La Semaine de Mai/Chapitre 1

Maurice Dreyfous (p. 5-10).


I

La rentrée du gouvernement légal dans Paris fut marquée par un massacre de vingt ou trente mille Parisiens, suivant les uns, de dix-sept mille, suivant les autres. Avant de le raconter, il faut rappeler brièvement les faits antérieurs qui le préparent et qui l’expliquent.

Les historiens (côté de la répression), notamment MM. Jules Simon et Maxime Ducamp, avouent qu’on a un peu trop tué : mais ils corrigent de suite cet aveu en invoquant les entraînements du combat, l’indignation soulevée par les incendies, la rage d’une lutte meurtrière : explication habile qui, sous couleur d’excuser les soldats, les charge de toute l’initiative et de toute la responsabilité de la tuerie. Par malheur, cela ne soutient pas l’examen.

Le massacre n’eut pas pour cause l’entraînement du combat, car le combat, mené très prudemment, ne fût pas de nature à exaspérer les troupes ; en huit jours de bataille des rues, l’armée, forte de plus de cent mille hommes, ne compta que huit cent soixante-treize morts. D’ailleurs les soldats qui fusillèrent le plus étaient placés en seconde ligne et n’essuyèrent même pas le feu.

Le massacre n’eut pas pour cause la colère soulevée par les incendies, car il commença dès l’entrée des troupes, trente-six heures au moins avant que le premier incendie fût allumé.

Le massacre n’eut pas pour cause l’entraînement des soldats, par l’excellente raison qu’il se fit en vertu d’ordres régulièrement donnés, avec une sorte d’organisation, le plus souvent par le fait des officiers supérieurs.

Le massacre n’eut pas pour cause une fureur spéciale à l’armée ; car la même passion aveugle qui couvrait de cadavres les rues de Paris poussait la population accidentelle de Versailles à insulter, à frapper les prisonniers ; et pendant que les soldats fusillaient, la presse conservatrice leur signalait les victimes.

Cherchons, dans les événements qui précédèrent la rentrée des troupes dans Paris, l’explication exacte des exécutions sommaires.

Les généraux de l’empire sortaient du siège de Paris, blessés au cœur. La chute du régime impérial auquel ils restaient attachés, la déconsidération dans laquelle ils étaient tombés dès les premières défaites, leur injurieuse impopularité que la capitulation avait doublée, les avaient habitués, bien avant le 18 mars, à considérer le peuple de Paris comme le véritable ennemi. Comme exemple de cet état d’esprit, nous ne pouvons trouver mieux que M. Vinoy.

On sait de quelle façon il faisait fusiller les gens au 2 décembre. Longtemps avant la Commune, il était impatient de recommencer sur les Parisiens. À peine gouverneur de Paris depuis quelques heures (22 janvier), il voulait faire passer immédiatement devant une cour martiale les prisonniers arrêtés sur la place de l’Hôtel-de-Ville. S’il n’avait rencontré une opposition absolue, ces sortes de tribunaux, ou plutôt de commissions militaires, qui, en mai 1871, au Châtelet et au Luxembourg, désignèrent les victimes pour les exécutions, sans forme de procès, sans instruction, sans débat, sur constatation sommaire, auraient ensanglanté la ville dès la veille de la capitulation. Nous ignorerions ce détail, si M. Vinoy n’avait tenu à nous l’apprendre dans le livre qu’il a écrit lui-même sur l’histoire de ce temps. (Le général Vinoy : Campagne de 1870. L’amnistie et la Commune ; Plon, éditeur, 1872.)

Après avoir raconté que « le gouverneur de Paris » (comme César, M. Vinoy parle de lui-même à la troisième personne) arriva sur les lieux le 22 janvier, au moment des derniers coups de feu, le général ajoute :

« Il prescrivit aussitôt les mesures d’ordre indispensables, et ordonna la réunion d’une cour martiale pour faire juger, suivant la rigueur des lois militaires, les gardes nationaux arrêtés…

» Le jugement des principaux insurgés du 22 ne put malheureusement avoir lieu tout de suite. La cour martiale réunie à l’Hôtel-de-Ville pour prononcer sans désemparer sur le sort des prisonniers, déclara qu’elle ne croyait pas avoir le droit de les juger. Une lettre du général de Malroy expliquait ainsi les motifs de cette décision inattendue. « Les termes du décret du 26 septembre que M. J. Ferry a remis lui-même en vigueur ne se rapportent pas aux faits dont les insurgés se sont rendus coupables ; et la cour martiale est incompétente. Le crime est justiciable de conseils de guerre réguliers. » Bien qu’il n’approuvât pas l’interprétation donnée à l’article du décret par le maire de Paris, le commandant en chef se vit obligé de céder, une nouvelle convocation de ce tribunal spécial n’étant plus possible ; mais il demanda avec instance d’étendre la compétence de la cour martiale au cas de flagrant délit, comme celui du 22 janvier. Il ne put l’obtenir, et la mesure répressive et immédiate qu’il sollicitait avec instance contre les coupables lui fut refusée. »

On voit quels regrets laissait au général son insuccès provisoire et avec quelles instances il a demandé qu’on s’arrangeât pour fusiller plus vite une autre fois. L’occasion se présenta bientôt. M. Vinoy ne la laissa pas échapper.

Le 17 mars, le gouvernement prenait ses mesures pour attaquer les buttes Montmartre. Il n’était pas question d’insurrection, alors. La garde nationale, il est vrai, avait pris des canons oubliés dans la zone prussienne, et refusait de les rendre. Mais ces canons n’étaient presque plus gardés. Le gouvernement résolut un coup de force. Au petit jour, les troupes graviraient les buttes, et enlèveraient les sentinelles et les postes sur leur passage. Pas de sommation, une surprise. Le premier mouvement d’un poste attaqué ainsi de nuit, à l’improviste, est de se défendre. Eh bien ! M. Vinoy avait donné ordre de fusiller, sans autre forme de procès, tous ceux qui se défendraient. Nous l’en croirions à peine lui-même, s’il ne fournissait une preuve authentique, le texte officiel de l’ordre de mouvement du 18 mars (L’Amnistie et la Commune, pièces justificatives). Voici ce qu’on y lit :

« … Lorsque les colonnes monteront pour enlever les parcs, les premiers arrivés chercheront à surprendre les sentinelles et les postes pour prévenir toute résistance. S’ils déposent leurs armes, on les gardera prisonniers. S’ils résistent et font usage de leurs armes contre la troupe, ils seront passés par les armes sur place. »

Cette fois encore M. Vinoy échoua, ses soldats refusèrent d’obéir. Nous verrons le général prendre sa revanche.

On comprend maintenant à quels sentiments obéissaient beaucoup des fusilleurs bonapartistes de Mai. On a souvent comparé le comité central s’insurgeant contre l’Assemblée de 1871 à Louis Bonaparte s’insurgeant contre l’Assemblée de 1851. Ces fusilleurs retournaient la comparaison. Incapables de s’embarrasser de subtiles considérations de légalité, ils ne connaissaient qu’une chose : le côté sur lequel il faut tirer : c’était celui du peuple et des républicains. Ils croyaient faire la même besogne, il y a neuf ans, au service du pouvoir légal, et il y a vingt-neuf ans, au service de l’insurrection de Louis Bonaparte. Le général Vinoy, commandant aux exécuteurs de Paris après la Commune, avait la conscience de continuer le colonel Vinoy faisant assassiner Gaubert dit Béguin et sept autres défenseurs de la loi, dans les Basses-Alpes, au 2 décembre.

Un officier d’état-major, qui fit, dans l’enquête sur le 18 mars, une déposition très instructive sur les exécutions de mai 1871, le capitaine Garcin, exprime naïvement cette confusion. Il s’agit de Tony Moilin, fusillé pour la part qu’il avait prise au 18 mars.

« Madame Tony Moilin avait demandé que son mari fût fusillé d’une certaine façon, qu’on ne touchât pas à la tête et qu’on lui donnât le cadavre. Le général en chef n’a pas cru devoir déférer à cette demande. On s’est souvenu de l’affaire Baudin ; il a été enterré dans la fosse commune, et des ordres ont été donnés pour qu’il ne fût pas retrouvé. »

Ainsi pour M. Garcin et pour son « commandant en chef l’homme qu’on fusillait comme insurgé se confondait avec le représentant du peuple assassiné par le coup d’État.

On verra dans la suite de ce récit qu’un général bonapartiste trouvait tout naturel de faire fusiller avec les insurgés M. Cernuschi, coupable d’avoir donné 200,000 francs au comité antiplébiscitaire.

Telle est la première explication du massacre. Il était commandé par des généraux qui croyaient en quelque sorte recommencer le 2 décembre, qui prenaient leur revanche du siège, qui saisissaient une occasion attendue depuis longtemps, et qui vengeaient l’empire tombé autant que le gouvernement légal réfugié à Versailles.