La Semaine de Mai/Chapitre 53

Maurice Dreyfous (p. 328-335).


LIII

BELLEVILLE, LA VILLETTE, ETC.

(suite)

Le caractère de la victoire de l’armée, dans les derniers quartiers conquis, c’est que toutes les horreurs qui se sont produites ailleurs y apparaissent avec des proportions énormes. Le massacre y tourne à l’extermination, les abattoirs y ont d’effroyables montagnes de cadavres. Il en fut des prisonniers comme des fusillés : ce ne sont plus des centaines de suspects, ce sont des milliers qu’on emmène. Rien de pareil ne s’était vu depuis les victoires barbares de l’antiquité. On dirait ces villes, ces pays que les conquérants voulaient rendre déserts, et d’où une soldatesque impitoyable emmenait, après le massacre, les populations prisonnières.

Le général de Gallifet, cette fois, était entré dans Paris : c’était lui qui opérait. Je lis dans le Gaulois du 30 : « La brigade Gallifet a ramené un convoi de 5,000 prisonniers faits dans l’affaire de nuit. » — Le chiffre de 5,000 vous paraît impossible ? Lisez la Patrie du 30 : « Hier, dimanche, un immense convoi de prisonniers, venant de Belleville, se dirige vers l’ouest de Paris. » La Patrie estime qu’ils étaient 5 ou 6,000. Elle dit que la tête de la colonne était à l’Arc-de-Triomphe quand la queue était encore place de la Concorde. Le Times plus modéré, dit : « Un grand nombre de prisonniers viennent de traverser les boulevards escortés par de la cavalerie. On les évalue à 5,000 ; mais c’est probablement une exagération. »

Et puis après ce convoi, la Patrie en mentionne un autre de deux mille cinq cents.

Ces interminables convois laissaient des cadavres, dans toute la longueur de leur route.

L’Anglais, dont j’ai déjà cité le récit publié par le Macmillan’s Magazine d’octobre 1871, faisait partie d’un de ces convois. Il peint les scènes qui se passaient avant que la colonne se mît en route :

« Un pauvre enfant de neuf ans se tenait près de moi. Il ne faisait entendre ni un cri, ni une plainte ; il restait tranquillement à mon côté, jetant sur ma figure un regard furtif. À la fin, il s’aventura à glisser sa petite main dans la mienne ; jusqu’à la fin de cet horrible jour, il ne cessa pas son étreinte, à moins d’une absolue nécessité.

» Pendant ce temps, les exécutions continuaient ; j’en comptai jusqu’à vingt. Ensuite six ou sept encore, je crois, eurent lieu. Ceux qui étaient ainsi mis à mort étaient presque tous des officiers de la garde nationale. »

J’extrais du Times le récit du passage des prisonniers à travers Paris. Dans le convoi, le correspondant du journal anglais a vu beaucoup de femmes, quelques-unes en hommes, des cantinières, des ambulancières, de tout jeunes garçons, des vieillards, plus de quinze cents soldats de l’armée régulière, l’habit retourné.

« Un homme au teint basané, aux cheveux noirs, de forte corpulence, s’assit au coin de la rue de la Paix et refusa d’aller plus loin. Après plusieurs essais pour le contraindre, un soldat perdit toute patience, le perça à deux reprises de sa baïonnette ; on lui ordonna de se lever et de reprendre sa marche avec les autres. Comme on pouvait s’y attendre, le commandement fut sans effet. Alors on le saisit, on le mit sur un cheval ; il tomba aussitôt à bas. On l’attacha à la queue du cheval qui le traîna comme la reine Brunehaut. Il s’évanouit à force de perdre du sang. Réduit enfin à l’impuissance, il fut lié sur une voiture d’ambulance et emmené au milieu des cris et des malédictions de la population. »

Un autre prisonnier qui refusait aussi de marcher, fut traîné par les mains et par les cheveux. La foule criait aux troupes de le fusiller.

On sait qu’aux fortifications, de nouvelles exécutions avaient lieu.

Le Gaulois ajoute un détail à cette scène. Après avoir conduit la colonne jusqu’à la Muette, la brigade Gallifet revint aux buttes Chaumont par les boulevards. « M. de Gallifet, dit le journal, s’est arrêté un instant au Jockey-Club où il a été reçu avec un véritable enthousiasme ». Je ne sais quel autre journal ajoute qu’on voulut le garder quelques heures, mais qu’il n’écouta que ses devoirs… on se rappelle ce qu’étaient ses devoirs. Qui sait à combien de malheureux le zèle de M. de Gallifet coûta la vie ?

Un ancien sergent-major du 87e de ligne, aujourd’hui établi comme entrepreneur en province, m’écrit une lettre, où je lis :

« Vous raconterai-je les horreurs de la nuit du 26 au 27 ? C’était dans les abattoirs de la Villette, une pluie fine ne cessa de tomber. Toute la nuit nous entendons un bruit de fusillade. Le matin je me rends avec un ami du côté d’où ce bruit venait. Nous y voyons un monceau de corps : la pluie suintait, et le pavé était couvert de sang !

» J’ai été heureux d’avoir à exécuter des perquisitions rues de Crimée et d’Allemagne à la tête de quelques braves garçons de ma compagnie. Combien de malheureux n’avons-nous pas fait évader ! — Mais nous avions de bien mauvaises notes, nous ne trouvions jamais personne. »

Le massacre du Père-Lachaise a été hideux.

On a tué d’abord aussitôt après les combats. « On a fusillé tous ceux qui résistaient quand même », dit le Soir du 28. Puis on a exécuté là des prisonniers les jours suivants. Le Gaulois du 2 juin raconte comment on a exécuté le long du mur de Charonne cent quarante-sept fédérés. « Nous manquons de courage, dit-il, pour décrire le spectacle de cent quarante-sept hommes exécutés sur la place et entassés les uns sur les autres. » Un cent quarante-huitième s’est sauvé dans une excavation : on l’y a tué.

Le chef-d’œuvre, c’est le mot du Figaro du 5 juin :

« En se dirigeant vers le cimetière provisoire des Israélites, le cœur se serre lorsqu’on passe à côté des grandes fosses où les insurgés ont jeté pêle-mêle les cent quarante-huit victimes qu’ils avaient assassinées. »

On croirait que le Gaulois, devenu communard, a mis sur le compte de l’armée le massacre fait par les fédérés, si son dire n’était confirmé par les autres journaux, notamment par la Pall Mall Gazette du 1 juin :

« Je me suis transporté hier à la Roquette où cent quarante-huit fédérés venaient d’être exécutés après avoir été extraits des prisons de la Roquette. »

Le Siècle (cité par le Temps du 1 juin) dit de son côté :

« Les dernières exécutions sommaires ont eu lieu lundi à trois heures de l’après-midi, au Père-Lachaise, près de la fosse commune. Le nombre des coupables a été considérable. »

Enfin, l’Opinion nationale du 16 juin dit :

« Nous n’avons pas voulu quitter le Père-Lachaise sans saluer d’un regard de compassion chrétienne les tranchées profondes où ont été ensevelis pêle-mêle les insurgés pris les armes à la main et ceux qui n’ont pas voulu se rendre.

» Rectifions, en passant, les bruits exagérés qui ont couru au sujet des exécutions faites, soit au Père-Lachaise, soit aux environs.

» Il résulte de renseignements certains, nous oserons presque dire officiels, qu’il n’y a eu d’enterrés dans ce cimetière que, — fusillés ou tués en combattant, — en tout seize cents. »

On a beaucoup parlé d’exécutions à la mitrailleuse. Ces exécutions ont été traitées de légendes. Il est certain que la rumeur populaire en a placé à certains endroits où il n’y en eut pas. On a beaucoup dit, par exemple, que la boucherie de la caserne Lobau se faisait avec des mitrailleuses : c’est une erreur. J’ai longtemps hésité à croire, faute de témoignages précis et certains, que de telles exécutions eussent eu lieu. Je ne puis plus hésiter aujourd’hui.

Le lendemain de la prise du Père-Lachaise, MM. T***, père et fils, demeurant alors 65, rue de Bagnolet, ont été réveillés vers quatre heures du matin par de violentes détonations. Ils montèrent dans les combles de leur maison pour en découvrir la cause et aperçurent des soldats qui leur parurent appartenir à l’infanterie de marine. Ils avaient des mitrailleuses. Devant était placée une bande de prisonniers. MM. T*** les virent fonctionner sous leurs yeux.

On me cite un autre exemple.

Trente ou quarante prisonniers descendaient la rue de la Roquette, escortés par des soldats. Arrivés place Voltaire, on les fait ranger dans une encoignure, devant un quincaillier, au débouché de la rue de la Roquette. On les place la face contre le mur : les soldats s’écartent et démasquent les mitrailleuses qui font aussitôt leur office.

Je trouve encore, dans une lettre qui m’est adressée, les détails suivants ;

« Un capitaine du 71e d’infanterie, sauvé par miracle de Saarbruck, est devenu fou parce qu’il a été témoin, dans la cour des Quinze-Vingts, de l’acte de férocité que vous connaissez sans doute. Des malheureux ont été refoulés dans cette cour, puis on a amené des mitrailleuses qui on fait leur sinistre travail. Ce capitaine, qui était père de famille, vit une malheureuse femme qui tenait un enfant et ne pouvait mourir. Il dut l’achever : mais il est dans une maison de fous : il s’appelle C***. »

Je ne sais rien qui donne une idée si effroyable des exécutions collectives, que le dialogue que je vais mettre sous les yeux du lecteur.

Ce dialogue a été entendu par M. Ulysse Parent, le ferme et loyal républicain aujourd’hui membre du Conseil municipal, au livre duquel j’ai fait de si intéressants emprunts. M. Ulysse Parent avait gardé, lors de son arrestation, un tout petit carnet, facile à dissimuler et sur lequel il a pris note de ses tristes aventures, dans les caves du Luxembourg, à la cour prévôtale, dans les prisons de Versailles. Il a bien voulu mettre sous mes yeux ce carnet, dont la première page est remplie par les renseignements nécessaires, au cas où M. Parent aurait été exécuté, car il fallait tout prévoir. Notre ami était dans la prison de Saint-Pierre, à Versailles, lorsqu’il entendit, à la date du samedi 3 juin, entre deux sentinelles placées sous sa fenêtre, le dialogue en question. Il l’écrivit, en quelque sorte, sous leur dictée ; et je le donne textuellement tel qu’il est reproduit sur le carnet. Les deux interlocuteurs étaient, à ce qu’estime M. Parent, deux agents de police habillés en soldats. Une ronde venait de passer ; ils attendirent qu’elle se fût éloignée pour causer à leur aise. Voici le dialogue :

Le premier. — Et toi, où étais-tu ?

Le second. — Oh ! moi, je ne suis arrivé qu’à la fin, nous étions de la réserve avec le général ***. On nous a conduits derrière les Invalides, mais j’ai vu les incendies. — Et toi ?

Le premier. — Moi, j’étais aux Buttes-Chaumont, derrière la Villette. Ça chauffait de notre côté. Quelles canailles il y avait par là ! Quand ça a été fini, nous en avons bien collé cent cinquante d’un coup dans le coin d’un mur. On a fusillé dans le tas. Nom de Dieu ! la barbe en fumait !

Le second. — Un vrai bouzin, quoi !

Le premier. — Il y avait un vieux bougre qui se relevait à chaque décharge en criant : Vive la Commune ! On lui en a foutu de la Commune ; mais il a été long à déquiller.

Le second. — Le bougre avait la peau dure ?

Le premier. — C’est pas ça, mais il était enragé parce qu’on avait pris avec lui sa femme et sa fille. C’est égal, gueulait-il !

Le second. — Il n’y avait donc pas que des nationaux ?

Le premier. — On avait pris tout ce qu’on avait ramassé

Le second. — Ça devait faire un joli tas ?

Le premier. — J’t’écoute. Nous étions à quinze pas pour tirer. Le chaud des corps nous montait à la figure, et il fallait reculer à mesure, le sang nous rentrait dans les semelles !…

Le second. — C’est égal : c’étaient de jolies canailles !