La Semaine de Mai/Chapitre 5

Maurice Dreyfous (p. 31-39).


V

LUNDI 22, MARDI 23 MAI

L’armée n’avait qu’à pousser en avant, la Commune, surprise, ne pouvait résister nulle part. Une marche hardie aurait donné aux troupes une victoire à peine disputée et prévenu les horreurs qui marquèrent la défaite de l’insurrection. Tous les témoins de la lutte sont d’accord sur ce point. M. Maxime Ducamp le constate comme M. Lissagaray, M. L. Fiaux comme M. A. Arnould.

On assure que certains chefs de corps ont énergiquement demandé cette marche rapide, qui aurait épargné tant de malheurs. On cite particulièrement le général Clinchant. On ajoute que le commandant en chef a repoussé leurs avis avec une inflexible obstination. Quoi qu’il en soit, l’opération fut conduite avec une incroyable lenteur et d’une façon bien digne des états-majors éprouvés dans la guerre franco-allemande. Un détail en donnera l’idée. Aussitôt après leur entrée dans Paris par la porte de Saint-Cloud, les divers corps d’armée, naturellement, rayonnèrent dans toutes les directions : ils furent si bien dirigés, que deux d’entre eux, se trompant de route, se retrouvèrent nez à nez, s’emmêlèrent et bouchèrent le passage. C’est M. Vinoy qui, dans son livre (l’Armistice et la Commune), nous fournit charitablement ce détail sur deux de ses collègues.

« Bientôt, un peu détournées de leur marche directe par les obstacles qu’elles rencontraient, les têtes de colonne des généraux Douay et Ladmirault, leurs états-majors et leur artillerie se présentèrent sur la place du Trocadéro. Il résultat de cet encombrement inopiné une certaine confusion qui dura jusqu’après le passage des troupes, et qui aurait pu avoir de sérieux inconvénients. »

On fait sonner bien haut les barricades que les troupes enlevèrent à partir du lundi. Il faut savoir ce qu’étaient ces barricades : à part quatre ou cinq faciles à tourner, elles ne ressemblaient en rien aux barricades énormes de 1848. Elles se composaient de quelques pavés amoncelés à hauteur d’homme. Le chiffre de leurs défenseurs était le plus souvent dérisoire. Dès l’entrée des troupes, les fédérés s’étaient dispersés dans tout Paris ; la plupart, découragés, renonçaient à la lutte ; il ne restait plus, pour défendre la Commune, qu’une poignée d’hommes résolus, éparse. Je cite encore M. Maxime Ducamp, qui n’est pas suspect de vouloir diminuer le mérite de la victoire. Rue de Châteaudun, cinq hommes arrêtèrent la ligne tout un jour. À l’angle de la rue et du boulevard des Capucines, un seul homme combattait avec six fusils. Et la troupe attendit pour s’emparer de la barricade, non seulement qu’il ait bien voulu s’en aller après avoir épuisé ses munitions, mais encore qu’un gardien du Crédit foncier, traversant la rue au péril de sa vie, ait fait signe aux soldats d’approcher (M. Ducamp : Convulsions de Paris). Tous les témoins du combat pourraient citer des exemples analogues.

Une telle prudence n’est naturelle ni aux soldats, ni aux officiers français. Il y avait là un système, imposé par des ordres formels du commandement. On faisait épuiser aux barricades leurs munitions. C’est aussi le commandement qui arrêta presque les troupes pendant trente-six heures sur toute la ligne, sauf à Montmartre. Lundi matin, l’armée était à la gare Saint-Lazare, à la place Beauveau, au palais Bourbon, à la gare Montparnasse. Mardi soir, elle arrivait à peine au boulevard des Capucines, à la Légion d’honneur, au cimetière Montparnasse. Et cela sans qu’aucun combat particulièrement sérieux eût été engagé sur aucun de ces divers points. C’était une conception stratégique.

On n’en fusilla pas moins pendant ces deux jours.

Citons quelques exemples, en parcourant la ligne occupée par les troupes.

À la droite de l’armée on prenait Montrouge et la gare Montparnasse.

La Patrie du 28 mai, publie sur ce qui s’est produit de ce côté pendant la semaine, un récit très circonstancié, très intéressant, écrit évidemment de visu par un habitant du quartier.

Elle raconte qu’à la barricade de la rue Brézin, on fusilla les trois artilleurs qui avaient pointé les pièces. On les aurait reconnus pour des déserteurs. Lors de la prise de l’église de Montrouge, des insurgés étaient montés dans le clocher pour sonner le tocsin. On les força à descendre, et on les fusilla. On ne fit point de quartier aux défenseurs de la barricade voisine. Il y eut des morts par centaines. Et le lendemain, huit fourgons chargés de corps d’insurgés tués sur les barricades de l’église de Montrouge et de la rue Brézin étaient conduits au cimetière Montparnasse.

À la gare de l’Ouest (rive gauche) dix-huit fédérés qui tiraient pendant le combat des fenêtres d’une maison, sont cernés, pris et immédiatement fusillés. Tous ces détails, je le répète, sont empruntés au journal conservateur la Patrie, numéro du 28 mai. J’ai su moi-même par un des soldats de ligne qui s’étaient battus à la gare Montparnasse que la victoire y fut sanglante : on ne fit point de quartier : on fusilla notamment cinq femmes accusées par les uns d’avoir voulu empoisonner des soldats, par les autres de s’être battues et d’avoir manœuvré les mitrailleuses : car dans ces périodes sinistres, on ne sait pas bien nettement pourquoi l’on fusille.

C’est le mardi que Marie Lebel fut tuée d’un coup de revolver.

Marie Lebel était une belle et honnête jeune fille de vingt et un ans ; estimée, aimée, admirée de tous ceux qui vivaient près d’elle.

Un de ses voisins, M. R…, qui avait demandé sa main, m’écrit qu’on la disait fille d’un officier supérieur.

Quoi qu’il en soit, le père avait abandonné avec son enfant, la femme dont il l’avait eue. Cette femme vivait avec un ancien soldat de la garde impériale, 18, passage de l’Alma. Et Marie Lebel n’avait connu d’autre père que cet homme.

Le mardi, l’armée occupait la rue depuis la veille. Le bruit se répandit qu’on voyait le drapeau tricolore flotter sur la butte Montmartre. L’ancien soldat monta au point le plus élevé de la maison, pour chercher à le voir. Il fut aperçu d’en bas par un tout jeune officier, un de ces enfants à peine sortis de Saint-Cyr, qui furent les plus atroces de tous dans la semaine de Mai. On supposa, suivant l’absurde habitude du siège, que l’homme qu’on voyait devait faire des signaux à l’ennemi : l’officier monte, le revolver à la main, trouve l’ancien soldat qui redescendait, le menace : Marie Lebel se jette à ses pieds : l’officier la tue à bout portant…

Le souvenir de ce stupide assassinat est encore vivant passage de l’Alma. M. Frébault, le député de l’arrondissement, qui m’a signalé la mort de Marie Lebel, a bien voulu m’accompagner sur les lieux. Tous les voisins ont gardé une impression profonde du 24 mai 1871. On a cherché à expliquer, cet acte de sauvagerie ; on a dit que l’officier aurait été le fils légitime du père de Marie Lebel ; et qu’il y avait sous le meurtre une haine privée, une haine de famille. Il est difficile de savoir ce qu’il en est : mais sur le fait même, aucun doute n’est malheureusement possible.

Passons de l’autre côté de l’eau.

Un corps de troupes descendant par le boulevard Haussmann, la rue Malesherbes, la rue Tronchet, prend les insurgés à revers et les chasse vers la Madeleine, Ceux-ci se jettent dans l’église et s’y retranchent : marins et soldats s’y précipitent à leur suite. Ici, je laisse la parole au journal le Soir (no du 26 mai).

« Irrités du désastre dont les malheureux qui luttaient avec eux étaient la cause, et de la mort d’un certain nombre d’entre eux, les soldats ne s’arrêtèrent que lorsque tous furent tués, la plupart à coups de baïonnette. Pas un insurgé ne sortit vivant de l’église de la Madeleine. Nous ne pouvons pas préciser le nombre des morts : mais il y en a eu, assure-t-on, plusieurs centaines. »

M. l’abbé Vidieu, vicaire de Saint-Roch, qui a écrit une histoire de la Commune, confirme le fait et précise le chiffre. L’abbé a pu connaître la vérité par le clergé de la Madeleine : voici ce qu’il dit :

« Les soldats de Versailles étaient souvent sans pitié pour les insurgés pris les armes à la main : ils en fusillèrent trois cents qui s’étaient réfugiés dans la Madeleine » (Histoire de la Commune, p. 462).

Aux magasins du Printemps, d’après le Soir, les choses se passèrent à peu près de même :

« Ici encore, comme sur tous les points où la lutte est violente, on a fait peu de prisonniers. »

Le même jour (mardi) un rédacteur de la Liberté voyait « près de la Madeleine, sous un hangar, seize cadavres d’insurgés, la figure couverte de paille, avec un papier attaché à leurs vêtements, et indiquant les noms et les renseignements qu’on a obtenus sur eux. » (Liberté du 26 mai.)

Le même journal (no du 30) fournit des détails rétrospectifs sur la prise de la barricade du Helder, qui eut lieu le mardi 23. Nous citons l’organe de M. Détroyat :

« La barricade de la rue du Helder a été enlevée mardi, grâce à un jeune capitaine au long cours qui, au péril de sa vie, a été planter sur le mur le drapeau tricolore. À cette vue, tous les insurgés se sont enfuis.

» Ils avaient établi leur ambulance dans une maison de tolérance de la rue de Hanovre, et les hôtes ont été conduites avec les insurgés derrière l’Opéra, où l’on a fait sans doute des exécutions.

» C’est le 58e de ligne qui a escaladé la barricade. »

On fusilla dans la cour de la mairie du IXe arrondissement. Les mairies, nous les verrons, ont été des centres où l’on amenait les prisonniers, où on prononçait sur leur sort, et où on exécutait la sentence. Le mardi, à cinq heures du soir, dit le Petit Moniteur du 26 mai, on amène un fédéré rue Drouot. Il déclara, d’après le journal conservateur, qu’il s’était battu, avait tué du monde et comptait en tuer encore. « Cette parole fut son arrêt de mort. »

On exécuta aussi sommairement au collège Chaptal. M. Maxime Ducamp nous en cite un exemple dont il a été témoin le lundi. Dans son récit, le fédéré joue un rôle odieux, mais un peu fantastique. Ce fédéré se cachait. Il voit un enfant jouer au cerceau sur un balcon : le fédéré le vise et le tue, parce que cet enfant « l’agaçait ». Le coupable est conduit au collège Chaptal, et donne cette explication à l’officier auquel on le mène. Il fait plus, il soufflette son juge : il est exécuté.

Il est toujours bon de vérifier les récits de M. Maxime Ducamp. Quoi qu’il en soit, il résulte de ce récit que, dès le lundi, il y avait au collège Chaptal un officier qui recevait les prisonniers et qui les faisait exécuter. Un témoin oculaire nous a raconté qu’un groupe de fédérés, pris le lundi en défendant le collège même, a été exécuté là. Leur chef, jeune homme de vingt-cinq ans, une rose à la boutonnière, vit fusiller un à un tous les siens. Son tour arrivé, il mit sa rose entre ses dents : c’est ainsi qu’il tomba.

Je tiens aussi d’un témoin oculaire, sur la rue de Laval, un épisode à la fois bizarre et cruel. Il y avait là une barricade au coin de la rue des Martyrs : derrière le mur de pavés les fédérés fumaient, assis à terre. L’officier qui les commandait, debout sur le sommet de la barricade, faisait le guet. La troupe arriva rasant les maisons : l’officier lui fit un signe, et se tut : puis, quand les soldats furent rapprochés, il sauta dans leurs rangs. Les fédérés surpris furent tous tués sur place.

L’officier fédéré s’en fut avec la troupe.

Ce fait concorderait assez bien avec ce qu’ont raconté depuis, sur leur travail dans Paris, les agents secrets du gouvernement régulier.

Un officier supérieur anonyme de l’armée de Versailles, qui a écrit le livre : La Guerre des Communeux, raconte (p. 228) que, rue Caumartin, une dizaine de fédérés défendant la barricade furent cernés et immédiatement fusillés.

Un dernier exemple d’exécution sommaire dans le même quartier m’est fourni par un ancien interne des hôpitaux :

« Le mardi 23 mai, me raconte-t-il, un officier de l’armée vint me chercher pour donner des soins à un soldat qui avait reçu une balle au ceinturon. Pendant le pansement, nous vîmes passer un médecin-major, à cheveux blancs, entre quatre soldats. En quittant le blessé, nous rencontrâmes les mêmes soldats qui venaient de fusiller le major dans les terrains vagues du collège Rollin. Quel crime avait commis le malheureux, pris au moment où il soignait des blessés fédérés ? Le crime de porter un uniforme de médecin de l’armée régulière. »

La victime était le docteur Lecca. Le docteur Lecca avait sept enfants. Il habitait d’habitude la province. Il avait quitté sa clientèle pour venir dans les bataillons de marche de Paris.

C’est aux Batignolles que la tuerie commença à prendre de plus vastes proportions. Et pourtant, le chef de corps qui s’en empara, le général Clinchant, fut le seul peut-être qui ait fait de sérieux efforts pour éviter les horreurs du massacre. Mais on abordait là les quartiers populaires, ardemment acquis à la Commune. Cependant, les troupes pénétrèrent sans difficulté : les barricades des Batignolles avaient résisté le lundi : dans la nuit, on vit que la lutte était impossible ; les fédérés évacuèrent le quartier ; et le mardi matin, l’armée n’eut qu’à en prendre possession.

Elle commença par la mairie ; le médecin de l’ambulance, qui se présenta le premier, fut arrêté : nous aurons à en reparler ; tous les autres prisonniers qu’on fit là furent exécutés.

Parmi les autres exécutions très nombreuses faites dans le quartier, une des plus inexplicables avait été celle d’un médecin clérical et royaliste : comme il était fort charitable avec cela, on l’aimait beaucoup dans le quartier.

On n’a jamais su pourquoi l’armée l’avait fusillé.