La Semaine de Mai/Chapitre 31

Maurice Dreyfous (p. 193-200).


XXXI

LE LUXEMBOURG
(suite)

La cour prévôtale du Luxembourg siégeait dans une des salles du rez-de-chaussée du Sénat. Comme le dit M. Ulysse Parent, c’était celle qui servait sous l’empire au dépôt des pétitions. Cette pièce, assez vaste et très haute, occupant un des pavillons d’angle du palais, du côté du petit Luxembourg, et éclairée par une haute fenêtre sur la rue de Vaugirard, sert aujourd’hui de logement à un employé du Sénat.

Pour introduire mes lecteurs, à la cour prévôtale, il me suffit d’y suivre M. Ulysse Parent. Il a tracé, de ce sanguinaire tribunal, un tableau si coloré et si bien vu que je ne puis mieux faire que de lui en emprunter les principaux traits.

La salle était pleine de soldats et d’agents de police, mêlés des gardes nationaux de l’ordre et de bourgeois privilégiés, — de ceux, bien entendu, qui s’attachaient aux officiers pour pousser au massacre et pour dénoncer des malheureux. Car, chose singulière ! c’était alors un titre semi-officiel que celui de délateur. Tel, qui joua ce rôle avec une basse cruauté dans le VIe arrondissement, et dont j’ai le nom au bout de la plume, avait, du droit de son ignoble rôle, ses grandes entrées et, en quelque sorte, sa part d’autorité au Luxembourg comme à la mairie. Il assistait aux procès, il assistait aux fusillades, il faisait des perquisitions, on le voyait sans cesse avec M. Garcin, C’étaient sans doute ses pareils, portant la redingote ou la tunique à brassard, qui encombraient la salle avec les argousins et les soldats.

Ce public se mêlait au procès, insultait les accusés, et les recommandait à la sévérité des juges.

Lorsque M. Ulysse Parent entra, les juges étaient « deux jeunes officiers, le cigare aux lèvres, assis à une méchante table de bois noir couverte de papiers ». Car on fumait là, en condamnant les gens à mort. Un capitaine de la garde républicaine paraissait de temps à autre, et prenait alors la présidence. Au reste, le tribunal semblait se renouveler d’une façon assez arbitraire. Mais les très jeunes gens dominaient.

Il faut insister sur ce point : partout, dans cette terrible semaine de Mai, les plus féroces furent les jeunes gens coquets, à peine sortis de Saint-Cyr, retroussant avec prétention, sur leur lèvre d’adolescent, l’espérance de leurs futures moustaches, et qui paraissaient fiers de leur massacre comme un collégien de son premier cigare. La vie de tous les Parisiens était donc à la merci de ces petits crevés de l’armée qui croyaient se grandir par la férocité.

On avait fait asseoir M. Parent dans un coin ; et voici ce qu’il vit :

« Plusieurs pauvres diables défilèrent successivement devant les juges. Les uns avaient été arrêtés sur des dénonciations de voisins ; d’autres dans des razzias qui comprenaient des maisons tout entières ; quelques-uns comme porteurs de l’uniforme des fédérés. Tous, indistinctement, après un interrogatoire sommaire et une défense plus sommaire encore, étaient impitoyablement renvoyés dans quelque cave semblable à celle qui m’avait servi de geôle provisoire.

» Toutefois, et, à ma grande surprise, deux ou trois accusés, sur lesquels pesaient non les moins lourdes charges, — l’un avait été commissaire de police de la Commune, l’autre, directeur d’un dépôt de munitions dans le quartier de Reuilly, — après avoir écouté tranquillement le rapport fait contre eux, avaient tiré non moins tranquillement de leur poche un papier qu’ils avaient remis aux officiers, en leur glissant quelques mots à l’oreille, et s’étaient ensuite retirés libres après un salut échangé… »

Le tour de M. Ulysse Parent vint enfin :

« Tout à coup mon nom retentit, prononcé avec une sorte d’emphase par un vieux sous-officier faisant fonctions de greffier. Ce fut comme une explosion dans l’assemblée. Je m’étais avancé vers l’estrade, mais en même temps que moi, un groupe tout entier de gens à basse physionomie qui m’observait depuis mon arrivée, s’était levé et m’entourant me montrait le poing.

» — Ah ! le voilà pincé ! — C’est un bon, un fameux, celui-là ! — Il nous a assez embêtés sous l’empire ! — C’est lui qui commandait à la Roquette ! — Parbleu ? — On l’a vu ! c’est un pétroleur !

» Et l’un de ces hommes, s’avançant jusqu’au pied du tribunal avec une douce familiarité, ajouta :

» — Vous pouvez y aller gaiement avec lui, il ne l’aura pas volé ! »

M. Ulysse Parent était accusé d’être membre de la Commune et du comité central, franc-maçon et colonel de fédérés, et d’avoir donné des ordres pour incendier Paris.

La vérité est qu’il est franc-maçon, et qu’il avait été nommé membre de la Commune, d’où il était sorti dès les premiers jours. Quant au titre de colonel, il appartenait à un autre Parent avec lequel le conseiller municipal actuel n’a aucun rapport. C’est à ce dernier qu’on attribuait un de ces ordres d’incendie, presque tous, sinon tous, apocryphes, dont les journaux de Versailles régalaient leurs lecteurs à cette époque.

M. Parent expliqua aux juges leur erreur : mais il se défendit comme on peut se défendre en de telles circonstances. « Devant l’hostilité flagrante de l’auditoire et l’indifférence de mes juges, dit-il, j’avais ressenti l’accablement d’un homme qui se noie et senti que toute défense me serait inutile. »

Pendant son interrogatoire, un troisième officier était venu : les juges se mirent ensuite à délibérer à voix basse. Pendant qu’ils parlaient entre eux, une grande clameur se fit : on amenait Tony-Moilin.

Je reviendrai sur le procès de Tony-Moilin, dont M. Parent se trouva ainsi spectateur. Quand on eut condamné ce dernier à mort, un des juges aperçut M. Parent, qu’on avait oublié ; il ordonna de le remettre aux isolés. C’était le banc où l’on avait fait placer Tony-Moilin. C’était donc une condamnation capitale ? Était-ce possible ? M. Parent n’en put plus douter quand un officier, qu’il n’avait pas vu jusqu’alors, vint à lui.

Je cite le récit du condamné :

« — Monsieur, me dit-il, on a omis de vous demander si vous étiez marié et père de famille ; dans ce cas, si vous vouliez voir votre femme et vos enfants, si vous avez quelques dispositions dernières à prendre, toute latitude vous sera accordée dans ce sens.

» Et, sur un geste de moi :

» — Ce ne sera que pour demain matin, ajouta-t-il d’un air peiné.

» Pour le coup, j’étais fixé ; un nuage sombre passa devant mes yeux ; mais ce fut l’affaire d’un moment. Faisant appel à tout ce qu’il y avait en moi de virilité et d’énergie, j’affermis mon cœur et me préparai dès lors à bien mourir.

» Je répondis qu’en effet j’étais marié et père de famille, mais que, redoutant pour tous les miens cette rencontre suprême, je ne savais à quoi me résoudre et que je demandais à réfléchir.

» — Je vous reverrai dans une heure et il sera fait comme vous l’aurez décidé, me dit l’officier en se retirant.

» Nous nous saluâmes, et je rentrai dans mes réflexions.

» L’audience continuait, mais je ne prenais plus garde à ce qui se passait autour de moi… malgré moi, je m’assoupis. Un brouhaha confus vint me réveiller. L’audience était levée, il était près de minuit. »

M. Parent fut mis, cette fois, dans un cachot séparé. Il paraît pourtant qu’on voulait prendre de nouveaux renseignements sur lui, car on mit bientôt avec lui un de ces faux compagnons de prison, placés près des véritables prisonniers pour leur surprendre un aveu. M. Parent flaira de suite le personnage ; et quand l’officier qui avait promis de venir le consulter, pour faire avertir sa famille, pénétra dans son cachot, il débarrassa le condamné de cet ignoble voisinage.

Le lendemain matin, avant de le mener au mur, on le ramena dans la cour du Luxembourg, devant ses juges de la veille. Il vit Tony-Moilin partir pour le supplice, pendant que ceux-ci lui demandaient de « racheter une partie de ses crimes » en dénonçant ses complices. — Quels complices ? Je n’avoue aucun crime. — Et les incendies de Paris ? — Mais quelles preuves invoquez-vous contre moi ? — Ici, le capitaine eut un mot superbe : « Les preuves ! je crois qu’on nous les apporte », dit-il en désignant un officier qui arrivait.

Il était temps, en effet, d’apporter les preuves le lendemain de la condamnation à mort.

Il faut citer le portrait que M. Ulysse Parent trace du nouveau venu, et la scène qui suivit :

« Il sortait, sans nul doute, de Saint-Cyr, et je crois bien que la dernière guerre n’a pu le compter au nombre de ses combattants. Je le vois encore monté sur ses jambes grêles que dessinait un pantalon affreusement étriqué, et tout emmitouflé dans son élégante pelisse garnie de fourrures. Un col cassé émergeait de l’astracan qui lui faisait un collier autour du cou, et la pointe de ses chimériques moustaches qui avaient la prétention de menacer le ciel, aurait pu passer par le trou d’une aiguille ; les cheveux partagés au milieu de la tête par une raie qui n’en finissait plus, formaient sur son front étroit de petites boucles négligées d’apparence, mais savamment voulues.

» Il s’était ajusté dans l’œil un verre rond, sans bordure, et tout en fouettant la poussière de ses bottes du bout de sa badine, s’adressant à moi, il m’avait, ai-je dit, interpellé à son tour :

» — Il paraît que vous niez avoir fait partie de l’insurrection ?

» — Je le nie.

» — Vous niez également vous être trouvé à l’Hôtel-de-Ville au moment de son incendie et, plus tard, à la Roquette ?

» — Je le nie également.

» — Vous niez aussi, bien entendu, poursuivit-il, d’un air goguenard et suffisant, avoir été colonel de fédérés ?

» — J’ai été volontaire, sous le siège, dans une compagnie de marche, et rien de plus.

» Sur ma réponse, le sous-lieutenant éclata de rire et s’adressant au groupe d’officiers :

» — Voilà bien ces jolis farceurs ! exclama-t-il : ils ont profité de ce qu’ils étaient enfermés dans Paris et qu’ils ne pouvaient aller gobelotter à la barrière pour se mettre à jouer au soldat et apprendre à charger une arme…

» Il se tourna de mon côté pour achever sa phrase :

» — Afin de nous f… une danse… si vous aviez pu, fit-il en concluant.

» Ma colère allait éclater, mais je la contins, et puis j’étais à bout de forces. L’émotion, cependant, faisait encore vibrer ma voix quand je pus lui répondre :

» — Monsieur, vous n’étiez pas né que, déjà, pendant sept ans, j’avais servi mon pays, et que je savais mon métier de soldat ; si j’ai pris le fusil au moment de la guerre, c’était pour vous apporter un aide dont vous aviez grand besoin, mais dont vous avez su bien mal vous servir.

» Le petit officier leva sa badine, et je ne sais ce qui allait arriver, quand le capitaine-prévôt s’interposa, et appelant mes gardiens, témoins muets de cette scène :

» — Empoignez-le moi, leur cria-t-il, et remmenez-le à son cachot. »

Ce répit sauva M. Parent. Presque aussitôt après, l’ordre arriva au Luxembourg, de la part de M. Thiers, de suspendre les exécutions. Tony-Moilin venait d’être exécuté ! M. Parent fut dirigé sur Versailles. Il comparut, deux mois après, devant un conseil de guerre régulier : il fut acquitté, bien entendu, sans difficulté aucune.

Le lecteur connaît maintenant la cour prévôtale du Luxembourg. Si le ministère de la guerre ouvrait ses dossiers, on connaîtrait probablement le nombre de ses victimes. Il y avait un greffier, des pièces. Assurément les listes existent encore. On ne les avouera peut-être jamais. Tout ce que je puis dire, c’est que le chiffre de ces victimes est très fort.

On fusillait dans le jardin ou en face de la rue de Tournon. Il y eut, je crois, des cadavres ensevelis dans le jardin même. La plupart étaient portés au cimetière Montparnasse, où s’ouvrirent alors d’énormes et hideuses fosses communes.

J’ai entre les mains une liste de trente et un habitants du XIVe arrondissement, fusillés en divers endroits :

J’y trouve les noms suivants pour le Luxembourg :

Térot père, rue Sainte-Alice, 21 (le fils a été fusillé boulevard Saint-Jacques).

Birck, rue de la Procession prolongée, 22 (106e bataillon).

Chapon, rue du Maine, 7 (217e).

Charbonneau, rue Henrion-de-Pancey, 29 (106e).

Beck, rue de Celse, 81 (217e).

Cointel, rue de la Voie-Verte (202e).

Ces exécutions sont faites du 24 au 27.