La Semaine de Mai/Chapitre 54

Maurice Dreyfous (p. 335-339).


LIV

LA ROQUETTE

C’est là que les otages avaient été massacrés par les fédérés. Le Times du 2 juin, après avoir rappelé cet horrible souvenir, ajoute : « Mais les exécutions faites à la Roquette et dans la vaste prison qui lui fait vis-à-vis les ont amplement vengés. » Aucun abattoir ne fut comparable à celui-là, sinon la caserne Lobau. Mais il faut considérer que les massacreurs de la caserne Lobau eurent six jours, tandis que ceux de la Roquette n’en eurent que deux ou trois : et ils rattrapèrent le temps perdu.

M. Maxime Ducamp a consacré une grande partie d’un de ses gros volumes à la prison de la Roquette. Il a complètement oublié de parler de ces exécutions. Elles sont pourtant bien connues : les journaux de Versailles, la presse étrangère en ont parlé. Les gardiens de la prison, qui ont fourni au nouvel académicien de si minutieux détails, ont assurément conservé quelque souvenir de cette affreuse effusion de sang. Des milliers d’exécutions, voilà ce que l’écrivain conservateur omet : nous allons combler cette importante lacune.

Je vois, dans une note qu’on me remet au sujet des événements de la Roquette, que le directeur fut fusillé dès l’arrivée des troupes. Puis, de tout le quartier, les captifs furent dirigés sur la prison. Une cour prévôtale, composée de trois officiers de marine, s’installa séance tenante. Les fusillades durèrent deux jours. Un ordre apporté par une estafette, le surlendemain, y mit fin.

Le correspondant du Times écrit au grand journal anglais :

« Quand nous passons devant la prison de la Roquette, nous entendons environ quatre-vingt-dix coups de fusil, puis une mitrailleuse, et les troupes nous crient qu’on exécute les prisonniers. »

On en exécutait, en effet, un chiffre assez étonnant. M. Lissagaray, dans son Histoire de la Commune, cite la relation d’un de ceux qui furent épargnés. Cette relation a un grand caractère de vérité, et l’on verra, soit par les extraits de journaux, soit par les témoignages que nous pouvons y ajouter, que les détails donnés par la relation que cite M. Lissagaray n’ont rien d’exagéré.

L’auteur de cette relation, rentré chez lui le samedi soir, sortait fort tranquillement le dimanche matin pour aller à ses affaires, quand, boulevard du Prince-Eugène, il fut compris dans une razzia. On le conduisit à la Roquette. Un chef de bataillon se tenait à l’entrée, toisait les arrivants, puis disait : « À droite !… à gauche ! »

« Je fus envoyé à gauche, continue la relation, — les soldats me disent : Votre affaire est dans le sac. On va vous fusiller, canailles. »

On a reconnu le procédé du Châtelet et de Mazas : « À gauche, à droite ! » C’est ainsi que les jugements se rendaient alors.

Voilà les condamnés en route pour la fusillade. Le narrateur se trouvait le dernier à côté du sergent qui conduisait le troupeau à l’abattoir. Le sergent le regarda : « Qui êtes-vous ? — Je suis professeur. On m’a pris ce matin sortant de chez moi. — Avez-vous des papiers ? — Oui. — Venez. » Le sergent le ramena au chef du bataillon. « — Mon commandant, il y a erreur, ce jeune homme a ses papiers. — Eh bien ! à droite ! » — Et les voilà en route vers la porte. Chemin faisant le brave sous-officier expliquait au professeur que ceux qui passaient à gauche étaient fusillés. Ils étaient au seuil de la porte, quand un soldat courut à eux : « Sergent, le commandant vous fait dire de reconduire cet homme à gauche. »

Le malheureux professeur eut un mouvement de désespoir. « Fusillez-moi, dit-il » ; seulement, il pria le sous-officier de remettre ces papiers à sa famille. Puis il alla du côté où l’on l’envoyait. Il voyait déjà une longue file de condamnés contre un mur et des cadavres à terre, trois prêtres devant eux, lisant la prière des agonisants, quand il se sentit empoigné par le bras. Le sergent le ramenait à l’officier. « Mon commandant, c’est impossible de fusiller cet homme, il a ses papiers. » — « Voyons, dit le commandant. » Il parcourut le portefeuille, qui lui fut remis… Cette fois, le professeur passa pour de bon à droite.

Il y eut bientôt une foule de prisonniers avec lui : trois mille, à son évaluation. Tout le dimanche, toute la nuit, les détonations des fusillades ne cessèrent pas. Le lundi matin, un peloton entre. On demande cinquante hommes. Les prisonniers croient qu’on les demande pour une nouvelle exécution : personne ne bouge. Les soldats empoignent les premiers venus. Le professeur est du nombre. On les mène devant les cadavres. « Ramassez tous ces salauds et mettez-les dans les tapissières, » dit le sergent. Et il fallut accomplir cette lugubre besogne. Il semblait que plusieurs des fusillés respiraient encore. Mais les soldats criaient : « Allons ! va toujours. »

« Nous avons ramassé 1,907 corps », dit l’auteur de la relation.

Ce chiffre vous paraît énorme ?

Voici ce que dit le Times du 4 juin (correspondance du 31 mai) :

« Dimanche (c’est-à-dire le premier jour des exécutions, dans les premières heures), un Anglais visitant la prison a vu une seule montagne de trois cents cadavres, tous victimes des exécutions sommaires, et même, depuis lors, des bataillons de prisonniers ont été fusillés par intervalles. »

Et la Liberté, dit, de son côté :

« Pour les autres gardes nationaux arrêtés, et dont le nombre s’élevait à plus de quatre mille dans ces parages, une cour martiale fut installée à la Roquette même. Un commissaire de police et des agents de la police de sûreté furent chargés du premier examen. Ceux désignés pour être fusillés étaient dirigés vers l’intérieur : on les tirait par derrière pendant qu’ils marchaient, et on jetait leurs cadavres sur les tas voisins. Tous ces monstres avaient des figures de bandits. Les exceptions étaient à regretter. »

Telle est la réflexion qu’inspirait au journal conservateur ce hideux massacre : les exceptions étaient à regretter.

Une partie du 110e de ligne n’était pas sortie de Paris après le 18 mars : mais elle ne servit pas la Commune. Elle rejoignit l’armée entrée dans Paris. Les soldats qui se trouvaient dans ce cas, comparurent plus tard devant le conseil de guerre, mais on ne les condamna pas très sévèrement. L’un d’eux (un graveur sur bois) était à la Roquette. Il a depuis raconté à un de mes amis qu’il avait vu les fusiliers marins exécuter treize cents personnes en une nuit ! Le compte était facile à faire. On exécutait par fournées régulières, suivant le système décimal ! Ce soldat et d’autres prisonniers portaient les cadavres dans des chariots à la porte.

Ce témoignage confirme exactement celui que publie M. Lissagaray. Calculez d’après cela le chiffre des victimes. Trois cents pour les premières heures (Times), treize cents pour une nuit (le soldat du 110e), dix-neuf cents pour vingt-quatre heures (Lissagaray), et le massacre ne cessa que le troisième jour ! Cela suppose trois ou quatre mille fusillés à la Roquette, à peu près autant qu’au Châtelet, probablement.