La Semaine de Mai/Chapitre 8

Maurice Dreyfous (p. 57-61).


VIII

MONTMARTRE
(suite)

Voici, le mardi 23 mai, la journée d’un habitant de Montmartre, garde national et employé à la mairie :

« Je vis, le matin, la barricade de la rue Lepic. Il y avait là une poignée d’hommes. Une vingtaine de femmes arrivèrent ; elles avaient pour chef une brune de vingt à vingt-cinq ans, superbe, le drapeau rouge à la main. La troupe canardait les fédérés des maisons : la barricade était basse ; les blessés, en tombant, roulaient hors de son étroit abri ; les balles éparses les achevaient. Les hommes étaient abattus : les femmes étaient enragées. Elles saluaient chaque décharge du cri de : Vive la République ! Vive la Commune !

» Nous essayons d’entrer dans les maisons. Portes closes ; impossible de les enfoncer. La troupe tournait la barricade ; quelques-uns profitent d’une éclaircie pour partir ; je les suis. La rue Lepic monte, les balles ricochaient jusqu’au sommet ; il fallait grimper à quatre pattes, longeant les maisons à la file. Dans de telles conditions, vingt mètres font un voyage. Devant moi une femme marchait, ou plutôt rampait ; tout d’un coup, elle s’arrête : elle avait la tête brisée par une balle. Il me fallut passer à quatre pattes sur ce cadavre chaud.

» Toutes les femmes restées à la barricade ont été fusillées.

» Sorti de la rue Lepic, je me dirige vers la rue Durantin. J’entre chez un pharmacien que je connaissais ; peu s’en est fallu que je ne le visse pour la dernière fois. Quelques heures plus tard, il avait quelques fédérés blessés dans la boutique ; il voulut les protéger, il fut collé au mur. Il échappa ; mais ses blessés ne furent pas épargnés.

» Je trouve là un ami, et nous errons ensemble. Nous rencontrons un officier de la garde nationale à cheval, suivi de quelques hommes (c’était, je crois, un aide de camp de Delescluze) : « Allons, voilà du renfort ; venez avec nous. — Il n’y a plus personne du côté où vous allez. — Qu’importe ? nous mourrons. » Au tournant de la rue, le malheureux pirouettait sur son cheval et tombait sur le pavé.

» Nous tournions de rue en rue, au milieu du combat. Du haut de la rue Tholozé, je vis briller les pantalons rouges à travers les arbres : Montmartre était pris. Nous traversons encore deux barricades. À l’une, on veut nous retenir. Je réponds : « Mais les troupes sont sur la butte. — Eh bien ! vous mourrez avec nous. » Il me faut mettre la baïonnette au fusil pour passer. À l’autre, on nous laisse aller. Je dis : « Vous allez mourir inutilement. » — On me répond : « Nous sommes là, nous tiendrons jusqu’au bout. Quant à vous, rentrez ; vous faites bien. » Nous entrons à quelques pas de là chez un ami, cité Leclerc. Et comme j’oubliais de refermer la porte cochère. « Fermez donc, me dit un des hommes de la barricade, ils vont arriver, tout le monde y passera. » J’avais le cœur gros de penser que ces malheureux allaient se faire tuer.

» Un peu après, un tintamarre de fusillade éclatait autour de la maison. Puis un grand silence. Je regarde par la fenêtre dans la cour de la cité : une troupe portant le costume de la garde nationale y pénétrait. Mon camarade allait pousser un cri ; je le retins ; j’avais reconnu les bandes bleues de Versailles. C’était un corps appelé les « volontaires de la Seine. » Un officier demande à quelques femmes qui se tenaient sur les portes s’il y a là des gardes nationaux. Elles répondent : « Oui. — Qu’ils descendent. »

» Personne ne se souciait de répondre à l’invitation.

Seuls, mon ami et moi nous nous hasardons. Dès le pas de la porte, vingt fusils se braquent sur nous ; deux hommes nous collent au mur. Les femmes qui étaient là poussent des cris terribles, se jettent aux pieds de l’officier. « Relevez vos fusils », dit-il à ses hommes. Puis, se retournant vers nous : « Allez chercher vos armes. »

Nous rapportons nos deux chassepots. L’officier les retourne, les flaire, voit qu’ils n’ont pas tiré. Il nous interroge : puis il se met à réfléchir profondément en nous regardant de travers ; jamais minutes ne me parurent plus longues ; mes tempes battaient les secondes à grand bruit. Enfin, il nous dit : « J’ai habité ce quartier ; j’en ai gardé un bon souvenir. Allez, et prenez garde. La ligne nous suit. Elle sera peut-être moins douce. »

» Pendant ce dialogue, sur le trottoir de la rue Lepic, à deux pas, nous entendions claquer les coups de fusil. On fusillait sans interruption. Retenus prisonniers, nous n’aurions pas été loin.

» Les bandes bleues partent ; les pantalons rouges arrivent. Ils forment les faisceaux. Ils commencent les perquisitions. D’abord, on donne l’ordre de livrer les armes et les munitions ; puis on demande s’il y a des officiers fédérés ; puis on dit qu’on va faire une visite domiciliaire, et que tous ceux qui auront des munitions chez eux seront fusillés. À ce moment, au dehors, le clairon sonne, la mousqueterie éclate : les soldats rompent les faisceaux et disparaissent. Le bruit court que les fédérés revenaient vainqueurs de Belleville. C’étaient tout simplement quelques gardes nationaux qui gravissaient le versant nord, cherchant à déboucher du côté du moulin. Pris entre deux feux, ils furent vite tués. La ligne revient : on annonce encore une perquisition ; un ordre arrive, la troupe part avant d’avoir exécuté la menace.

» D’autres soldats la remplacent : ceux-là violents, emportés, montent dans les chambres, enfoncent les portes, brisent les meubles. Quelques-uns insultaient, menaçaient. D’autres nous disaient tout bas : « Nous ne sommes pas venus ici de notre gré : nous voudrions ne pas être ici. » Nous n’avions pas mangé de la journée. Nous étions entassés, je ne sais pas combien, dans une petite chambre. La nuit fut affreuse. Un de nous avait un chien qui ne cessait d’aboyer. De temps à autre, un soldat venait donner des coups de crosse dans la porte, disant qu’il nous ferait bien taire. J’essayai d’étrangler le chien : il hurlait plus fort. On nous fait descendre à deux dans la cour : cette fois, on arme les fusils. Je crus ma dernière heure arrivée. Un officier survint, qui nous sauva. Nous en fûmes quittes pour la peur et quelques coups de crosse.

» Le lendemain, même scène ; toujours des détachements qui se succédaient : toujours un danger nouveau à chaque nouvelle troupe. Nous mourions de faim ; une femme alla chercher à manger pour tous. Elle fut rudoyée, insultée parce qu’elle avait un canezou rouge. Elle rentra épouvantée : toutes les rues étaient pleines de cadavres. Elle nous engagea à nous cacher : on dénonçait dans tout le quartier.

» Dans l’après-midi, mon père me fit porter un billet pour m’engager à reprendre mon poste à la mairie. Il était plus dangereux de se cacher que de se montrer. À la mairie, à l’heure où nous allions nous retirer, le chef de service fut appelé par le délégué civil versaillais. Défense fut faite aux soldats de laisser sortir qui que ce fût. Le chef de service revint livide, disant : on va tous nous fusiller. C’est ce qu’on avait fait la veille, à la mairie des Batignolles.

» Nous fûmes sauvés par les sentiments d’humanité du colonel Périer, qui commandait à Montmartre. »

Voilà combien d’alertes ont traversées ceux qui ont survécu.