La Semaine de Mai/Chapitre 47

Maurice Dreyfous (p. 295-299).


XLVII

SATORY

De la place d’Armes, on allait aux diverses prisons.

Chose inouïe ! On y fusillait encore.

Le massacre dans le combat était sinistre. Le massacre dans les quartiers pacifiés était plus atroce. Les exécutions de prisonniers hors Paris, en route, se comprennent moins encore. Mais qu’on prît des victimes dans les prisons de Versailles ; que la boucherie continuât au siège même du gouvernement, à quatre lieues de la bataille, à deux pas de l’Assemblée, et cela sans forme de procès, sans jugement d’aucune sorte, sans ordre de n’importe qui…, voilà qui indique à quel point on se faisait un jeu de tuer.

Les journaux racontent un petit nombre de ces exécutions : notamment celle de Lescure. Quel fut le motif de celle-là ? J’ai divers récits sous les yeux : Le Siècle, le Soir, le Gaulois, d’autres encore racontent le fait et lui attribuent des motifs différents. Suivant certains journaux, il se serait querellé avec un officier auquel il refusait d’obéir et l’aurait frappé. Le Gaulois, généralement mieux informé dans ces sortes de choses (c’était le journal des officiers réactionnaires), dit seulement qu’il « excitait ses camarades à la révolte », et qu’il a été fusillé à quatre heures du matin sous un hangar.

Le Paris-Journal du 29 mai raconte ce qui suit :

« Un convoi venait d’arriver… Au moment où les prisonniers allaient entrer dans les caves, l’un d’eux s’adressant à l’officier conduisant le convoi, lui dit : « Monsieur, je ne dois pas être confondu avec ces gens-là : j’ai droit à une cellule ; je suis M. Dereure, membre de la Commune. — Dans ce cas, je vais vous loger ailleurs, aux Réservoirs. Mettez-vous là, en attendant, et ne bougez pas. » — Sur un signe, cinq hommes se mirent en face du citoyen Dereure et lui donnèrent immédiatement un logement séparé… Son cadavre est resté étendu jusqu’à huit heures dans la cour de la caserne. »

Les détails sont trop précis pour que le fait soit inventé. Ou un prisonnier (ce qui est peu vraisemblable) usurpa le nom d’un membre de la Commune pour être mis à part : ou il y a dans le récit confusion de nom. Car M. Dereure a pu se sauver et est aujourd’hui en Amérique.

Ces exécutions furent très nombreuses. Des témoins des plus sûrs, qui habitaient alors près de Satory, m’ont affirmé que, tous les matins, ils entendaient les détonations, — et cela longtemps encore après la fin de la lutte.

Arrivons au camp de Satory.

On avait fait tant de milliers de prisonniers qu’il était impossible de les loger ; on les entassa, on les parqua. Tandis que bon nombre étaient entassés dans de longues caves, où l’on était asphyxié par une odeur nauséabonde, la plupart étaient jetés dans cette mémorable cour de Satory, où tant de malheureux ont éprouvé leurs pires souffrances et leurs plus atroces angoisses.

Imaginez une cour très vaste, entourée de murs hauts à peu près de trois mètres, avec des bâtiments d’un côté. Les malheureux que nous avons vus arriver, les pieds en sang, la gorge en feu, le cerveau bouleversé, les vêtements en haillons, étaient entassés là, par milliers, non dans les bâtiments, mais dans la cour. Pour lit, ils avaient le sol et d’infectes bottes de paille ; pour nourriture, un morceau insuffisant de pain noir ; et pour boisson, un peu d’eau, pas assez pour leur soif. On en croira le journal de M. Pessard (no du 30 mai) ;

« Nous apprenons que plusieurs députés qui ont visité le camp de Satory, se sont émus du pitoyable état des prisonniers… Il y en a plusieurs milliers qui se trouvent à découvert, exposés jour et nuit au vent, au soleil, à la pluie, n’ayant pour se coucher que la terre humide et boueuse. La nourriture qu’on leur distribue se compose uniquement de pain ; elle est insuffisante. Ils n’ont pas la quantité d’eau nécessaire pour étancher leur soif. »

Le premier jour, le soleil frappait sur eux tout à son aise. Pas d’ombre, pas d’abri. La plupart n’avaient pas de coiffure, j’ai dit pourquoi. Tant de souffrances et tant d’angoisses les avaient égarés. On disait au rédacteur du Times qui les visita, que les chefs de la Commune les avaient enivrés avec un mélange d’eau-de-vie et de tabac. Étrange et tenace ivresse, que ni le long voyage de Paris à Versailles, ni les heures écoulées depuis leur arrestation, n’avaient dissipée ! Le lecteur sait ce qu’il faut penser de cette imagination. Les prisonniers étaient pour la plupart étrangers à la Commune et arrêtés chez eux : et c’était la sévère ivresse des tortures, des angoisses, avec les troubles cérébraux qu’elle entraînait, qu’on mettait sur le compte de l’alcool.

Tant que le ciel resta pur, les douleurs de la prison furent relativement modérées. Le jour, on brûlait, et plus d’une congestion se produisit ; la nuit, on grelottait dans les haillons ; mais à partir du jeudi, le temps se gâta, des orages crevèrent, de longues pluies détrempèrent le sol. Alors le supplice n’eut plus de nom. Qu’on imagine le sort des malheureux, trempés dans leurs misérables et minces guenilles (pendant plusieurs jours) ; et la nuit, obligés de s’étendre, tout de leur long, dans une mare de fange sous l’averse ! La paille qu’on leur avait distribuée était devenue bientôt un immonde fumier. Ils étaient enduits d’une couche de boue. Et toujours la pluie ; le froid humide ; les dents claquant, le corps grelottant, le sommeil impossible !

La première pluie fut déjà atroce. On avait donné l’ordre de rester couché. C’était impossible : rester huit heures étendu dans ce cloaque ! Quelques-uns n’y tenaient pas, se levaient. On les avertit qu’on tirerait sur eux, et, en effet, chaque fois qu’une forme noire se dressait dans l’ombre, les sentinelles tiraient ! Et ceux qui avaient pu fermer les yeux, étaient réveillés par les détonations ! Et il y avait là des femmes, des enfants, notamment une femme avec cinq enfants, dont un à la mamelle !

Le lendemain, pour se réchauffer, on faisait « la mer ». Un des prisonniers, dont j’ai la relation sous les yeux, un industriel, arrêté par erreur, décrit ainsi cet exercice :

« Deux hommes se mettent dos à dos, et se balancent. D’autres viennent se juxtaposer sur les deux premiers, puis d’autres encore, en suivant le mouvement de va-et-vient. On formait ainsi des groupes d’une centaine. Il s’élevait au-dessus d’eux une vapeur épaisse comme celle de l’eau bouillante. »

C’est à partir de cette nuit-là qu’on perça dans les murs les fameuses embrasures. On plaça à chacune d’elles une sentinelle avec un fusil, ou une mitrailleuse, ou un canon chargé à mitraille, pour tirer dans le tas au premier mouvement. Les journaux de Versailles, le Times ont décrit ces préparatifs.

Un détail est hideux : je voudrais en douter, c’est impossible. J’ai, sur ce point, des témoignages concluants, concordants, irréfutables. Toutes les relations, d’origines très diverses, que j’ai sous les yeux, le rapportent. Les prisonniers avaient pour cabinet d’aisances un recoin de la cour, en face d’une meurtrière, un amas de terre où l’on allait s’accroupir ; mais si, en se relevant, le prisonnier montrait la tête au factionnaire placé derrière l’embrasure d’en face, un coup de fusil partait ; et l’on faisait transporter le cadavre par les compagnons du mort. Il y avait des morceaux de cervelle sur le mur.

L’horreur dépassa toute mesure dans la nuit du 27 au 28. Cette nuit-là, il y eut une véritable tempête ; des torrents de pluie s’abattaient, sans s’arrêter, sur le camp au milieu d’épouvantables coups de tonnerre : l’eau tombait par seaux sur le troupeau grelottant aux haillons collés sur la peau et vautré dans un véritable marécage. C’était à devenir fou ; plusieurs, en effet, eurent de véritables transports. Rester noyé dans la boue, le corps dans l’eau, la tête dans la fange, était impossible ; le bouleversement de la nature avait ébranlé tous les esprits : le troupeau s’agita, beaucoup se dressèrent, s’étirèrent, cherchèrent un abri, ne sachant que devenir… alors les embrasures firent feu, les détonations éclatèrent ; les balles, la mitraille allèrent frapper au hasard dans ce grouillement de prisonniers éperdus ; la fusillade, la foudre, l’orage, le râle des blessés et des mourants, se mêlèrent toute la nuit avec une formidable épouvante… il y eut des prisonniers qui se levèrent, marchèrent au hasard, aveuglés par la pluie, franchirent les limites, furent tués par les sentinelles… le petit jour éclaira les cadavres.

C’est ce qu’on appela la révolte de Satory.