La Semaine de Mai/Chapitre 13

Maurice Dreyfous (p. 78-88).


XIII

LA RIVE GAUCHE. — LA MORT DU DOCTEUR FANEAU

À dater du mercredi, l’armée avança rapidement : sa route fut marquée par des cadavres.

À l’extrême droite, combat et massacre. Le Moniteur universel dit :

« Les insurgés ont subi des pertes énormes avant d’évacuer la Butte-aux-Cailles en avant d’Ivry. »

Ce n’étaient pas des pertes subies pendant la lutte. Un soldat de la ligne, qui était à l’affaire, m’a assuré qu’il y eut là une des plus fortes tueries de la semaine : on fouilla toutes les maisons, on tira des caves les gens qui s’y étaient cachés pour ne pas se battre ; on ne fit point de quartier.

Le Petit Moniteur du 29 dit :

« Trois cents fédérés qui s’étaient retranchés dans le cimetière, ont été cernés et fusillés.

» À Montsouris, jeudi et vendredi, leurs pertes ont été si graves, que jeudi et vendredi on emmenait des omnibus pleins de cadavres.

» Une brèche fut faite à l’angle du Champ-d’Asile et de la chaussée du Maine, et par cette brèche, on jeta les morts dans une vaste fosse. »

Revenons au centre : Le Siècle du 26 mai, relève sur la berge, entre les ponts d’Iéna et de l’Alma, cinquante-deux cadavres, tués près du télégraphe, à la barricade de la rue de Grenelle.

Je trouve dans le Soir du 30 mai :

« Sur le bas port du quai Malaquais, on a dû procéder à l’enlèvement de plusieurs cadavres que la chaleur décomposait ; ce sont les défenseurs de la barricade construite en face du palais des Beaux-Arts. Les soldats, justement irrités par la vue des incendies allumés avant et par leur résistance insensée, les ont fusillés sur le bord du fleuve. »

Il y eut, dans la cour de l’Institut, de nombreuses exécutions. D’après une note qui m’a été adressée, elles avaient été commandées par un officier d’état-major, le capitaine D***, retour d’Allemagne.

D’après la même note, c’étaient les marins qui faisaient les arrestations dans le quartier. Ils allaient par escouades de six, avec un quartier-maître. Le quartier-maître criait : « Halte ! front ! Que ceux qui sont d’avis que le prisonnier soit fusillé lèvent la main ! » Un enfant aurait été fusillé ainsi rue Mazarine.

La Patrie du 28 mai racontait que les marins, débouchant rue Bonaparte par la grille de l’École des Beaux-arts, ont rencontré un individu habillé en civil, escorté d’un cavalier ; qu’on a cru le reconnaître pour le membre de la Commune Vaillant et qu’on a fusillé l’homme.

Elle raconte aussi qu’on a trouvé chez lui, rue Bourbon-le-Château, un fédéré qui, la veille, avait fait « des menaces horribles » ; qu’il avait eu le temps de changer de costume ; qu’il a fini par avouer avoir pris part à la construction des barricades ; et le journal conservateur ajoute :

« Il fut emmené et fusillé avec dix-huit gardes nationaux. »

Rue du Cherche-Midi, un malheureux venant du côté de Montparnasse, et qui pour son malheur portait, avec la blouse, le pantalon de garde national, est saisi, fusillé, et son cadavre est resté longtemps sous une porte cochère, près du coin de la rue d’Assas.

Un sous-officier de marine m’a raconté que rue Notre-Dame-des-Champs, il y avait, sur le passage des marins, un concierge sur sa porte. Je ne sais pourquoi on l’arrêta, on le remit à la troupe qui suivait pour le conduire à la prévôté. Celle-ci le prenant pour un grand coupable, le fusilla.

Quand la troupe arriva dans le quartier, on lui avait dénoncé (personne n’a jamais su pour quel motif) un marchand de comestibles de la rue Vavin, qui distribuait à sa porte, sous le premier siège, des gamelles de soupe gratis[1]. C’était un homme énormément ventru, qui n’avait jamais fait le service de garde nationale. On l’arrête, on l’emmène : arrivé au boulevard Montparnasse, il s’arrête, jette son chapeau à ses pieds d’un mouvement de dépit, dit : « J’aime mieux en finir de suite » et se colle au mur. On l’a fusillé.

L’épisode le plus terrible de la prise du VIe arrondissement est le massacre du séminaire Saint-Sulpice.

J’oserais à peine le raconter, si je n’avais des garants irrécusables. Parmi les témoins qui m’ont fourni des détails précis sur cet événement, deux étaient aides-majors à l’ambulance : aucun n’avait de sympathie pour la Commune ; l’un d’eux avait été se ranger, au mois de mars, dans le corps de volontaires qui s’était réuni autour des députés, des maires, de l’amiral Saisset, pour combattre le comité central. Un troisième témoin était infirmier à l’ambulance : il y était entré pour ne point servir l’insurrection. Enfin, le docteur Robinet, qui m’a communiqué, avec une extrême obligeance, les très précieux documents qu’il a recueillis sur la semaine de Mai, m’a fourni trois relations manuscrites de blessés soignés à l’ambulance. Ce qui suit est donc affirmé par six témoins oculaires : médecins, infirmier et malades.

Voici ce qui s’est passé.

On se rappelle qu’une ambulance était installée, dès le premier siège, dans les baraquements établis sur l’emplacement de l’ancienne pépinière du Luxembourg. Pendant la bataille dans Paris, les fédérés avertirent les médecins que la poudrière voisine sauterait : les malades et les blessés furent transportés en conséquence au séminaire Saint-Sulpice, alors inoccupé. Il n’y avait là qu’un capitaine fédéré, nommé Planchet, habitant une chambre sur laquelle étaient écrits ces mots : « Capitaine commandant le casernement. » Il était chargé, en réalité de la garde des scellés apposés sur les chambres où l’on avait placé les objets saisis appartenant à l’église. On m’assure qu’il avait rendu au clergé de Saint-Sulpice tous les services qu’il avait pu lui rendre.

L’ambulance s’installa donc au séminaire. Cette ambulance était une succursale du Val-de-Grâce : son officier d’administration, son pharmacien en chef, son aide-pharmacien, appartenaient à l’armée active. Elle comptait alors environ deux cents malades et blessés de toutes sortes ; il y avait là des fiévreux, un poitrinaire dans la dernière période de la maladie ; il y avait aussi des blessés du siège prussien. Le directeur de l’ambulance avait d’abord été le docteur Choppart ; depuis deux ou trois jours, le docteur Faneau le remplaçait.

Le mardi, les docteurs Faneau et Choppart prirent toutes les précautions nécessaires : ils firent coucher tous les malades : les ambulanciers furent chargés de faire une perquisition pour saisir les armes de guerre : ils ne découvrirent qu’un vieux pistolet de cavalerie et deux paquets de cartouches, que l’ambulancier M…, sur l’ordre du docteur Faneau, porta au délégué de permanence à la mairie du VIe arrondissement.

La nuit du mardi au mercredi fut terrible : on se battait à deux barricades, rue de Vaugirard, rue du Vieux-Colombier. Le canon faisait rage ; les balles arrivaient dans les chambres de l’ambulance par les fenêtres. Le mercredi matin, les fédérés se replièrent. À la fin, il n’en resta qu’un qui tirait des fenêtres de la mairie : un sous-lieutenant le blessa d’un coup de revolver, un soldat l’acheva.

La ligne était maîtresse de la place. Le drapeau rouge flottait encore sur la porte de l’ambulance : un sergent de la ligne, aidé par les ambulanciers, l’abattit et attacha à la place le drapeau tricolore. Un sous-lieutenant s’assura que c’était bien réellement une ambulance qui occupait le séminaire. On lui demanda une sentinelle, il répondit : « Cela n’est pas en mon pouvoir. »

Une heure ou deux après, peut-être, arrivait une troupe nouvelle : une compagnie franche du 70e de marche, d’après un témoin ; une compagnie du 90e de ligne, d’après un autre témoin. Ce qui est certain, c’est qu’elle était commandée par le capitaine L… Qu’avait-on dit au capitaine ? Il prétexta qu’on avait tiré des fenêtres ; mais personne n’a entendu de détonation ; et d’ailleurs il n’y avait plus une seule arme à feu dans la maison. Les récits des journaux, qu’on verra plus loin, et les propos du capitaine permettent d’affirmer qu’on lui avait dénoncé l’ambulance comme un nid de fédérés cachés, et que le prétexte du coup de fusil n’était qu’une entrée en matière. Cela est d’autant plus vraisemblable que les voisins ignoraient l’existence de l’ambulance, installée seulement depuis la veille, et dans une journée où l’on ne sortait guère de chez soi. Cette ambulance, poussée en une nuit, a dû éveiller les méfiances des dénonciateurs.

Quoi qu’il en soit, la troupe entre, le capitaine et le sous-lieutenant en tête. « On a tiré sur mes hommes, nous allons vous fusiller. — On n’a pas tiré, répond Faneau, il n’y a pas d’armes à feu ici, il n’y a que des blessés. — Vos prétendus blessés sont des insurgés. Où est le chef ? — C’est moi. » Le capitaine ajustait Faneau de son revolver. « Ne le tuez pas, criait un aide-major. — Rentrez, ou je commence par vous. » — Un coup de revolver partit, mais atteignit à peine la victime. Un soldat l’acheva d’un coup de fusil à bout portant. Un flot de sang jaillit de la plaie. La mort fut instantanée.

Ainsi périt, tout jeune encore, au milieu de ses malades, un médecin de grand mérite et de grand avenir. Élève de Lorain, chirurgien des ambulances de la Presse pendant le siège, estimé, aimé de tous, le docteur Faneau paya de sa vie le crime d’être resté fidèle à son ministère, entouré de respect chez tous les peuples civilisés.

Il semble que la vue de son sang ait exaspéré ses bourreaux. Dès qu’ils voient Faneau tombé, ils se précipitent dans la maison. Mais ils se trompent de porte : croyant aller à l’escalier, ils tournent à gauche, dans la chapelle ; il y avait là deux ambulanciers qui y apportaient deux morts de la veille : les deux ambulanciers sont massacrés.

Ce répit donne le temps à un ambulancier de s’élancer dans l’escalier et de semer l’alarme. Au haut de l’escalier, il y avait une échelle, conduisant à la trappe des combles où se trouve le clocher. Tout ce qui peut se sauver se blotit dans le comble ; puis on tire l’échelle et l’on referme la trappe.

Cependant, le capitaine, le sous-lieutenant et les soldats, traînant avec eux un aide-major, montent dans l’ambulance. Les malades étaient répartis dans les petites chambres des séminaristes. Il y en avait environ deux par chambre. Un même couloir ouvre sur toutes. Les deux officiers, les soldats se précipitent jusqu’au bout du couloir. Puis ils reviennent de chambre en chambre. Si l’aide-major disait un mot, un des officiers lui portait le revolver à la figure. « J’ai été menacé de la sorte plus de vingt fois, » me racontait-il lui-même. Le capitaine allait de lit en lit, interrogeant brusquement le malade ; puis, il se tournait vers les soldats : « Une balle dans la tête. » Quelques-uns furent fusillés, d’autres percés de baïonnettes, d’autres tués à coups de revolver. Il y avait des mares de sang sur les matelas. Un des blessés, Achille B…, raconte ainsi la scène. Il entend, dans la chambre voisine, un malheureux crier : « Comment, vous allez me fusiller ! Ah ! mes pauvres enfants ! » Puis on entre dans sa chambre. Il y était avec un garde national nommé Cruchet, ouvrier ébéniste, demeurant rue de Charonne, et garde au 195e bataillon. L’officier dit à cet homme : « Où êtes-vous blessé ? — À la tête — Où avez-vous été blessé ? — À Neuilly. » — Alors, sur l’ordre de l’officier, un soldat tira à bout portant. Le malheureux ne broncha pas ; il fut tué net. Puis le capitaine sortit, et le blessé resté près du cadavre entendit d’autres coups de feu.

L’aide-major avait été renvoyé dans la cour sous la garde de deux soldats. Là, tout le personnel était serré et menacé devant un rang de chassepots. Cependant le sous-lieutenant fouillait la maison ; il entre dans la cuisine, tire son revolver sur le cuisinier, qui heureusement a survécu. On frappe à la porte du capitaine Planchet : il ouvre et, avant d’avoir dit un mot, reçoit un coup de revolver à bout portant.

Un commandant de chasseurs mit fin à la tuerie. On plaça à l’ambulance un poste de chasseurs pour empêcher le retour d’horreurs pareilles. Le docteur Franco, échappé au massacre, fut chercher des brassards tricolores à la mairie. Le docteur Choppart et le reste du personnel médical firent leur possible pour ceux de leurs malades qui avaient survécu. Pourtant, les heures qui suivirent furent terribles.

On porta dans la chapelle les cadavres des fusillés, auxquels on en joignit d’autres ramassés dans les environs ; en tout, soixante-quinze à quatre-vingts corps.

Le cadavre du docteur Faneau resta trois jours dans la cour. Le lendemain, la malheureuse mère arrivait folle de douleur. Tantôt elle se jetait sur le corps, tantôt elle se précipitait sur l’officier qui se trouvait là, et lui criait : « Assassin ! assassin ! » — On m’a dit que le cadavre avait été si maltraité, que, comme elle saisissait les mains pour les embrasser, les mains se détachèrent des bras.

La terreur régnait encore dans l’ambulance. Les blessés mouraient de faim. Ils n’avaient de vivres que ceux que fournissait la pitié des voisins. Les femmes venues pour visiter les malades furent conduites sous escorte, au milieu des insultes de la foule, au petit Luxembourg.

Peu après le massacre, des chirurgiens-majors de l’armée visitaient les malades qui avaient échappé aux hommes du capitaine L… et les partageaient en trois séries désignées par les lettres A, B, C. On fit descendre les hommes de la série A : un peloton de chasseurs à cheval les attendait dans la cour pour les conduire au Luxembourg. On fit un appel nominal : les infirmiers voulaient donner du pain à ces malheureux. « Ils n’ont besoin de rien », dit l’officier qui commandait le peloton.

En effet, on sait pourquoi les gens étaient conduits au Luxembourg.

Tels sont les faits : voici maintenant comment ils furent racontés à cette époque :

On lit dans la Patrie du 29 mai :

« Mardi, quand l’armée est arrivée sur la place Saint-Sulpice, le séminaire que l’on savait être occupé par les insurgés allait être attaqué, lorsqu’un médecin de la garde nationale s’est présenté au général, donnant sa parole d’honneur qu’il n’y avait plus dans la maison que des blessés. Le général promit que cet établissement ne serait pas attaqué. Quelques instants plus tard, un coup de fusil partit d’une fenêtre, donna l’éveil au général et le décida à pénétrer dans le séminaire. Il n’y avait pas un seul blessé. C’était une trahison. Les coupables ont été immédiatement fusillés. »

On lit dans le Gaulois du 29 mai :

« Lorsque le 2e corps déboucha place Saint-Sulpice, nos soldats furent tout étonnés de la trouver déserte, à l’exception d’un chirurgien-major de la Commune qui, du porche de l’église, fit signe que l’édifice, converti en ambulance, était encombré de blessés.

» Peu d’instants après, les habitants paisibles, étant revenus de leur terreur, prévinrent les soldats que l’église, loin de contenir des malades, était au contraire encombrée d’insurgés.

» On trouva dans Saint-Sulpice environ 400 insurgés en chemise, couchés et simulant d’être blessés. Ils furent tous passés par les armes en compagnie du faux chirurgien. »

On lit dans le Soir du 29 mai :

« À Saint-Sulpice, quand les troupes sont arrivées, elles se sont trouvées devant un chirurgien-major qui leur a dit : « Ne troublez pas les malheureux qui sont là, ce sont des blessés qu’à défaut de lits aux ambulances nous soignons ici. » Les soldats se sont retirés discrètement ; mais les voisins les ont informés que ces blessés étaient des insurgés bien portants, lesquels allaient reprendre les armes et tirer sur eux. La troupe a sur-le-champ envahi l’église, constaté que les hommes alités n’avaient aucune blessure, et se préparaient à sauter sur leurs fusils, les a entraînés sur la place Saint-Sulpice. »

On lit enfin dans le Petit Moniteur du 30 mai :

« Une autre ambulance avait été installée à l’église Saint-Sulpice : on y a trouvé 400 fédérés déguisés. »

Ainsi se forme la légende :

Un premier récit transforme les blessés du séminaire en fédérés jouant les malades. — Un second récit transporte la scène à l’église. — On finit par supprimer la tuerie : et c’est ainsi que par gradations successives, les blessés odieusement massacrés dans l’ambulance du séminaire Saint-Sulpice, se changent en fédérés embusqués dans l’église voisine, et qu’on se contente de faire prisonniers.

Le lecteur voit de quelle façon les journaux arrangeaient alors les faits pour innocenter la répression. Quand nous citerons des extraits de feuilles de cette époque, il pourra tenir compte de cette partialité et deviner ce qu’il faut ajouter aux récits pour se faire une idée exacte des faits.



  1. J’ai reçu, après la publication de ces détails dans la Justice, une lettre confirmant le récit de cette exécution en me donnant d’intéressants détails sur la victime.