La Semaine de Mai/Chapitre 30

Maurice Dreyfous (p. 187-192).


XXX

LE LUXEMBOURG

Ce que nous avons vu jusqu’ici ne peut guère être qualifié de « cour prévôtale » : à chaque abattoir un officier désignait rapidement les victimes, sans autre forme de procès ; il n’y eut à Paris, à ma connaissance, que deux endroits où l’on singeât le tribunal : le Châtelet et le Luxembourg.

Commençons par le Luxembourg.

M. de Cissey y avait son quartier général et M. Garcin y fonctionnait : c’est tout dire. On y amenait de tous côtés les prisonniers par colonnes : on les entassait, tantôt dans des caves, tantôt dans des salles basses. J’ai raconté les pérégrinations d’un médecin-major, jeté là pour une nuit avec des centaines de malheureux et je disais que quand on les fit sortir ils laissèrent quelques cadavres, ceux qui avaient été asphyxiés dans la nuit. Écoutez maintenant M. Ulysse Parent.

On sait que M. Ulysse Parent, aujourd’hui conseiller municipal, avait été nommé membre de la Commune par le parti de la conciliation, dans un des arrondissements conservateurs de Paris, le IXe. Il avait donné sa démission quelques jours après. Il appartenait au groupe des hommes de bien qui, déplorant la guerre civile, essayèrent jusqu’au bout de l’apaiser ; c’est un républicain éprouvé, estimé de tous ; cela suffisait pour le mettre en péril. Deux fois dénoncé, il fut conduit, la première fois, à la caserne des municipaux près du Timbre ; j’ai dit, précédemment, comment il fut relâché. Il a raconté lui-même sa seconde arrestation dans une brochure d’un intérêt capital pour l’histoire de cette époque : « Une arrestation en mai 1871. — Extrait du journal le Peuple. — Paris. Librairie républicaine 1876. »

C’est le samedi que des gardes nationaux à brassard tricolore vinrent chez lui se saisir de sa personne. J’ai parlé du caprice désordonné avec lequel on promenait les prisonniers. J’ai montré une colonne, venant des Gobelins, dirigée sur le Luxembourg, puis sur l’Ecole militaire. Ici, c’est l’inverse. M. Parent, arrêté rue du Faubourg-Montmartre, est conduit au ministère des affaires étrangères, puis à l’Ecole militaire, et de là au Luxembourg. Les abattoirs se renvoyaient les prisonniers dans une inexprimable confusion.

Voilà M. Parent à l’ancien palais du Sénat.

Ici, je cite son récit :

« Arrivé là, je fus introduit dans une salle basse devant un greffier militaire auquel je dus faire une nouvelle déclaration de mon état civil. Cette formalité remplie, trois agents s’emparèrent de moi, et me conduisirent à travers la grande cour du palais transformée en bivouac, jusque sous un vestibule où venait aboutir un escalier de cave.

» Nous le descendîmes à tâtons… Après plusieurs détours, nous atteignîmes enfin une porte fortement verrouillée ; une lueur vague nous éclairait alors ; deux hommes, dont je distinguais confusément l’uniforme militaire, assis sur des débris de futaille, le revolver à la main, faisaient faction.

» Derrière cette porte, on entendait comme un grouillement d’êtres humains : au bruit de notre arrivée, les cris plaintifs ou formidables parurent redoubler : concert affreux de gémissements ou d’imprécations.

» — Qu’ont-ils donc à brailler de la sorte ? fit l’un de mes guides en s’adressant au gardien de la porte.

» — Des bêtises ! Ils disent qu’ils ont faim et demandent qu’on leur apporte à boire…

» Les verrous, cependant avaient été tirés et les cadenas ouverts. L’un des agents me prit au collet, et, me poussant brutalement dans l’entrebâillement de la porte :

» — Au tas ! cria-t-il.

» Sous cette brusque poussée, j’aurais pu tomber en avant ; une muraille humaine qui se dressait devant moi me retint : subitement une buée tiède et grasse s’abattit sur moi et envahit mon corps tout entier ; la respiration me manquait, je fermai les yeux, et instinctivement je cherchai un appui ; je sentais que j’allais m’évanouir.

» — Mettez-vous dans les rangs et avancez, citoyen, me dit à l’oreille une voix, vous serez mieux à l’autre bout.

» Peu à peu je me remis et commençai à me faire à l’obscurité de cette cave. Étroite et basse, en forme de long boyau, elle contenait alors près de deux cents hommes de tout âge et de toutes conditions : uniformes de fédérés, habits bourgeois, haillons déchirés, imprégnés de poudre, se coudoyaient ensemble. Un va-et-vient régulier et continu s’était établi dans cette masse affreusement resserrée, qui semblait obéir à une sorte de loi de gravitation.

» L’air et la lumière n’ayant accès dans ce sombre cachot que par une étroite ouverture, il avait été décidé que chacun à tour de rôle, emboîtant le pas à son voisin, viendrait y respirer un peu et s’y rafraîchir un instant : voilà pourquoi on m’avait dit de me mettre dans le rang et d’avancer. Quand je fus près du soupirail, j’observai que cette vapeur fétide dont nous étions enveloppés, se condensant au contact de l’air libre, retombait en eau sur la paroi du mur, coupé en biseau à cette place : les malheureux s’en approchaient et y collaient leurs lèvres avides.

» La soif était pour tous, en effet, une horrible torture, je commençai bientôt moi-même à la ressentir ; pour la calmer, j’appliquai sur ma langue desséchée la cuvette de ma montre ; triste soulagement au tourment que j’endurais et bien inefficace en vérité. »

On faisait un triage parmi les prisonniers.

Le Siècle du 30 mai dit au sujet de la cour martiale du Luxembourg :

« Tout accusé subit un interrogatoire sommaire, après lequel le président prononce la sentence. Si le coupable est déclaré ordinaire, il est dirigé sur Satory ; si, au contraire, il est déclaré classé, on l’amène dans une salle voisine où il lui est permis de s’entretenir quelques minutes avec un prêtre avant d’être exécuté. »

Ordinaire, — classé, il y a une sorte de pudeur ou d’hypocrisie dans ces expressions détournées pour signifier la prison ou la mort. Nous retrouverons ailleurs, notamment au Châtelet, des euphémismes analogues. — Ces tueries organisées régulièrement se cachaient. Paris les connaissait à peine ; l’autorité militaire n’a rien négligé pour en étouffer le souvenir. J’ai déjà dit avec quel soin elle feignait d’ignorer le nom des victimes. Est-il étonnant qu’elle évitât aussi le nom des peines qu’elle prononçait ?

Mais il n’était pas même besoin de comparaître devant la cour martiale pour être « classé ». Chose étrange ! le tribunal sommaire se doublait d’une boucherie plus sommaire encore. Les prétendus juges étaient là, et on fusillait sans prendre même la peine d’aller jusqu’à eux. Ce fut le cas pour Millière. Un témoin oculaire me cite un exemple d’exécution où le jugement du tribunal fut remplacé par une procédure encore moins compliquée.

Ce témoin a vu arriver, vers sept heures du soir, au Luxembourg, une trentaine de fédérés escortés d’agents en bourgeois et d’un détachement de ligne.

Les prisonniers entrèrent dans la cour d’honneur ; on les aligna sur deux rangs ; trois d’entre eux furent mis en tête du premier rang ; un agent les signala à l’officier comme « incendiaires » de l’Hôtel-de-Ville. Or, à ce moment, l’Hôtel-de-Ville brûlait depuis deux jours ; l’incendie avait été allumé alors que le quartier était encore au pouvoir des fédérés, l’affirmation de l’agent ne pouvait donc reposer que sur une dénonciation sans autorité, peut-être sur le numéro du bataillon auquel appartenaient des prisonniers : en ce temps, où un mot pouvait entraîner une exécution, les reporters de journaux de Versailles avaient publié une liste plus ou moins fantaisiste des bataillons qui avaient pris part à l’incendie de l’Hôtel-de-Ville.

L’agent signala, en outre, le premier comme ayant eu un grade dans la garde nationale, et venant d’arracher ses galons : précaution habituelle chez les prisonniers. On le fouilla ; sous sa vareuse on trouva un guidon jaune avec un morceau de hampe. L’officier l’en frappa à la tête ; il pinça les lèvres sans dire mot. C’est un coquin, dit l’agent. L’officier répondit : Classé.

Le second, dénoncé comme ancien soldat, répondit qu’en effet il avait servi, et avait obtenu la médaille militaire. « Beaucoup l’ont comme toi, et ne la méritent pas, » dit l’officier ; et il ajouta : « Classé ! »

Le troisième, un petit homme en blouse, à l’air maladif, semblait complètement hébété ; il était hors d’état de répondre : « Classé », dit encore l’officier.

On les conduisit tous les trois dans une salle du rez-de-chaussée. Ils en ressortirent au bout de quelque temps, avec un écriteau attaché au dos : Incendiaires de l’hôtel-de-ville.

Le témoin qui m’a fourni ce récit s’approcha alors de ces trois hommes. Le premier lui dit avec calme : « C’est mon affaire : je me suis battu pour la République. On veut nous l’escamoter. Je voudrais pouvoir me battre encore. » Mais l’ancien soldat se révoltait contre l’idée de la mort. « J’ai quatre enfants, disait-il. » Et il demandait en grâce qu’on allât chercher M. de Mac-Mahon sous lequel il avait servi et qui l’avait fait décorer. Il fallut lui représenter que c’était chose impossible ; qu’on ne saurait où trouver le maréchal ; qu’on n’arriverait pas jusqu’à lui ; et que si, par miracle, on y réussissait, on reviendrait trop tard. Le confesseur des fusillés était là, essayant de placer son sacrement : mais il n’y réussissait pas.

Enfin on les mit tous les trois au mur, devant la rue de Tournon, à l’endroit où, peu après, on voulut fusiller Millière. On les plaça la face contre la pierre, le dos tourné au peloton, suivant l’insultante habitude des fusilleurs, et montrant aux passants l’écriteau calomnieux. Puis le peloton tira… et on laissa les cadavres sur le trottoir avec l’écriteau attaché au-dessus de leur tête. La nuit, une lampe, placée exprès, éclaira cet exemple de la justice versaillaise…

Entrons maintenant à la cour martiale.