent les oiseaux à coups de fronde, et poursuivent hardiment, la lance à la main, les ours blancs au milieu des blocs de glace. Ils voyagent dans des traîneaux attelés de chiens.

Leur mets favori est la chair d’ours blanc ou la peau de morse ; quelquefois ils font du bouillon de renne, qu’ils aspirent dans de larges vases avec un os percé comme un tuyau. Ordinairement ils ne touchent au plat qui leur est servi que lorsqu’il est tout-à-fait froid, et après chaque repas ils ont coutume de prendre, comme dessert, un lourd morceau de neige. « Je les ai vus souvent, dit M. Wrangel, par trente degrés de froid, sortir de leur tente, rentrer les mains pleines de neige, et la manger avec un remarquable plaisir. »

À toutes les misères de cette population il faut en ajouter une encore qu’on ne s’attendrait guère à trouver dans une telle contrée : le vasselage. Il y a là des familles entières qui, depuis un temps immémorial, sont soumises à d’autres familles, des hommes qui n’ont pas le droit de rien posséder, et qui vivent dans la dépendance des patriciens, obéissant à leurs ordres, et remplissant auprès d’eux tous les devoirs de la domesticité. Quand on interroge les étranges barons de cette malheureuse peuplade sur l’origine d’un tel servage, ils répondent qu’ils ne la connaissent pas, que leur état social a toujours existé ainsi, et qu’il ne doit jamais changer.

À peine de retour à Kolymsk, M. Wrangel entreprend de nouvelles expéditions ; il fait réparer ses traîneaux, reposer ses chiens, et s’en va, à travers les neiges, les glaces, les marais fangeux et les fleuves, tantôt à l’île de Krestowoi, située au-delà du 70e degré de latitude, tantôt vers la tribu des Jukahires, qui habitent les bords de l’Aniuj. Il revient à Kolymsk, met en ordre ses observations, prépare ses instrumens, et repart de nouveau pour visiter les côtes de la mer Glaciale et le grand désert de Tundra. Nous ne dirons point toutes les souffrances physiques qu’il éprouve dans le cours de ces longues excursions, tous les périls qu’il doit braver pour s’en aller, à quelques centaines de lieues de sa retraite de Kolymsk, faire une expérience d’astronomie et de physique. C’est toujours le même ciel sombre et nébuleux qui attriste ses regards, le même vent glacial qui pénètre sous sa tente, le même tourbillon de neige qui entrave sa marche, le même labyrinthe de glace où à chaque pas il court risque de se perdre, la même plage désolante dont nulle fleur n’égaie la teinte sinistre, dont nul rayon de soleil ne tempère l’affreuse rigueur. Mais çà et là il rencontre des peuplades nouvelles et donne, sur leurs mœurs, sur leur caractère, des détails intéressans.

Le long du fleuve Aniuj s’étend la tribu des Jukahires, pour qui la pêche est presque nulle et qui n’ont d’autres moyens d’existence que la chasse aux oies sauvages et aux rennes. Le temps où les rennes passent est pour les Jukahires un temps de joie et de bénédiction, le temps de leur moisson et de leur vendange. Chaque année au printemps, les rennes sauvages quittent les forêts profondes où ils ont cherché un abri pendant l’hiver, et s’en vont vers les plaines du nord, soit pour y trouver une mousse meilleure, soit pour échapper aux moustiques qui les aiguillonnent. Cette première migration n’est pas très productive encore pour les Jukahires, car les rennes passent sur les lacs et les fleuves gelés, et il faut ou leur tendre des piéges, ce qui souvent rapporte peu de chose, ou leur tirer des coups de fusil, ce qui coûte trop cher. La véritable récolte se fait au mois d’août ou de septembre. Les rennes reprennent alors le chemin des forêts. Les pâturages d’été les ont engraissés, et leur peau est bien meilleure qu’en hiver. Ils arrivent divisés par cohortes de trois ou quatre cents ; toutes ces cohortes réunies forment une troupe de plusieurs milliers de rennes. Elles marchent à quelque distance l’une de l’autre, et occupent parfois un espace de cinquante à cent verstes. En tête de chaque détachement est un renne remarquable par sa force et sa taille, qui semble servir de guide aux autres. Lorsque la troupe émigrante approche d’un fleuve qu’elle doit traverser, le guide s’avance le premier, regarde de côté et d’autre, sonde le terrain, et, lorsqu’il n’a point reconnu de danger, se jette à l’eau ; tous les rennes s’y jettent après lui. Alors les chasseurs, qui se tenaient cachés dans des golfes, dans des broussailles, s’élancent sur leurs canots, entourent les animaux, qui s’enfuient à la nage, les frappent à coups de lance et en tuent en peu d’instans un grand nombre.

Cette chasse cruelle n’est du reste pas sans danger. Au milieu du tumulte impétueux des rennes qui nagent, des hommes qui les poursuivent, le léger canot peut être facilement submergé. Les rennes d’ailleurs se défendent vigoureusement, ceux-ci avec leurs cornes, ceux-là avec leurs pieds, et souvent font chavirer l’embarcation. En pareil cas, le chasseur, hors d’état de passer à la nage à travers le troupeau flottant au milieu duquel il s’est jeté, n’a d’autre parti à prendre que de s’attacher à un renne robuste et de se laisser ainsi remorquer jusque sur le rivage.

Tant que la chasse dure, une foule de Jukahires vont et viennent dans leurs pirogues le long du fleuve, s’emparent du butin et le conduisent à terre. Tous les rennes qui expirent sur l’eau sont partagés également entre les diverses familles de la tribu. Tous ceux qui, après avoir été blessés, parviennent à gagner le rivage, appartiennent aux chasseurs.

Quand les troupeaux de rennes viennent ainsi se livrer aux coups de la peuplade, les Jukahires en sont souvent réduits à la dernière extrémité ; souvent, au printemps, ils ne peuvent faire que de très insuffisantes provisions. Les rennes alors sont maigres, chétifs, et on n’en tue qu’un très petit nombre. Sur la fin de l’été, plus d’une famille souffre de la famine et ronge avec une avidité désespérée les peaux qui lui servent de vêtemens et de couvertures. Quand vient l’automne, c’est une chose désolante de voir ces malheureux attendre avec angoisse le retour des rennes et dévorer les premiers qui sont tués, avec la peau et les entrailles, sans en perdre un seul morceau. Si les troupeaux qui alimentent cette population prennent par hasard un autre chemin, s’ils échappent à la surveillance des chasseurs, c’est une calamité dont on ne peut se faire une idée. Les Jukahires courent de côté et d’autre tout effarés, et, quand ils voient que leur proie leur échappe, les uns se tordent les mains et poussent d’affreux hurlemens ; d’autres se roulent dans la neige en invoquant la mort ; d’autres restent silencieux et immobiles, atterrés à l’idée des souffrances qu’ils vont éprouver, et bientôt la famine emporte tous ceux qui n’ont pas dans leurs demeures quelques vivres, ou qui ne trouvent pas dans la pêche une dernière ressource.

Il y a encore, sur ces mêmes plages soumises à tant de fléaux, d’autres tribus subjuguées, comme celle des Jukahires, par la Russie et contraintes à payer un impôt annuel. M. Wrangel cite entre autres celles des Tschuwanges, des Lamutes, et celle des Tunguses, qui est répandue au loin, et dont les voyageurs vantent la douceur de caractère et la moralité. Quand une jeune fille de cette tribu s’est laissée séduire, on lui bande les yeux, toute la communauté vient la prendre dans sa demeure et la conduit au milieu des champs ; là, elle s’avance, étendant les mains devant elle, et les branches du premier arbre qu’elle rencontre sont employées à la battre.

Le 19 novembre 1823, M. Wrangel, ayant complété la longue série de ses observations, quitte Sredne Kolymsk pour retourner à Pétersbourg. Cette fois, il est délivré des anxiétés continuelles que lui donnaient ses attelages de chiens : il voyage avec des chevaux, et il a pour l’accompagner une escorte de Jakutes étonnans par leur force physique et leur ténacité dans les fatigues. « Le Jakute, dit M. Wrangel, porte en voyage à peu près le même vêtement que lorsqu’il est chaudement enfermé dans sa demeure, et passe presque toujours la nuit en plein air. Une couverture de cheval étendue sur la neige lui sert de lit ; une selle en bois lui sert d’oreiller. Le dos et les épaules enveloppés d’une peau de renne, la poitrine presque nue, il se place près du feu, et, lorsqu’il sent le besoin de dormir, il garantit avec de petits morceaux de peau son nez, ses oreilles, se couvre le visage et se couche paisiblement. Dans la Sibérie même, on appelle les Jakutes des hommes de fer, et ils méritent ce nom. Souvent je les ai vus dormir presque sans vêtemens, sur le sol, par 20 degrés de froid. Ils sont doués d’une finesse de regard qui ne peut être comparée qu’à celle des sauvages de l’Amérique, et d’une mémoire locale vraiment incroyable. Quand ils traversent le désert, ils remarquent un buisson, une pierre, une ondulation de terrain, et ce sont là autant de signes qui les aideront une autre fois à retrouver leur route. »

Malgré toutes les précautions prises par M. Wrangel pour achever sans trop de peines son périlleux voyage, bientôt il en vint à regretter les nartes et les chiens qui l’avaient conduit sur la mer Glaciale. Le thermomètre était à 40 degrés. Dans un traîneau, il avait supporté plus d’une fois une telle température ; à cheval, elle était intolérable. Enveloppé, ou, pour mieux dire, emmaillotté dans sa double peau de renne, chargé de ses cuissards, de ses grandes bottes, de son lourd bonnet, il ne pouvait mettre pied à terre pour se réchauffer par le mouvement : il fallait qu’il restât à cheval quelquefois dix heures de suite, car la caravane ne pouvait s’arrêter qu’à certains endroits, là où l’on trouve un abri et un peu d’herbe sous la neige. Les chevaux eux-mêmes souffraient du froid, des aiguilles de givre pendaient à leurs naseaux, et leur sabot se brisait sur les pointes de glace. La caravane était constamment entourée d’un épais brouillard, produit par l’haleine des voyageurs, les vapeurs exhalées des vêtemens et même de la neige, dont la température alors était plus chaude que celle de l’atmosphère. Ce brouillard se cristallisait en petites pointes de givre qui tourbillonnaient dans l’air et tombaient avec un bruit pareil au frôlement de la soie. La nature inanimée souffrait aussi de ce froid excessif. Les troncs d’arbre éclataient, le sol se fendait, et des blocs de roches, détachés de leur base, roulaient du haut des collines avec un fracas semblable à celui du tonnerre.

Au commencement de janvier, le froid diminua peu à peu ; le 6, le thermomètre était à 19 degrés. — Nous trouvions, dit, M. Wrangel, cette température douce après celle dont nous venions de subir l’affreuse rigueur.

Après sept semaines de marche, les voyageurs arrivèrent enfin à Jakuzk. Il y avait plus de trois ans qu’ils en étaient partis, et, dans cet espace de temps, la petite ville sibérienne était devenue très coquette. On avait renversé sa vieille forteresse en bois, qui ne faisait peur à personne, et les matériaux en avaient été employés à construire une élégante maison où les bons bourgeois et les gens lettrés de la cité se réunissent pour lire et causer. Dans cette maison, on avait établi des jeux de cartes et un billard, une salle de bal et une salle de concert ; un restaurateur y venait à certains jours étaler ses richesses, et des enfans de Cosaques y jouaient la comédie. À l’heure qu’il est, je suppose qu’on joue dans ce nouvel édifice de Jakuzk, au beau milieu de la Sibérie, les pièces de M. Scribe, comme on les jouait déjà en 1838 à Tromsœ, capitale de Finmark.

Le 15 août 1824, M. Wrangel était de retour à Pétersbourg, rapportant avec lui la carte complète de ses voyages, des notions détaillées sur les diverses provinces qu’il avait parcourues, des renseignemens curieux et presque entièrement ignorés sur les districts les plus reculés de la Sibérie, une longue suite d’observations météorologiques faites à Nishne Kolymsk, en 1820, 1821, 1822, 1823, et l’exposé d’un grand nombre d’expériences de magnétisme et d’aiguille aimantée. L’amirauté russe a reconnu les services de M. Wrangel comme savant et comme officier de marine, en lui conférant successivement plusieurs grades. Il est aujourd’hui contre-amiral.

Nous regrettons que, dans le cours de ses longues explorations, M. Wrangel ne se soit pas attaché plus particulièrement à étudier le caractère, les formes du dialecte des différentes peuplades qu’il visitait, afin de reconnaître par les analogies philologiques les liens de parenté qui unissent l’une à l’autre ces peuplades et de remonter à leur origine. Nous regrettons aussi qu’il n’ait pas recueilli avec plus de soin les traditions de la tente nomade et les chants populaires du foyer, ces doux trésors de poésie qui se perpétuent au sein des races les plus grossières, comme les filons d’une mine précieuse au sein des montagnes. Le livre de M. Wrangel est, du reste, écrit avec un talent remarquable, avec une clarté de style très rare en Allemagne. Il plairait aux gens du monde par ses récits étranges et animés, il ouvre aux géographes un espace tout nouveau, et donne une utile leçon de courage et de persévérance aux voyageurs qui rêvent, comme M. Wrangel, les expéditions aventureuses, et comme lui aimeraient à parcourir les parages inexplorés.

Ce que M. Wrangel raconte de l’aspect de la Sibérie méridionale et des établissemens de luxe fondés à Jakuzk, est un fait important. Ce récit nous montre que, malgré la rigueur du climat et l’aridité du sol, un certain bien-être matériel commence à s’introduire au sein de ces lointaines contrées, dont le nom seul nous effraie. Le gouvernement russe a pris à cœur l’intérêt des pauvres peuplades errant dans les régions du nord, et ces peuplades secondent par leur courage les tentatives généreuses de l’autorité qui les protége. Il n’y a pas un plus beau spectacle, a dit un philosophe ancien, que celui de l’homme supportant avec fermeté la douleur. Grace au ciel, nous en connaissons un plus beau, c’est celui de l’homme fort et résolu qui ne se contente pas de cette constance passive vantée par les stoïciens, qui lutte avec énergie, ici contre les mauvaises passions, là contre une nature trompeuse et cruelle. De tous côtés, cette noble lutte se soutient ; l’intelligence pénètre peu à peu au milieu des esprits les plus grossiers, la force morale domine les instincts pernicieux, la force physique subjugue les élémens. Des îles de l’Océanie jusqu’aux confins de la mer Glaciale, des bords de l’Orénoque jusque dans les déserts de la Sibérie, les lueurs de la civilisation dissipent les ténèbres de la barbarie. Voilà le spectacle qui doit réjouir les gens de cœur et plaire aux regards de Dieu.


X. Marmier.
  1. Voyage le long de la côte septentrionale de la Sibérie et sur la mer Glaciale, par M. Wrangel. Deux vol. in-8. Berlin, chez Voss.
  2. Voyez la livraison du 1er septembre 1841.
  3. Tribu subjuguée par la Russie, qui habite les bords du fleuve Ancus.
  4. Petite ville située à l’est de Nishne-Kolymsk.