La Semaine de Mai/Chapitre 14

Maurice Dreyfous (p. 88-94).


XIV

LE Ve ARRONDISSEMENT

Le massacre fut épouvantable dans le Ve arrondissement.

À la mairie, on tua tout ce qu’on trouva. « Il avait là, m’écrit un négociant du quartier, des enfants de 12, 13, 14 ans qu’on employait comme estafettes pour porter des lettres. On fusilla tout, hommes, enfants, tant dans la cour de la mairie que dans celle de l’école des frères. »

Dans le corridor du magasin de nouveauté, à côté, il y avait dix-neuf cadavres.

Au grand Hôtel Soufflot, rue Toullier, s’étaient réfugiés deux fédérés. Un seul avait encore un fusil. Il y avait aussi un blessé. La troupe s’en empara, leur dit de s’en aller, de tourner à droite par la rue Cujas, puis les tira par derrière comme ils s’en allaient. Les soldats, fatigués de coller leurs victimes au mur, tuèrent beaucoup de gens de la sorte. Beaucoup de témoins m’ont attesté des faits semblables. Le docteur Dubois, conseiller municipal, a soigné un malheureux, qui, fusillé ainsi rue de Vaugirard, et mal atteint, put être rappelé à la vie.

Quant au blessé de l’Hôtel Soufflot, qui râlait, sur les prières des personnes de l’hôtel, on voulut bien aller le fusiller plus loin.

Au reste les journaux de mai 1871 donnent une idée suffisante du massacre.

Je lis dans la Liberté du 29 :

« À quatre heures on était maître du Panthéon où les fédérés ont laissé un grand nombre de morts. Les cadavres ont été transportés sur la berge du pont Saint-Michel. »

Je lis dans le Gaulois du 29 :

« Nos soldats débouchant par toutes les rues, eurent bientôt acculé les communards au nombre de 7 à 800 entre le Panthéon, la Bibliothèque et l’église Saint-Étienne-du-Mont. Pas un seul insurgé n’a échappé au massacre. »

Le Siècle du 26 mai note une vingtaine de cadavres à l’angle de la rue du Sommerard et du boulevard ; autant à l’entrée des rues Soufflot, Serpente, Saint-Séverin. Il raconte qu’au Val-de-Grâce, les soldats ont pénétré la baïonnette en avant, et tué les insurgés réfugiés dans les jardins et la buanderie et qui refusaient de se rendre : c’est la précaution oratoire employée par tous les journaux paraissant sous le régime de l’état de siège. Le Siècle du 26 raconte aussi que, rue Saint-Jacques, comme on avait tiré d’une fenêtre, les soldats ont tué tout ce qu’ils ont trouvé.

Les habitants du quartier ont gardé un affreux souvenir du monstrueux tas de cadavres accumulés devant le Théâtre de Cluny.

Il faut citer l’exécution d’Eugène André.

Eugène André était un mathématicien du plus grand mérite. D’abord maître adjoint à l’École normale de Melun (1851), puis professeur à l’école Turgot et à l’Association polytechnique, il est l’auteur d’ouvrages d’arithmétique devenus classiques et destinés à l’enseignement secondaire ; il a laissé également des tables de logarithmes, véritable œuvre de bénédictin.

Il détestait l’empire, et fut condamné pour le complot de l’Opéra-Comique. Après le 18 mars, il refusa la direction de l’enseignement primaire à l’Hôtel-de-Ville et consentit seulement à diriger une école communale. Il était, sous le premier siège, dans un bataillon de marche : pendant la Commune, il ne fît aucun service.

Une fois le quartier pris, des soldats se présentèrent chez lui, rue du Cardinal-Lemoine, 26. On l’avait engagé à se cacher. Il avait refusé. Quand les soldats arrivèrent, il était à table. On fouilla ses papiers : on ne trouva rien. On l’emmena. Il partit après avoir promis à sa mère de donner de ses nouvelles aussitôt qu’il le pourrait. Dans la rue, l’officier dit à un chef qu’on n’avait rien trouvé chez lui. Réponse : « Fusillez-le tout de même. » L’ordre fut exécuté de suite. Son père et sa mère voyaient l’exécution de leur balcon. Il mourut en criant : « Vive la République ! »

Ces détails me sont fournis par plusieurs de ses amis, comme lui mathématiciens de mérite. Ajoutons que depuis longtemps le malheureux André versait de l’argent à une compagnie d’assurances sur la vie pour laisser quelque chose à sa famille après sa mort, la Compagnie refusa de payer.

Le père et la mère, restés dans le dénuement, sont morts depuis.

Le Petit Bulletin des Tribunaux a publié récemment le récit suivant : Le 24 mai, un fédéré se sauvait devant les troupes ; il se jette rue Saint-Hilaire, entre dans une maison qui porte le no 12, et, dans le couloir, décharge à la hâte les dernières cartouches de son revolver. Ici je laisse la parole au journal :

« Les soldats, encore à une centaine de pas, entendent une détonation sourde, et aperçoivent une légère fumée. » — C’est du no 14 que part cette fumée, dit l’officier. On enfonce à coups de crosse la porte du no 14.

» Le concierge était un vieillard de soixante-quinze ans, impotent et retenu au lit par la maladie. Il s’appelait Coupevent. On l’arrache brutalement du lit, on le traîne au fond de la cour. Il était pieds nus ; il avait à peine pu passer son pantalon que retenait une seule de ses bretelles ; sa chemise était lacérée ; il était plus blême qu’un cadavre : « Je vous jure, monsieur le capitaine, hurlait-il, que personne n’est entré, que personne n’a pu tirer un coup de pistolet dans la maison ; il n’y a que de pauvres femmes chez nous ; je suis le seul homme. » Et sa femme se traînait sur les genoux aux pieds de l’officier.

» On fouilla minutieusement ; rien, pas la moindre trace d’insurgé. Le vieux concierge était toujours là, grelottant de fièvre et de peur. « Fusillez-le ! » cria le capitaine à ses quatre hommes. Ceux-ci ne bougèrent pas.

» Mais l’officier hurla de nouveau : « Feu ! donc, vous dis-je. » Les soldats abaissèrent leurs armes ; pas un pourtant n’osa ou ne voulut tirer. Alors, il prit et arma son revolver. La femme, comme une furie, s’attacha à lui : « Non, vous ne l’assassinerez pas comme ça, malheureux ! Il n’a rien fait, tuez-moi plutôt. » Le jeune capitaine était plus fort que la vieille : il l’envoya rouler à deux pas ; puis, à bout portant, froidement, sans se presser, il fit sauter la tête du vieux concierge d’un coup de revolver. Le cadavre roula dans la boue qu’il ensanglanta.

» Depuis, on fait, nous a-t-on dit, une pension à la veuve »

Rue de la Vieille-Estrapade, au coin de la rue de Laromiguière, cinq ou six fédérés sont cernés par les chasseurs de Vincennes ; ils jettent leurs armes ; on tire sur eux ; ils courent de tous côtés ; on les tue à coups de fusil un à un. Il en restait un dernier : il criait : « À l’assassin ! » Il fut assommé à coups de crosse.

Je pourrais multiplier les épisodes ; je me borne à citer un dernier témoignage.

Un peintre de talent, M. R. Forcade, fils du célèbre écrivain politique que la Revue des Deux-Mondes n’a pas remplacé, a vu les rues pleines de cadavres, et en a conservé des souvenirs précis et colorés, des souvenirs de peintre qu’il a bien voulu mettre à ma disposition. Voilà ce qu’il trouva dans un espace de 300 mètres.

Rue des Écoles, à l’endroit où se trouve aujourd’hui un square et un escalier conduisant au Collège de France, gisaient deux vieillards, et un peu plus loin, trois autres corps, dont l’un était celui d’une femme à peine vêtue d’un méchant jupon. Aucun des fusillés n’avait d’uniforme. Les passants regardaient et se taisaient. Un geste de pitié eût pu être imprudent.

Un peu plus loin, au coin de la rue des Écoles et de la montagne Sainte-Geneviève, quelques maisons en arrière de l’alignement forment un renfoncement assez vastes. Il y avait là, pêle-mêle, près de quatre-vingts cadavres, parmi lesquels se trouvaient des corps de femmes, une cantinière, une jeune fille de dix-sept ans, portant encore au sein gauche la cocarde rouge qui peut-être lui avait coûté la vie, des enfants de treize à quinze ans.

Au moment où M. Forcade regardait les morts avec un de ses amis, M. C…, docteur en droit, des soldats arrivèrent, amenant un prisonnier portant le képi de capitaine fédéré. M. C… reconnut le sous-lieutenant qui commandait le détachement, et avec lequel il avait fait la campagne de la Loire. « Vous n’allez pas fusiller cet homme », lui dit-il. Il n’eut pas le temps d’obtenir une réponse. Pendant que le fédéré allait au mur, enjambant les corps, glissant sur le sang dont le terrain était couvert, deux balles l’abattaient sur les deux genoux : deux autres coups de chassepot le couchèrent par terre sans l’achever. Le malheureux se débattait désespérément contre la mort ; un affreux tremblement nerveux secouait tout son corps : il criait : Grâce ! grâce ! » Une troisième décharge lui coupa la voix ; mais il vivait, il se débattait encore. Alors le sous-lieutenant prit un revolver et le déchargea dans l’oreille de la victime, une fois, puis deux, puis trois… la révolte du malheureux contre la mort était si désespérée que l’agonie ne finit qu’au cinquième coup.

Je dois ajouter que le sous-lieutenant fut puni. Un général qui passait par là se fit raconter la scène et infligea au jeune officier vingt jours de prison.

Plus loin, au coin de la rue Monge, on fusillait encore.

Et, notez-le bien, on fusillait des personnes portant l’habit civil.

C’est la fatalité de la guerre civile que la fusillade allume la fusillade, et que les balles tirées d’un côté ont de l’autre côté des ricochets lointains et terribles.

Pendant qu’on fusillait au Panthéon, à l’avenue d’Italie, les Dominicains d’Arcueil, arrachés de leur prison, étaient menacés par une foule furieuse. « Nous soignerons vos blessés », dirent-ils. Il y eut un moment d’apaisement. On ramena les Dominicains dans leur geôle.

Ici, je laisse la parole à M. Maxime Ducamp. Son récit ne sera pas suspect aux conservateurs (Maxime Ducamp, t. I, p. 229).

« Peut-être auraient-ils été sauvés si Serizier n’avait appris des nouvelles qui l’exaspérèrent ; des hommes venant du quartier des Écoles avaient pu gagner l’avenue d’Italie pour essayer de combattre encore ; ils racontèrent que le Panthéon, la grande citadelle de l’insurrection, avait été pris par les Versaillais avant qu’ont eût eu le temps de le faire sauter ; que Millière avait été fusillé, etc. »

M. Maxime Ducamp ignore systématiquement les fusillades, sauf celles qui s’imposent, comme l’exécution de Millière ; mais il est facile de lire entre ces lignes que la scène sauvage de l’avenue d’Italie répondait au massacre du Panthéon.