La Semaine de Mai/Chapitre 46

Maurice Dreyfous (p. 288-294).


XLVI

UNE HALTE

À la place d’Armes, il y avait une halte. On faisait asseoir les prisonniers dans la poussière. Ce n’était pas seulement un repos, c’était une façon de satisfaire la curiosité de la foule ; car on montrait les prisonniers, comme des animaux exotiques. Cette satisfaction semblait adoucir les spectateurs, qui se contentaient parfois de venir regarder les malheureux et de les questionner.

Voici comment le Gaulois du 25 mai décrit une de ces haltes :

« On les fait asseoir sur la place d’Armes, à la grande satisfaction du public qui peut ainsi les contempler à l’aise : ce fut un feu croisé d’interpellations qui, nous devons le dire, étaient très modérées de la part des Versaillais… On se contentait de leur dire qu’ils désiraient tant venir à Versailles qu’ils devaient être au comble de la satisfaction de se trouver en face de la statue de Louis XIV… Un quidam s’étant permis de dire que ces gens méritaient de la pitié, un gendarme lui répondit : « De la pitié ! pour des gens qui nous traquaient comme des bêtes fauves ! »

C’est une halte semblable, que Théophile Gautier décrit dans un chapitre, d’un livre trop peu connu : les Tableaux du Siège. Je cite ces pages. Théophile Gautier, en véritable habitant de Versailles, considère tous les prisonniers comme des « assassins » et des « incendiaires ». L’air hagard des malheureux et des malheureuses épuisés par la route lui paraît un indice certain de leur scélératesse. Je crois d’ailleurs que les pages des Tableaux du Siège ont paru dans l’Officiel. On ne sera donc pas surpris qu’il n’y soit fait aucune allusion aux violences et aux insultes de la foule.

Le lecteur se rappellera, en lisant la page qui suit, que les captifs à qui le poète trouvait des airs de damnés, des yeux pleins de haine, des types féroces, étaient pour la plupart des Parisiens arrêtés pour les motifs les plus futiles, les autres ayant été fusillés à Paris, et il jugera la détresse et les souffrances des prisonniers sur le tableau magistral dont le styliste olympien décrit, avec une insensibilité marmoréenne, les curiosités plastiques.

« Il nous sembla voir sur la place d’Armes de Versailles, agrandi aux proportions de nature, un de ces merveilleux dessins où Decamps, cherchant le style antique, représentait des épisodes de la vie barbare : campements, attaques, déroutes, défilés de captifs, migrations, charroi de butin, conduite de troupeaux enlevés et autres sujets de ce genre, que le succès de la Bataille des Cimbres l’engageait à traiter.

» C’était une halte de prisonniers qu’une escorte conduisait à Satory. Il faisait ce jour-là une chaleur à mettre les cigales en nage. Pas un souffle d’air, pas un nuage au ciel. Le soleil versait sur la terre des cuillerées de plomb fondu.

» Ces malheureux, amenés des portes de Paris à pied, par des hommes à cheval qui les forçaient involontairement de presser le pas, fatigués du combat, en proie à d’affreuses transes, haletants, ruisselants de sueur, n’avaient pu aller plus loin, et il avait fallu leur accorder quelques instants de repos. Leur nombre pouvait s’élever à cent cinquante ou deux cents. Ils avaient dû s’accroupir ou se coucher à terre, comme un troupeau de bœufs, que leurs conducteurs arrêtent à l’entrée d’une ville.

» Autour d’eux, leurs gardiens formaient le cercle, accablés comme eux de chaleur, se soutenant à peine sur leurs montures immobiles et s’appuyant la poitrine au pommeau de leur selle. Le pistolet chargé semblait peser à leurs mains, et visiblement ils luttaient contre le sommeil. On n’aurait pu dire la couleur de leur uniforme, tant la couche de poussière qui le recouvrait était épaisse, et la longue lance à fer aigu, sans banderole, appliquée à leur cuisse, indiquait seule à quelle arme ils appartenaient. Toute particularité avait disparu. Ce n’était plus le soldat, c’était le guerrier pris en lui-même, le guerrier de tous les temps et de tous les pays, aussi bien un Romain qu’un Cimbre, un Grec qu’un Mède. Tels qu’ils étaient, ils eussent pu figurer sans anachronisme dans les batailles d’Alexandre et de César. Leurs chevaux, simplement harnachés, mouillés de sueur, blancs d’écume, ne se distinguaient par aucun détail moderne. Ils gardaient un caractère de généralité antique.

» Nous regardions ces cavaliers de si grand style, regrettant qu’un peintre de génie ne se trouvât pas là pour fixer d’un trait rapide ces belles lignes naturellement et naïvement héroïques, et aussi pour noter les types non moins curieux des captifs, devenus des prisonniers barbares, Daces, Gètes, Hérules, Arabes, comme on en voit dans les bas-reliefs des arcs-de-triomphe et les spirales des colonnes Trajane. Ils n’avaient plus de costume spécial désignant une nationalité ou une époque. Un pantalon, une blouse ou une chemise ; tout cela fripé, froissé, déchiré, collé au corps par la sueur, ne les babillait pas, mais les empêchait d’être nus sans conserver forme précise de vêtement.

» Blouse, bliaud, sayon, tunique, à cet état, se ressemblent fort ; et les braies sont, dans la sculpture antique, le signe distinctif du barbare ; plusieurs s’étaient roulé des linges autour de la tête pour se préserver du soleil, car on enlève leur coiffure aux prisonniers, afin de les rendre plus facilement reconnaissables parmi la foule, s’ils essayaient de s’enfuir. D’autres avaient garni leurs pieds meurtris de chiffons retenus par des cordelettes, qui leur donnaient un aspect de Philoctète dans son île, à faire rêver un sculpteur. Ce bout de haillon les rattachait à l’art grec.

» Toutes ces loques, sous l’ardente lumière, paraissaient décolorées comme les draperies d’une grisaille, et les cheveux eux-mêmes des prisonniers, vieux ou jeunes, étaient uniformément gris, tant la poussière en avait altéré la nuance.

» Parmi ces prisonniers il y avait quelques femmes, assises sur leurs articulations ployées, à la manière des figures égyptiennes, dans les jugements funèbres, et vêtues de haillons terreux, mais donnant des plis superbes. Quelques-unes, farouchement séparées du groupe, comme par une sorte de dédain, présentaient des aspects de sibylles à la Michel-Ange ; mais la plupart, il faut l’avouer, avaient des airs de stryges, de lamies, d’empouses, ou, pour sortir de la mythologie du second Faust, ressemblaient aux sorcières barbues et moustachues de Shakespeare, formant une variété hideuse d’hermaphrodite faite avec les laideurs des deux sexes. Chose étrange, parmi ces monstres, se trouvait une charmante fillette de treize à quatorze ans, à physionomie candide et virginale, blonde, vêtue avec recherche et propreté d’un veston bleu clair à soutaches noires, et d’une jupe blanche, courte comme celle des très jeunes filles, laissant voir des bas bien tirés et des bottines élégantes quoique poudreuses. Quel hasard avait mêlé ce petit ange à ces démons, cette pure fleur à ces mandragores ? Nous n’avons pu le comprendre. Personne ne le savait, et notre point d’interrogation est resté sans réponse. Un peu en arrière, sur un chariot ou une prolonge, était couché sur le dos, avec une raideur cadavérique, un vieillard à grande barbe blanche, dont le crâne nu luisait au soleil comme un casque. Quoique immobile et dessinant les lignes anguleuses d’une statue allongée sur un tombeau, il n’était pas mort cependant, et dans son œil, qui palpitait sous l’aveuglante lumière, vivait un regard noir de haine irréconciliable et de rage impuissante. Rien de plus effrayant que ce Nestor de la révolte, que ce patriarche de l’insurrection, à la fois immonde et vénérable, et qui semblait poser le Père éternel sur les barricades.

» Une soif ardente, inextinguible brûlait ces misérables, altérés par l’alcool, le combat, la route, la chaleur intense, la fièvre des situations extrêmes et les affres de la mort prochaine, car beaucoup croyaient trouver la fusillade sommaire au bout de leur voyage. Ils haletaient et pantelaient comme des chiens de chasse, criant d’une voix enrouée et rauque, que ne lubrifiait plus la salive : « De l’eau ! de l’eau ! de l’eau ! » Ils passaient leur langue sèche sur leurs lèvres gercées, mâchaient la poussière entre leurs dents et forçaient leurs gosiers arides à de violents et inutiles exercices de déglutition. Certes, c’étaient d’atroces scélérats, des assassins, des incendiaires, peu intéressants à coup sûr, mais dans cet état, des bêtes mêmes eussent inspiré de la pitié. Des âmes compatissantes apportèrent quelques seaux d’eau.

» Alors toute la bande se rua pêle-mêle, se heurtant, se culbutant, se traînant à quatre pattes, plongeant la tête à même le baquet, buvant à longues gorgées, sans faire la moindre attention aux horions qui pleuvaient sur eux, avec des gestes d’une animalité pure, où l’on aurait eu peine à retrouver l’attitude de l’homme. Ceux qui ne pouvaient, trop faibles ou moins agiles, approcher des seaux posés à terre, tendaient les mains d’un air suppliant, avec de petites mines, comme des enfants malades qui voudraient avoir du nanan. Ils poussaient des gémissemments mignards et câlins, et leurs bras se pliaient comme ceux des singes, se cassant aux poignets dans des poses bestiales et sauvages.

» Un énorme coquin, espèce de Vitellius de caboulot, dont le bourgeron déchiré laissait voir à nu le torse puissant, rougi à la poitrine par l’habitude des libations, se livrait aux pantomimes les plus attendrissantes pour obtenir une goutte du précieux breuvage. Il avait une de ces têtes d’empereur romain que la foule entraîne aux gémonies. Un pauvre cheval, enragé de soif, s’élançait vers le baquet à travers les groupes et augmentait le désordre. Enfin des verres, des chopes, des bocks, des bols arrivèrent de tous côtés, grâce à la pitié des femmes, et ces malheureux purent au moins se désaltérer comme des hommes et non laper comme des bêtes.

» En regardant ce spectacle, on pouvait tout aussi bien se croire sur le champ de bataille de Pharsale que sur la place d’Armes de Versailles, devant le palais du grand roi. »

Tout commentaire me paraît inutile. Le chapitre est intitulé : les Barbares modernes… et l’écrivain évoque le souvenir, tantôt des Cimbres, tantôt des troupes de Trajan, tantôt du champ de bataille de Pharsale… Où étaient les barbares ? Étaient-ce les captifs ? Et comment se fait-il que le souvenir des massacres et des cruautés antiques revînt, sans cesse, à l’esprit de l’impassible poète ?