La Semaine de Mai/Chapitre 4

Maurice Dreyfous (p. 23-30).


IV

LES PREMIÈRES HEURES

Le matin du dimanche 21 mai 1871, l’armée assiégeait, au Point-du-Jour, un rempart en ruine et sans défenseurs. M. Ducatel, piqueur des ponts et chaussées, passa par là dans la journée, vit cet abandon, et avertit les troupes. Elles n’eurent que la peine d’entrer.

C’est l’événement que M. Thiers annonça à la France dans une dépêche ainsi conçue :

« 21 mai, 7 h. 30 du soir. — La porte de Saint-Cloud s’est abattue sous le feu de nos canons. Le général Douay s’y est précipité. »

Dans la nuit qui suivit, le corps de Cissey forçait la porte de Sèvres, aussi peu défendue.

L’armée, pénétrant à l’improviste, ne trouva devant elle que le désarroi. La Commune avait élevé, derrière les remparts, de somptueuses barricades : elles étaient enlevées avant que leurs défenseurs eussent eu le temps d’y mettre les pièces en batterie. Dix heures après l’entrée des troupes, Paris s’endormait sans savoir qu’il était pris. Assi venait en fiacre se faire empoigner par les « Versaillais ». Les fédérés, surpris partout, tiraient quelques cartouches, puis se débandaient. Le premier obstacle devant lequel on s’arrêta fut la forteresse de la place de la Concorde : et elle était abandonnée. L’armée, en tâtant pendant plusieurs heures avec le fusil et le canon ses remparts déserts, donna aux fédérés le temps de les occuper ; à neuf heures et demie encore (le lundi) on pouvait s’y installer presque sans essuyer un coup de fusil[1].

On ignore généralement que la tuerie commença dès les premiers moments. Rien ne l’expliquait alors, ni la nature du combat, qui ressemblait à une poursuite, ni l’horreur des incendies que personne ne prévoyait, ni l’exécution des otages, encore éloignée : rien, dis-je, sauf des ordres précis. Les exécutions de la première heure sont peu connues. On ne s’y attendait pas ; les journaux de Versailles cherchaient encore à dissimuler le peu qu’ils en purent savoir : les fédérés en déroute ignorèrent ce qui se passait derrière eux. Les historiens communalistes semblent eux-mêmes avoir à peine soupçonné les débuts de la répression. Nous avons dû en chercher la trace, ou dans des mentions incomplètes, ou dans des souvenirs privés.

S’il était des quartiers où le sang semblât devoir peu couler, c’étaient ceux d’Auteuil et de Passy. Ils étaient alors à moitié déserts : les maisons, les jardins étaient affreusement ravagés par le bombardement : dans les jours précédents, les maraudeurs y venaient piller à leur aise ; les troupes, d’ailleurs, n’avaient fait que les traverser en chassant les fédérés devant eux. Eh bien ! les premiers reporters versaillais qui s’y aventurèrent à la suite de l’armée, y virent des morts qui n’étaient assurément pas tombés dans la lutte peu sérieuse des premières heures.

On lit dans le Moniteur universel et dans le Soir du 24 :

« Les rues d’Auteuil et de Passy sont jonchées de cadavres fédérés. Derrière les murs du cimetière d’Auteuil soixante morts sont couchés les uns sur les autres. C’est une compagnie, qui, cernée par nos soldats, a refusé de se rendre, et a été détruite. »

Remarquez l’euphémisme détruite et la précaution oratoire cernée par nos soldats. Tout le monde sait que trente hommes qui ont encore des armes et qui se défendent désespérément ne tombent ni le long d’un mur, ni en tas.

Un reporter du Gaulois, qui signe Gaston de Pressac, est entré à Paris dès le lundi 22, et raconte son voyage d’une façon fort intéressante. Il traverse, dans le silence et dans la solitude les quartiers en décombres qui entourent la Muette, et voici ce qu’il voit :

« En marchant du côté de la Muette, une porte est ouverte sur un jardin : nous y jetons un coup d’œil en passant ; mais le spectacle que nous apercevons nous arrête.

» Des corps sont étendus au nombre d’une trentaine environ : quelques-uns sont couverts de feuillage. Nous cherchons à interroger les voisins sur l’origine de ces cadavres. Nous ne trouvons personne.

» Cependant si, voilà un homme qui, chose bizarre… fait son métier de balayeur en conscience. La tête ornée de la casquette qui indique qu’il appartient au service de la ville, il repousse méthodiquement à droite et à gauche de petits tas de poussière.

» Ce sont des fusillés, nous dit-il : comme ils ne voulaient pas se rendre, on les a tués là comme des chiens. »

Le rédacteur du Gaulois il est vrai, semble craindre d’en avoir trop dit. Il ajoute prudemment : « Non, ce ne sont pas des fusillés. » Dénégation assez naïve. Un honorable négociant de Passy, qui nous a donné des renseignements fort instructifs sur ce qui s’est passé dans son quartier en mai 1871, nous a confirmé le fait de ces premières exécutions. Il nous a certifié que rue du Ranelagh, notamment, on a exécuté un très grand nombre de fédérés contre un mur qui a longtemps porté les traces de la fusillade.

Ce n’étaient pas seulement les combattants pris les armes à la main qu’on mettait à mort. Un soupçon suffisait pour faire exécuter un homme. Un des rédacteurs du Grand Dictionnaire Larousse a été témoin, à Vaugirard, d’une fusillade qu’il raconte ainsi (Grand Dictionnaire LarousseSupplément — Art. Commune) :

« Le lundi 22 mai, à huit heures du matin, sous nos fenêtres, rue Lecourbe, deux pauvres diables ont été fusillés devant la porte d’un bureau de tabac. C’étaient deux garçons de l’abattoir de Grenelle. Ils n’avaient pas d’armes. Leur seul crime était d’avoir sous leurs cottes un pantalon de garde national. Jusque vers trois heures, leurs cadavres restèrent étendus dans une mare de sang, la figure recouverte au moyen de leurs mouchoirs. Et les soldats n’étaient pas encore exaspérés par la résistance : ils venaient à peine d’entrer dans Paris. »

Un autre exemple donnera quelque idée du poids que pesait alors la vie humaine.

Il y avait, avenue des Champs-Élysées, au coin de la rue de Berry, une taverne anglaise ayant pour enseigne : À la renommée du stout (the noted stout house), et tenue par un nommé Russell. Le matin du lundi 22, à sept heures, Russell, ignorant encore l’entrée des troupes, ôtait tranquillement les volets de sa boutique comme d’habitude. Il était en manches de chemise, ses enfants étaient autour de lui. Inutile d’ajouter que rien dans les environs n’annonçait un combat. Il va de soi que, dans le cas contraire, la boutique serait restée fermée.

Les soldats se glissaient, ployés, le long des maisons.

Soudain, un des enfants dit : « Papa, un soldat qui te vise ! » Puis Russell tomba. Une balle lui avait traversé le poumon.

Le fait fut raconté, au mois de mai, dans le Daily News, par l’éminent correspondant de la feuille libérale, M. Crawford. Il produisit en Angleterre une vive impression. Une souscription fut ouverte : lord Russell s’inscrivit le premier. Mais les secours passent et la misère reste. Deux des enfants mouraient dix-huit mois après.

J’emprunte un autre exemple encore à un écrivain qui n’est pas suspect de tendresse pour la Commune, M. Maxime Ducamp. Ce nom suffit pour prévenir le lecteur des précautions à prendre avec son récit. M. Maxime Ducamp, on le sait, a poussé la haine de l’insurrection communale presque jusqu’à l’hallucination. Voici ce qu’il raconte dans le tome II des Convulsions de Paris.

Il habitait alors une maison prenant jour à la fois sur le chemin de fer de l’Ouest et sur la rue de Rome, en face de la rue de Naples. Le lundi matin, vers six heures et demie, il fut averti de l’entrée des troupes. Il se mit à sa fenêtre. Des fédérés passaient, battant en retraite sur les Batignolles. Presque derrière eux, arrivent les pantalons rouges. Ils se dispersent aussitôt de maison en maison. Un peloton se masse rue de Naples. Tous étaient cachés. Arrive un peloton de quatorze fédérés, qui se met à remonter la rue de Rome, sans se douter qu’il était en pays versaillais. Quelqu’un leur crie d’un balcon : « Idiots, les troupes de Versailles sont ici. Jetez vos fusils. » Six laissent tomber leurs armes ; huit tirent (M. Maxime Ducamp a le sens arithmétique très développé ; il faut un témoin exact comme un compteur pour reconnaître, dans l’explosion d’une fusillade, à un près, combien ont tiré). M. Ducamp ajoute qu’ils tirèrent sur le donneur d’avis. Le mouvement le plus naturel était de tirer dans le sens où l’on supposait les troupes. À quoi M. Ducamp reconnaît-il qu’on visait l’homme du balcon ? À ce qu’il n’a pas été touché, comme le constate notre auteur ? C’est une forte présomption, ce n’est pas une preuve.

Quoi qu’il en soit, la troupe s’empare de huit des fédérés, les mène dans une cave de la rue de Naples, et les fusille. M. Ducamp a été voir les huit cadavres.

Un fait plus grave et plus extraordinaire s’est passé boulevard de Courcelles, en face du parc Monceau, au coin de la rue de Prony. Un limonadier était établi là. Lors de l’entrée des troupes, les officiers du bataillon versaillais qui occupait le boulevard s’installèrent devant le café et se firent servir. Une balle, partie de la maison qui formait le coin opposé, siffla aux oreilles du commandant et blessa un officier près de lui. Les ordres les plus implacables furent donnés, la maison fouillée, quelques-uns de ses habitants fusillés.

Ils étaient innocents. La balle était partie de l’appartement du correspondant du Daily News dont j’ai déjà invoqué le témoignage, M. Crawford, et qui, depuis la Commune, habitait Versailles. Les coupables s’étaient blottis dans le cabinet de toilette, et avaient visé à travers les volets donnant sur le balcon. Le fait m’a été raconté à la place même d’où le coup avait été tiré.

Or, ces coupables étaient deux des soldats que le commandant amenait de Versailles.

Interrogés, ils répondirent qu’ils avaient été à Metz, et qu’ils ne pouvaient pardonner aux chefs qui, après les avoir livrés aux Prussiens, les conduisaient au combat contre Paris. Si étrange que ce fait puisse paraître d’après l’histoire convenue de la guerre civile, il n’est pas tout à fait isolé : et il y eut encore dans les journées de Mai des soldats, assez rares, il est vrai, qui refusèrent ou de marcher ou de tirer.

Les deux coupables furent passés par les armes.

Assez récemment on perça plusieurs rues allant du parc Monceau au boulevard Malesherbes. Pendant les travaux, on découvrit deux squelettes encore enveloppés d’uniformes de lignard.

Ainsi, dès les premières heures de l’entrée dans Paris, dans la matinée du lundi 22, l’armée fusillait de tous côtés. C’est aussi à partir de ces premières heures que l’on commença à former dans Paris ces longs convois de prisonniers, composés non seulement de gardes nationaux, mais aussi de Parisiens et de Parisiennes de toute sorte. Gaston de Pressac, lundi, dans l’après-midi, croisant ces convois près de Sèvres, y notait des hommes « habillés de toutes les façons, quelques-uns en manches de chemise », même « des hommes comme il faut, proprement mis, évidemment victimes ». Il risque même sur ces derniers cette appréciation bizarre qu’ils semblent « heureux de leur arrestation ». Le numéro du Soir cité plus haut parle d’un convoi de deux mille prisonniers attachés avec de petites cordes « qui ne gênaient pas leurs mouvements », et d’un autre convoi de quatre-vingts femmes et de soixante enfants.

Fusillait-on dès lors un certain nombre de ces prisonniers en route ? L’honorable négociant de Passy que j’ai déjà cité m’a dit que, dès le premier jour, on fit au bois de Boulogne, dans les convois, un triage préliminaire pour le peloton d’exécution. Je n’aurais pas mentionné ce renseignement, une confusion de dates étant possible, si je ne trouvais ces mots dans le Soir du 24 mai, racontant par conséquent les faits du lundi 22 ou au plus tard du 23 :

« Dans le bois de Boulogne, on retrouve nos tranchées, nos gabionnages, la trace de nos batteries de brèche, et, — chose terrible, — « de larges plaques de sang sur le terrain du chemin couvert. »

D’où pouvaient provenir ces « larges plaques de sang », à cette date, après l’entrée des troupes, sinon d’exécutions sommaires ?



  1. V. Maxime Ducamp : Convulsions de Paris : le ministère de la marine.