La Semaine de Mai/Chapitre 2

Maurice Dreyfous (p. 10-18).


II

La seconde cause de massacre, c’est que, depuis le début d’avril, on avait soigneusement, patiemment dressé l’armée à être implacable.

Songez à la situation du pouvoir légal à partir du 19 mars. Il avait pour unique ressource les troupes précipitamment ramenées à Versailles. C’étaient celles qui avaient fraternisé avec le peuple le 18 mars. De leurs rangs étaient sortis les soldats qui eurent la part principale dans la fusillade des généraux Clément Thomas et Lecomte. Elles n’avaient pas changé de sentiment pour s’être laissé emmener de Paris. Écoutez ce que dit de leur retraite sur Versailles, M. Marseille, de la préfecture de police (Enquête parlementaire sur le 18 mars) :

« Sur la route, les soldats étaient si mal disposés qu’ils insultaient les gardiens de la paix et les gendarmes qui marchaient à côté d’eux, et qu’on ne pouvait leur faire exécuter un ordre. »

Eh bien ! il fallait faire de cette armée (tout acquise au mouvement parisien), l’armée qui noierait la Commune dans le sang. M. Thiers, dans sa déposition devant la commission d’enquête, ne cache pas les craintes qui régnaient à Versailles. Il convient que beaucoup de gens se demandaient « ce que ferait l’armée si elle était abordée sérieusement. » Des soldats déclaraient qu’ils ne se battraient pas[1]. En effet, il n’est pas douteux, malgré toutes les dénégations, que pendant une grande partie de la guerre civile, un grand nombre de soldats n’aient déserté pour venir dans les rangs des fédérés.

Aussi M. Thiers soumit-il les troupes à un véritable entraînement, dont il a fourni lui-même quelques détails dans sa déposition. « Je fis donner l’ordre, dit-il, de serrer l’armée, de l’isoler. Nos principales forces étaient campées à Satory, avec injonction de ne laisser aborder qui que ce fût. L’instruction était donnée de fusiller quiconque tarderait d’approcher. En même temps, je recommandai de la manière la plus formelle de traiter très bien le soldat. J’augmentai la ration, surtout celle de la viande… » M. Thiers n’ajoute pas, mais on sait, qu’il paya de sa personne. Il allait voir quotidiennement les soldats, goûtait à leur soupe, distribuait les récompenses et les compliments. En même temps, on profitait de l’isolement des troupes pour les exciter contre les « brigands parisiens ».

Il ne semble pas douteux que les premières exécutions versaillaises ne se rattachent au même système. Elles avaient pour but évident de mettre entre Paris et l’armée une haine implacable, un fossé plein de sang. Qu’on en juge.

Du 18 mars au 2 avril, on espéra éviter la guerre civile. Le 2 avril, l’armée tomba brusquement, au pont de Neuilly, sur les gardes nationaux, qu’elle mit sans peine en déroute. Le 3, les fédérés essayèrent follement la sortie en masse. C’est ce matin-là, le 3, alors qu’on avait à peine échangé les premiers coups de fusils de la guerre civile, que le drame de Chatou vint lui donner un caractère implacable.

Le souvenir en est encore assez vivant pour qu’un de nos collaborateurs ait pu recueillir, à Chatou même, d’un grand nombre d’habitants, les détails les plus précis.

Quelques fédérés avaient passé la Seine en bateau. Ils annonçaient qu’ils seraient suivis par leurs camarades. Ils ne le furent pas. Ils restaient trois, un capitaine, un sergent et un garde. Ils s’attablèrent pacifiquement à déjeuner au restaurant Rieux, 19, rue de Saint-Germain. Quelques habitants leur donnèrent le conseil de changer de vêtements. Ils crurent la précaution inutile.

Le général de Gallifet venait de Saint-Germain avec deux escadrons de chasseurs et une batterie.

On dit qu’il fut prévenu de la présence des fédérés à Chatou par un certain T…, charcutier et capitaine des pompiers, mort depuis. Quoi qu’il en soit, le général remporta, avec ses deux escadrons et son artillerie une mémorable victoire sur les trois Parisiens armés de trois fourchettes. Il arriva trop tard pour les saisir à table. Il les rencontra en route, prisonniers, avec une escorte : on les conduisait à Versailles. Il ordonna qu’on les lui remît. L’officier qui commandait l’escorte refusa : le général insista, fut impérieux : l’officier livra ses prisonniers contre un reçu. M. de Gallifet les fit conduire dans la rue de Saint-Germain, au coin de la rue Casimir-Périer, contre un mur de clôture. Le parti conservateur de Chatou hurlait : « Fusillez-les ! » Les républicains ripostaient : « C’est une indignité. » L’un d’eux, M. M… (mort tout récemment), protesta si fort qu’il faillit partager le sort des fédérés.

L’un des gardes nationaux, dit-on, criait qu’il était père de cinq enfants, et suppliait qu’on l’épargnât. M. de Gallifet commanda le feu.

Les soldats avaient horreur de l’acte qu’ils exécutaient. Le fusil leur tremblait aux mains. La plupart des balles frappèrent trop haut ou de côté. Une des victimes mal atteinte, eut la force de se relever. Un officier de l’escorte lui perça la gorge de son sabre… Tous trois sont aujourd’hui, sous trois simples croix de bois noir, dans le cimetière de Chatou.

Puis, le général se rendit à la mairie et y rédigea la proclamation suivante qu’il fit tambouriner à son de caisse par la commune.

« La guerre a été déclarée par les bandits de Paris.

« Hier, avant-hier, aujourd’hui, ils m’ont assassiné mes soldats. »

(Affirmation de pure fantaisie. Aucun acte de guerre n’avait encore eu lieu avant la veille, et c’était l’armée qui venait d’attaquer.)

« C’est une guerre sans trêve ni pitié que je déclare à ces assassins. J’ai dû faire un exemple ce matin : qu’il soit salutaire. Je désire ne pas être réduit de nouveau à une pareille extrémité, etc. etc. »

À la suite de cette proclamation, le crieur ajoutait ces mots dont on devine l’inspirateur :

« Le président de la commission municipale de Chatou prévient les habitants, dans l’intérêt de leur sécurité, que ceux qui donneraient asile aux ennemis de l’Assemblée, se rendraient passibles des lois de la guerre… »

Ajoutons pourtant que le restaurateur chez lequel les trois fédérés avaient déjeuné ne fut pas fusillé[2].

J’attribuais tout à l’heure ces cruautés à un intérêt politique, à des instructions supérieures. Ce qui confirme cette opinion, c’est que M. de Gallifet ne fut pas désavoué. Ce qui la confirme encore, c’est qu’un autre général fit au petit Bicêtre ce que M. de Gallifet venait de faire à Chatou.

L’armée avait fait un grand nombre de prisonniers du côté de Châtillon. On raconte que l’officier commença par faire sortir des rangs tous les soldats déserteurs qu’on put trouver parmi les insurgés. Fusillés. Puis la colonne continua sa route. Au petit Bicêtre, on rencontra le général Vinoy. Il fit arrêter la colonne. « Y a-t-il des chefs ? » — Duval sortit des rangs avec deux officiers d’état-major. « Vous savez ce qui vous attend, qu’on fasse former le peloton. » Les trois officiers fédérés sautent un fossé, s’adossent à une maisonnette où par une sinistre ironie, étaient écrits ces mots : « Duval, horticulteur, » et tombent en criant : « Vive la Commune ! »

Le fait de l’exécution m’a été confirmé par un républicain de l’Assemblée qui vit les trois cadavres, le jour même. Le général Le Flô, alors ministre de la guerre, qu’il trouva là, lui dit : « Ils sont morts comme de bons b… ». L’officier supérieur de Versailles qui a écrit le Livre anonyme intitulé : La Guerre des communeux, dit : « Tous trois avaient subi en fanfarons le sort que la loi réserve à tous chefs d’insurgés pris les armes à la main. »

D’autres exécutions de prisonniers eurent lieu le même jour.

Si l’on pouvait conserver un doute sur ces exécutions, il serait levé par le passage suivant de la déposition du colonel Lambert, depuis général, devant la commission d’enquête du 18 mars :

« M. Vacherot. — Vous avez vu fusiller des prisonniers ?

» M. le colonel Lambert. — Oui ; moi-même j’en ai laissé fusiller deux qui excitaient encore les soldats à ne pas faire leur devoir, au moment où nous arrivions sur eux à la redoute de Châtillon.

» M. le vicomte de Meaux. — Sur les 1,500 hommes (les prisonniers faits à Châtillon au début d’avril), combien ont été fusillés ?

» M. le colonel Lambert. — Je ne pourrais pas vous le dire, mais bien peu.

» M. le marquis de Quinsonas. — Oh ! très peu !

» M. Vacherot. — On dit que Duval avait commandé le feu contre nos deux généraux[3].

» M. le colonel Lambert. — Quand la troupe de Duval a été prise, le général Vinoy a demandé : « Y a-t-il un chef ? » Il est sorti des rangs un homme qui, a dit : « Je suis Duval. » Le général a dit : « Faites-le fusiller. » Il est mort bravement. Il a dit : « Fusillez-moi ! »

» Un autre homme est venu, disant : « Je suis le chef d’état-major de Duval. » Il a été fusillé, trois en tout, à cette place. »

Les révolutions les plus impitoyables paraissent encore plus cruelles qu’elles ne le sont en effet. C’est que leurs colères font beaucoup de tapage avant d’agir. Les réactions frappent des coups silencieux. M. Thiers nie hardiment ces exécutions connues de tous. Sur la demande de la Commune, l’archevêque prisonnier écrivit une lettre au chef du pouvoir exécutif. M. Thiers répondit (Versailles, 14 avril) :

« Jamais nos soldats n’ont fusillé les prisonniers ni cherché à achever les blessés… Que dans la chaleur du combat ils aient usé de leurs armes contre des hommes qui assassinent leurs généraux et ne craignent pas de faire succéder les horreurs de la guerre civile aux horreurs de la guerre étrangère, c’est possible ; mais le combat terminé, ils rentrent dans la générosité du caractère national… Je repousse donc, monseigneur, les calomnies qu’on vous a fait entendre. J’atteste que jamais nos soldats n’ont fusillé les prisonniers, que toutes les victimes de cette affreuse guerre civile ont succombé dans la chaleur du combat. »

Et M. Vinoy, l’auteur de l’exécution de Duval, la raconte en ces termes dans son livre ;

« Leur chef, le nommé Duval, est mort pendant l’affaire. »

Ainsi, le gouvernement régulier niait et faisait faire des exécutions sommaires de certains prisonniers. Pour lui répondre, la Commune vota le décret barbare des otages. On peut le résumer ainsi : « À fusillade, fusillade et demie. » Cette mesure eut pour effet d’interrompre les exécutions. Jusqu’au 21 mai, des deux côtés, le sang ne coula plus que dans les combats. Mais sitôt qu’on fut entré dans Paris, on reprit les exécutions ajournées depuis un mois et demi. Il n’est pas douteux que le gouvernement ne les ait ordonnées et permises.

L’ordre était donné de fusiller tous ceux qu’on prendrait les armes à la main. M. de Mac-Mahon l’avoue implicitement dans sa déposition de l’enquête, en disant : « Quand les hommes rendent leurs armes, on ne doit pas les fusiller. Cela a été admis. » D’où il suit qu’on devait les fusiller dans le cas contraire. Le capitaine Garcin dit plus nettement, que jusqu’au moment où on a été maître de la rive gauche, « tous ceux qui étaient pris les armes à la main étaient fusillés ».

D’autre part, les cours martiales, comme celles du Châtelet et du Luxembourg, qui ont une si grosse part dans le massacre, ne pouvaient fonctionner que par la permission de l’autorité.

Le but de M. Thiers est facile à deviner. En 1871 comme en 1848, comme après 1830, le vieil homme d’Etat, si tenace dans ses idées, voyait dans les insurrections, non des orages à dissiper, mais un parti du désordre à décimer. D’autres étaient poussés par des haines furieuses : l’historien de Napoléon Ier aussi peu sentimental que le despote qu’il admirait sans réserve, ne cherchait que le bénéfice pratique du sang versé. Il savait que tout passe dans le tumulte assourdissant de la bataille. Il était trop politique pour vouloir la longue et impopulaire férocité d’une répression indéfiniment prolongée. Ce qu’il voulait, c’était, dans la surprise du premier moment, un massacre très large et très rapide.

Ses actes furent conformes à cette conception. Peu de temps après les horreurs qui marquèrent la prise de Paris, il arrêta la tuerie, on assure même qu’il essaya d’arracher quelques têtes à la commission sur laquelle il s’était déchargé de son droit de grâce, et qu’il avait, dit-on, baptisée « le peloton d’exécution ». Mais il n’a jamais renié la part du gouvernement dans les cruautés de la première heure. Dans son discours du 24 mai, il disait de la répression de la Commune : « J’ai versé des torrents de sang. »

Il se vantait un peu. Personne ne pouvait ni ordonner, ni même prévoir ce qui s’est fait. Mais il est certain que, soit au début d’avril, soit à la fin de mai, les exécutions sommaires rentrèrent dans le système du gouvernement.

Un fait qui m’est raconté, ce me semble, de bonne source, confirmerait l’existence d’instructions du gouvernement ordonnant une tuerie impitoyable.

Au moment de l’entrée des troupes, un général aurait été demander des instructions à un chef de corps : le chef de corps aurait répondu par l’ordre des fusillades qui se produisirent, en effet, aussitôt. Le général surpris, aurait demandé un ordre écrit. — Pourquoi donc ? demanda le chef de corps. Ma parole ne vous suffit-elle pas ? — Si, mais en cas de mort… — Je verrai.

Un peu après, le général, repassant devant son chef, lui demandait ses instructions définitives.

— Faites ce que vous voudrez, répondit brusquement celui-ci.

  1. J. Simon, Favre, Thiers. — Voir l’excellent ouvrage de notre collaborateur Fiaux : La Guerre civile de 1871, p. 177.
  2. J’ai reçu une lettre anonyme racontant, à la même date, d’autres exécutions, avec des détails plus horribles, à Courbevoie ; mais, en l’absence de détails suffisamment précis, et d’un témoignage vérifié, je ne puis rien affirmer.
  3. On ne l’a jamais dit, et le contraire est certain.