La Semaine de Mai/Chapitre 12

Maurice Dreyfous (p. 75-78).


XII

« QUÆQUE IPSE MISERRIMA VIDI »

L’exposé tout sec des exécutions ne se comprend pas, il faut l’entourer des circonstances qui l’expliquent. Les témoins oculaires savent seuls quelle part les épouvantes de la guerre civile et les cris sauvages de la foule ont dans les cruautés de la victoire ; — quelle perversion des sentiments d’humanité subissent toutes les natures excitables ; — à quel point, dans la stupeur de tels désastres, la vie d’un homme paraît chose futile aux bourreaux et aux victimes ; — comment, enfin, le sens de l’horreur hébète d’une façon passagère à un tel degré, que le premier venu commet, avec une sorte d’entrain, des actes dont le récit l’aurait indigné dans un autre temps, et qui lui avaient paru jusqu’alors impossibles dans une société civilisée.

Les troupes se sont emparées du quartier Saint-Germain-des-Prés le mercredi matin. Pour comprendre l’explosion de joie provoquée par la vue des troupes il faut avoir fui les maisons en feu au milieu de terribles menaces ; il faut avoir vu les foules sortant des rues incendiées chercher un abri avec leur bagage ramassé à la hâte ; il faut avoir entendu la grêle continue des balles pétiller sur les murs, et le long sifflement des obus se prolonger dans les rues désertes.

Dans ce quartier où la Commune était haïe, sitôt que les pantalons rouges et les baïonnettes de l’armée brillaient dans les rues, les portes s’ouvraient, les gens sortaient de leurs cachettes, la foule emplissait la rue ; on fêtait les soldats, les officiers, c’était à qui leur offrirait à boire. Un ancien sous-officier de la flotte m’a raconté son arrivée au ministère des affaires étrangères. Les femmes du monde leur apportaient elles-mêmes, leur versaient le champagne, leur prodiguaient les caresses.

Une terreur nouvelle tempérait immédiatement ce sentiment de la délivrance. Ainsi, rue Jacob, au moment même de l’arrivée des troupes, un fédéré, presque un enfant, était saisi, fusillé, malgré les déchirantes supplications de sa mère. Partout, les premières exécutions avertissaient que les horreurs n’étaient pas finies. D’ailleurs, la réaction de la peur est terrible. Le trembleur rassuré est le plus féroce des hommes. À la cruauté de la peur se joignaient la peur nouvelle, qui commandait d’écarter les soupçons par de grandes démonstrations de haine contre les insurgés, et l’entraînement, qui met derrière toutes les victoires un innombrable cortège de hurleurs insatiables.

Et puis, il faut songer au spectacle qu’on avait sous les yeux : dans la rue, des tas croulants de pavés comme après un tremblement de terre ; aux carrefours, des tourbillons de flamme et de fumée au bout de toutes les rues ; des trous de balles et d’obus, des cadavres partout ; et au moment où la bataille venait de s’éloigner une explosion formidable ouvrait violemment les fenêtres, faisait tomber les vitres en morceaux : c’était la poudrière du Luxembourg qui sautait ; il semblait voir la fin du monde.

Dès le premier moment des misérables se hâtaient d’aller dénoncer aux soldats, qui un fédéré caché, qui un ennemi personnel. — C’étaient des excitations à ne point faire de quartier, des huées sur le passage des prisonniers. J’ai vu passer des femmes blessées qu’on portait à la Charité sur des civières, on leur montrait le poing, on les menaçait ; une clameur d’insultes s’élevait sur leur passage.

On n’avait même plus pour les cadavres ni respect ni répugnance. Rue Mazarine, contre le mur de l’Institut, on avait fusillé deux fédérés ; la cervelle était éparse par terre : un de nos amis a vu une femme de chambre habitant la même maison que lui, rue de Seine, s’amuser à remuer cette cervelle avec le pied en disant : « Regardez donc cette sale cervelle de communard ! » J’ai vu moi-même un tas d’une dizaine de cadavres, rue de Rennes, près de la rue Coëtlegon. Les passants s’y arrêtaient. Quelques-uns avaient des mines de mouchards. Il y en avait qui prenaient les bras des morts pour leur faire faire des gestes ridicules. Quelqu’un dit très haut et avec une sorte d’affectation : « C’est infâme d’insulter ainsi des cadavres. » On le regarda de travers sans mot dire. Un autre murmura à côté de moi : « C’est un agent provocateur. » Et l’on se dispersa bien vite, tant on avait peur que la police ne fût là à guetter un mot ou un geste de pitié pour les morts !

Tel était le milieu que traversaient les soldats : il semblait qu’il n’y eût, dans tout ce qui avait touché à la Commune, ou dans tout ce qui était soupçonné d’y avoir touché, ou dans tout ce qui était dénoncé sous ce prétexte, que des animaux nuisibles à exterminer.