La Semaine de Mai/Chapitre 7

Maurice Dreyfous (p. 49-56).


VII

MONTMARTRE

J’ai laissé de côté, dans la journée de mardi, ce qu’elle eut de plus sanglant : la prise de Montmartre. Il est temps d’y venir. Dans les deux premiers jours, il y eut des exécutions partout : il n’y eut de massacre qu’à Montmartre. C’est là que la conquête de Paris commença à prendre le caractère de dévastation qu’elle garda les jours suivants.

Montmartre passait pour la place forte de la Commune. C’est là qu’on gardait les canons ; c’est là que le mouvement avait été victorieux sans combat, le 18 mars. La disposition des lieux faisait de Montmartre une citadelle que l’armée s’attendait à n’enlever qu’au prix des plus grands efforts. La citadelle se trouva toute grande ouverte.

La garde nationale de Montmartre avait été la plus éprouvée par la guerre civile. On se trompe beaucoup sur « l’armée » qui combattit pour la Commune, du côté de Neuilly et d’Issy, en avril et en mai. Cette prétendue armée n’avait qu’un très petit nombre de soldats : dix mille peut-être. Il fallait toujours se servir des mêmes bataillons, dont ceux de Montmartre. Ils étaient épuisés quand les Versaillais entrèrent. La surprise, le découragement, l’entraînement de la défaite firent le reste.

La plupart avaient abandonné la partie quelques heures avant que Montmartre fût occupé. J’ai eu sous les yeux plusieurs relations inédites faites par des témoins oculaires : elles s’accordent toutes sur ce point.

« J’arrivais à la légion à sept heures du matin (le mardi), dit l’un ; elle était déserte ; il n’y avait que les plantons, les officiers étaient restés chez eux… » Ni La Cécilia, ni plusieurs membres de la Commune, qui essayèrent d’organiser la défense, ne purent arriver à y mettre un peu d’ordre ; la trahison avait rendu inutiles les canons de la butte ; les combattants de bonne volonté construisaient des barricades à l’endroit où ils se trouvaient, et luttaient sans s’occuper de ce qui se passait derrière eux. À défaut d’hommes, les femmes prirent le chassepot. Il y eut à Montmartre (et, je crois, à Montmartre seulement) des barricades défendues exclusivement par elles.

L’armée fut mise en mouvement dès le petit jour. Les Prussiens lui avaient cédé la zone neutre, sous les fortifications : elle fut occupée par la division Montaudon. Les corps Clinchant et Ladmirault attaquèrent de tous les côtés de la butte à la fois. Les petites rues en pente raide qui sont au nord, comme la rue du Mont-Cenis, la rue du Poteau, la rue des Saules, n’étaient même pas défendues par des barricades. C’est à peine si l’armée y rencontra quelques tirailleurs s’abritant dans des coins de murs. Vers midi, suivant M. Vinoy, les troupes régulières arrivaient au sommet de la butte. À une heure moins le quart, le drapeau tricolore y flottait. Toutes les barricades qui tenaient encore étaient prises à revers.

C’est ainsi que l’armée s’empara de Montmartre, défendu seulement par une foule confuse de désespérés, sans ordre, sans organisation, sans chefs.

M. Vinoy écrit à ce sujet : « Dans leur ignorance des choses de la guerre, les fédérés n’avaient pas songé à garantir leurs flancs. »

Si la troupe, en entrant dans Paris, avait été avertie qu’elle entrait à la fois dans une maison de fous et dans une caverne de brigands, qu’on juge de ses dispositions en pénétrant dans ce Montmartre, que l’on considérait comme le foyer même de l’insurrection ! Tout le monde y était suspect pour le seul crime d’habiter Montmartre. Il semblait que les maisons y fussent peuplées des assassins de Clément Thomas et de Lecomte.

Le lecteur a vu la troupe à l’œuvre dans les quartiers conservateurs d’Auteuil, de Passy, de la Madeleine, de Notre-Dame-de-Lorette : il devine ce qui devait se passer sur la butte.

C’est ce que je vais essayer de raconter, et j’hésite au début du récit. Dans la guerre, et plus encore dans la guerre civile, toutes les horreurs sont possibles. D’abord, la tuerie a son entraînement ; il arrive une heure où elle devient machinale : on dirait que la bête primitive se réveille. Puis, toutes les diversités de la nature humaine sont représentées dans une vaste agglomération d’hommes telle qu’une population ou une armée : en temps ordinaire, les caractères sauvages sont contenus par le milieu ; dans le malheur, ils éclatent, et ce sont eux qui dominent les autres.

Aussi toutes les guerres civiles, et même presque toutes les guerres, sont-elles pleines d’actes de férocité parfois stupide, parfois raffinée, qui, racontés plus tard, confondent l’imagination, Quand on déchaîne le massacre, il faut s’attendre à ces monstruosités. Il est singulièrement douloureux de réveiller ces souvenirs atroces ; et quelque nécessité qu’il y ait à faire la lumière, bien souvent la plume se refuse à transcrire les témoignages les plus précis et les plus positifs.

À Montmartre, on tua partout.

Tuerie rue des Abbesses, au coin de la rue Germain-Pilon. Autant de défenseurs de la barricade, autant de cadavres.

Tuerie rue Lepic, en face de la rue Tholozé. Le long de la maison portant le no 48, vingt corps restent alignés sur le trottoir.

Tuerie place de la Mairie. Les fédérés qui se trouvaient là sont percés à coups de baïonnette.

Tuerie rue des Poissonniers.

Tuerie au Moulin-de-la-Galette. Les gardes nationaux y sont surpris, cernés, désarmés. On en exécute quelques-uns sur place ; les autres sont emmenés au sommet de la butte, versant nord, sur l’emplacement d’une batterie destinée, pendant le siège, à contre-battre les batteries prussiennes de Stains, et y sont fusillés.

Tuerie au Château-Rouge. — On portait les cadavres dans la cour d’une école voisine, où l’on avait installé une morgue. Un témoin a compté cinquante-sept cadavres en une matinée. « Je me rappellerai toujours, m’écrit-il, un vieillard dont la poitrine était criblée de trous de balles. Il avait un chien qui ne l’avait pas quitté et qui l’a suivi en poussant des hurlements qui nous déchiraient l’âme. Nous avons eu pendant deux jours ce triste tableau sous les yeux,

« Les fédérés pris étaient fusillés le long d’un des murs de l’école. Les traces des balles s’y voient encore. »

Tuerie dans un petit enclos, rue des Carrières. On avait pris, dans la même rue, treize des défenseurs de la barricade, dont deux blessés. On les conduisit là. On les fusilla tous. Une heure après, environ, un officier vint examiner le charnier. Il resta assez longtemps à regarder un des corps, le toucha plusieurs fois de la canne, sortit en faisant un geste qui semblait dire : Celui-là n’est pas mort. La foule se précipita dans l’enclos après son départ : des âmes charitables emportèrent le fédéré qui vivait encore.

Dans la foule, se trouvait une vieille femme accompagnée d’un chien. Le chien se jeta sur un cadavre, dont la figure était couverte de sang. La pauvre bête, tantôt hurlait lamentablement, tantôt léchait doucement la figure du fusillé… La femme s’approcha, s’évanouit… Le corps était celui de son mari.

C’est surtout chez les chiens qu’on trouva des sentiments humains dans la semaine de Mai.

Les habitants de Montmartre vécurent véritablement au milieu des cadavres. Je ne sais rien qui donne de leur sort une si poignante idée que les propos rapportés par le journal le Soir (no du 31 mai). Le 28, devant le café du Grand-Delta, on vidait l’horrible fosse commune creusée au milieu de la place, et dont nous aurons à reparler. Les cadavres, à moitié décomposés, étaient chargés dans des tapissières. Tous les spectateurs étaient pleins d’horreur.

Ici, je laisse la parole au journal le Soir :

« Une jeune fille qui assistait à ce spectacle me dit :

« J’en ai vu bien d’autres près de la Tour, où je demeure. Dans un trou on a fourré cent cinquante gardes nationaux ; c’est une peste : il y a des mouches en masse. Mon père est mort dimanche ; nous l’avons gardé trois jours, et c’est moi, avec ma sœur et mon frère, qui sommes allés le porter dans un drap au cimetière. »

Il se dégage de telles scènes d’horreur un irrésistible vertige de mort. On finit par tuer un homme pour un oui ou pour un non. J’en ai des exemples que je n’ose pas citer, il y a un moment où les fusils partent tout seuls.

J’ai recueilli un grand nombre de récits d’exécutions isolés. Je cite au hasard, entre cent :

Un chanteur de café-concert, rue de la Vieufville, fusillé parce qu’on a trouvé chez lui un costume de lignard qu’il avait pour chanter les Bocquillon (pareil malheur a été attribué par erreur à un acteur du Châtelet.)

Un charron du nom de Junger, habitant au coin de la rue Riquet et de la rue d’Aubervilliers, était malade dans son lit : sur une dénonciation absurde, on l’en tira pour l’exécuter.

Un marchand de couleurs, nommé Tanguy, arrêté parce qu’il avait les mains noires, on crut qu’elles étaient noires de poudre : il reçut des coups de sabre, et ne doit la vie qu’aux soins de quelques fédérés arrêtés avec lui qui le portèrent à Versailles.

Un vieillard sans armes, sur lequel on tira rue Clignancourt, tandis qu’il allait prendre du pain chez madame L…, boulangère. Madame L… recueillit le cadavre.

Deux frères Cabouret, tripiers, habitaient rue Clignancourt, 8. Au moment de l’entrée des troupes, ils étaient à travailler dans leur cave en bras de chemise et en tablier de marchand de vin. Le frère aîné remonte pour regarder ce qui se passait par le trou de la serrure. Il voit les troupes, ouvre sa porte, appelle son frère. Celui-ci avait un pantalon de garde national. Ce pantalon le fait arrêter. L’aîné proteste : « C’est mon frère… nous ne nous sommes pas battus… nous étions à travailler, » On les emmène tous deux au fossé de la barricade, au bas de la chaussée Clignancourt. Ils se tenaient embrassés : ils moururent en s’embrassant. Deux jours après, on retira leurs deux cadavres qui s’embrassaient encore.

La femme de l’aîné est morte folle quelque temps après.

On nous donne de nouveaux détails sur la mort des deux frères Cabouret. Les corps des deux frères avaient été jetés dans les fondations d’une maison en construction, en haut de la rue Rochechouart, Il y avait là, avec un grand nombre de cadavres, des blessés qui râlaient encore. Le concierge du no 90 de la rue Rochechouart leur porta à boire ; on le saisit, on le colla au mur.

Une ambulancière qui fut trouvée chez elle fut passée par les armes.

Je termine par le plus affreux de tous ces récits.

J’ai la douleur d’affirmer que le fait suivant s’est passé le matin du mardi 23 mai.

Les balles et les obus pleuvaient à Montmartre. Une grande partie de la population s’était réfugiée dans les caves. Une dame Brossier fut atteinte par un éclat d’obus dans la cour du no 22 de la rue Norveins. Un jeune ouvrier margeur, nommé Placide Veau, habitait la maison, avec son père, sa mère et ses deux frères. Il dit : « Je vais porter la blessée à l’ambulance la plus prochaine. » On le retient : c’était une folie ; le combat faisait rage : il grêlait du plomb ; mais le Parisien n’a pas peur du sifflement des balles. Il se procure un brancard. Les deux frères, enfants intrépides, l’un de dix-sept ans, l’autre de quatorze ans, s’en vont avec la blessée. L’aîné, qui avait un uniforme de garde national, avait mis, pour sauvegarde, un brassard tricolore.

Les mille morts éparses dans l’air eurent pitié de tant de dévouement. Les deux frères purent porter à l’hôpital Lariboisière, d’après une des relations, à l’ambulance de l’Élysée-Montmartre, d’après l’autre, leur précieux fardeau. Quand ils revinrent, il y avait dans la rue six soldats du 10e chasseurs. Ils se jettent sur Placide. « Encore un de la bande… allons marche. » Et de l’empoigner et de l’entraîner. « Laissez-moi au moins le temps d’embrasser ma mère », criait le malheureux.

Son frère, tout en larmes, avait suivi les soldats, se jetait sur eux, les suppliait ; cet enfant les aurait peut-être fléchis si quatre autres n’étaient survenus. Comme il s’attachait désespérément aux chasseurs, on le repoussa d’un mot terrible. — Il eut un mouvement en arrière, puis poussa un cri déchirant : les fusils partaient, et son frère frappé à mort tombait sur le ventre.

Peu après, on arrêtait le père et le frère aîné du fusillé. Ils ont passé quatre mois sur les pontons. La mère restait, et faillit devenir folle.

On aurait pu lui répéter ces vers des Châtiments :

Vous ne comprenez pas, mère, la politique.

Je sens qu’après un récit d’une telle horreur, il faut préciser les sources auxquelles on le puise. J’ai sous les yeux :

1o La relation du fait écrite par un de nos amis et collaborateurs qui ajoute : « Je tiens ces détails de la bouche même de la mère de la victime. »

2o Une autre relation écrite, avec cette mention : Renseignements fournis par madame V…, belle-mère des frères Veau ;

3o La lettre d’un jeune camarade d’Émile B…, qui fut témoin de l’exécution, — lettre écrite à M. Clemenceau à la date du 14 janvier 1872, alors que le député de Montmartre tâchait d’obtenir la mise en liberté du père d’Émile B…