La Sculpture à l’Exposition des Primitifs français

G. Wildenstein (volume 32p. 149-166).

LA SCULPTURE
À L’EXPOSITION DES PRIMITIFS FRANÇAIS


Le but essentiel de l’Exposition des Primitifs français était d’affirmer l’existence d’une école française de peinture depuis le début jusqu’à la fin de la dynastie des Valois, en groupant les témoignages des œuvres éparses et souvent méconnues de nos peintres des xive, xve et xvie siècles. Pareille démonstration eût été superflue et, de plus, très difficile en ce qui concerne notre sculpture. Des collections d’importance sans cesse grandissante comme celles du Louvre et du Trocadéro y suffisent amplement et l’on pense bien, d’autre part, que les documents de sculpture ne sont pas de ceux que l’on puisse aisément mobiliser àvolonté.

On s’était donc borné, en fait de sculptures, à rassembler au Pavillon de Marsan un certain nombre de pièces appartenant pour la plupart à des collections parisiennes, dont leurs possesseurs avaient libéralement consenti à se dessaisir pour quelques mois ; l’on y avait joint, grâce à la bienveillante autorisation de M. le Directeur des Beaux-Arts, deux œuvres capitales de l’art parisien déposées dans la basilique de Saint-Denis ; enfin l’Union centrale des Arts décoratifs avait mis à notre disposition quelques-uns des morceaux qui sont entrés dans ses collections grâce à l’intelligente et inépuisable générosité de M. J. Maciet, et dont beaucoup n’avaient pas encore été exposés.

Cette petite série était naturellement bien insuffisante pour représenter dignement le développement complet de notre grand art national après l’architecture. Néanmoins elle n’était pas sans offrir quelque intérêt, au point de vue d’abord de la présentation et de l’agrément de l’Exposition. Elle contribuait à meubler et à animer les salles du pavillon de Marsan, à leur éviter l’aspect monotone de nos musées, où les départements trop strictement délimités ne permettent encore que rarement ces réunions d’œuvres de techniques différentes mais d’esprit identique, où les tableaux alignés implacablement le long d’un mur, les statues entassées et se coudoyant dans des salles trop étroites arrivent à ressembler à des fleurs séchées, scientifiquement rangées dans un herbier, ou à des fossiles dans une vitrine. Il y avait, dans le rapprochement en un même local, de ces œuvres de peinture et de sculpture, de tapisserie et de miniature, voire même de quelques ivoires et de quelques émaux, une indication au moins pour de futures expositions soit temporaires, soit permanentes, qui permettraient d’apercevoir l’art d’une époque dans son unité et dans sa vie.

Cette tentative, si modeste fût-elle et incomplète, n’allait pas aussi sans offrir un intérêt scientifique, en facilitant les comparaisons, en montrant le parallélisme du développement des différents arts, l’avance ou le retard de l’un sur l’autre. Il est évident chez nous, par exemple, au xiiie et même encore au xive siècle, que l’art des imagiers est plus développé, atteint des résultats plus complets, plus harmonieux et plus parfaits que celui des peintres et des enlumineurs et que, partant, il doit l’influencer et le guider.

De plus, dans cet art de sculpture, peut-être uniquement du reste par le fait qu’il est un peu mieux connu, ayant été scientifiquement étudié depuis un peu plus longtemps, ne saisissons-nous pas à peu près dès maintenant ce que l’on cherche précisément à apercevoir dans celui de peinture, c’est-à-dire un enchaînement continu de traditions et d’écoles, une suite presque ininterrompue d’œuvres dépendant les unes des autres ? Ces œuvres aussi, outre qu’elles sont plus nombreuses, qu’elles ont un peu mieux résisté au temps et aux causes de destruction de toute sorte, ne nous offrent-elles pas, par leur caractère même, des témoignages en quelque sorte plus certains ? Moins sujettes aux dégradations ou aux restaurations plus terribles encore qui altèrent si complètement la signification réelle des autres, elles ont généralement moins voyagé ; on les retrouve plus sûrement dans le milieu même pour lequel elles ont été créées. On est plus sûr, enfin, de pouvoir affirme entre elles et ce milieu un lien évident. On est moins porté à supposer pour les sculpteurs que pour les peintres de ces déplacements qui transplantent subitement d’un pays dans un autre une manière et un style. On sent qu’il a fallu pour l’établissement d’un atelier de sculpture une collaboration plus complète des forces vives du pays où il s’est installé, surtout lorsque l’on aperçoit, à côté des œuvres essentielles, des séries de morceaux secondaires, très typiques, qui affirment la constitution locale d’une école, d’un style, où s’exprime le tempérament non d’un individu plus ou moins génial, mais d’une foule de gens de métier, obscurs collaborateurs de l’œuvre collective, en laquelle se fondent les tempéraments divers.

Il est intéressant, pour toutes ces raisons, lorsque l’on cherche à établir le caractère réel d’une œuvre ou d’une série d’œuvres peintes, de pouvoir s’appuyer sur la comparaison des œuvres sculptées au même moment et dans le même pays, et il n’était pas indifférent, en la circonstance, de présenter, à l’appui de certaines revendications, le témoignage de quelques pièces de sculpture très authentiquement françaises, de rappeler aussi par quelques exemples caractérisés certains mouvements d’art qui sont identiques dans l’un et l’autre domaine.

Ne convenait-il pas tout d’abord de faire sentir à tous par quelques documents probants que, malgré le terme convenu de « Primitifs », ces artistes du milieu du xive siècle siècle dont les œuvres formaient pour ainsi dire la tête de colonne de l’Exposition étaient loin d’être des débutants, balbutiant et tâtonnant au hasard, qu’ils avaient au contraire derrière eux un amas de traditions et de chefs-d’œuvre ? Sans remonter jusqu’aux véritables Primitifs du xiie siècle qui créèrent laborieusement la tradition iconographique et plastique sur laquelle vécut presque tout l’art du moyen âge, n’était-il pas bon de représenter, par quelques fragments contemporains de ce Psautier de saint Louis exposé à la Bibliothèque Nationale, la haute expression d’art atteinte par nos imagiers de la seconde moitié du xiiie siècle ?

En l’absence des grandioses statues heureusement restées en place aux portails de nos cathédrales, deux têtes, sorties très probablement des ateliers de Reims et accidentellement détachées de leur emplacement originel, figuraient à l’Exposition : l’une appartenant à M. Pol Neveux, recueillie à Reims même depuis plus de quatre-vingts ans[1], passe pour provenir du tympan du portail de Saint-Sixte, où effectivement plusieurs têtes féminines font défaut. Un récent examen sur place ne nous a pas permis de nous ranger à cette opinion : les proportions de la tête et la qualité même de son expression ne s’accordent pas avec les figures subsistantes de cette grande page décorative. Elle pourrait provenir aussi, nous a-t-on dit, d’une construction civile, comme celles de la rue de Tambour. Mais, sauf exception, les têtes que l’on rencontre encore sur les façades des maisons sont d’un style beaucoup moins pur et d’une facture plus rude. Il nous semble bien que c’est dans les chantiers de la cathédrale que le morceau dut être exécuté, et c’est sans doute, suivant nous, au portail gauche du transept nord, celui du Jugement, où figurent, dans les voussures, des Vierges sages et des Vierges folles, qu’il devait prendre place. Plusieurs de ces figures sont restaurées et nous avons probablement ici le débris d’un des originaux, négligé, comme il arrive si souvent, par les architectes restaurateurs. La noblesse et la pureté toute idéale de cette délicate figure aux traits réguliers et calmes, digne du ciseau d’un artiste grec du temps de Périclès, est tout à fait caractéristique de l’art français du milieu du xiiie siècle siècle. Or, c’est bien à cette date que l’on travaillait au transept nord de Reims. Les figures du portail occidental, d’une date un peu plus avancée, témoignent de certaines recherches d’expression, de sourires aigus, de vérité physionomique, qui n’apparaissent nullement encore ici.

Nous les trouvons, au contraire, dans la tête de roi couronnée de M. Albert Maignan[2] qui, si elle vient bien de la cathédrale de Reims, comme on le suppose, appartient à cette dernière période des travaux où, vers le temps de la mort de saint Louis, on décore la façade ouest[3] et notamment la rose, le grand O de Bernard de Soissons. C’est autour de cette rose que nous avons pu, grâce aux échafaudages, observer les types les plus voisins de ce visage déjà animé et souriant, d’une vérité précise et presque individuelle, malgré ce que la facture garde encore de largeur de style et d’allure monumentale.

Dans ses proportions modestes, ce morceau était, ici surtout, du plus grand intérêt pour affirmer la naissance, dans un milieu français, de ce réalisme qui va se développer au cours du siècle suivant et dont on est beaucoup trop porté d’ordinaire à faire une création due au génie propre de la race flamande.


tête de femme, pierre, milieu du XIIIe siècle
(Collection de M. Pol Neveu)
En dehors de la sculpture proprement dite, nous avions pu produire aussi pour cette époque le témoignage de quelques pièces empruntées aux arts dits mineurs, et nous ne pouvons nous dispenser de les signaler au moins rapidement ici. C’était d’abord le groupe en ivoire de l’Annonciation, dont les deux exquises et magistrales statuettes, l’Ange à M. Chalandon, la Vierge à M. Paul Garnier, avaient été réunies pour la première fois au Petit Palais en 1900. La parfaite bonne grâce des deux amateurs nous a permis de produire à nouveau cette preuve de l’art admirable qui s’exprime aussi bien dans ces menus chefs-d’œuvre de matière précieuse que dans les grandes figures qui conversent gravement aux porches de nos cathédrales. Certains doutes ont été émis, à la fois par des techniciens et des archéologues, sur l’opportunité du rapprochement des deux figurines. La matière aux uns, aux autres le style, n’ont pas paru absolument identiques. Quoi qu’il en soit, elles sont dignes l’une de l’autre et, à quelques nuances près, c’est bien le même esprit, le même art qui s’y manifeste, art grandiose encore, majestueux et grave, mais tempéré déjà par une recherche de finesse et de grâce plus aiguë, d’esprit plus pénétrant, d’un peu de maniérisme même, surtout dans la figure de la Vierge, dont le visage, l’attitude, la draperie aux plis plus menus, sont peut-être ce qui, dans l’ensemble, annonce le plus directement l’art du xive siècle.

C’était tout à fait, au contraire, un attrait d’inédit qu’offrait cette pièce d’orfèvrerie unique prêtée par M. Georges Hoentschel, célèbre déjà dans le monde des amateurs depuis tantôt dix-huit mois qu’elle avait été retrouvée à Bourges, lors de la démolition d’une maison de la rue de Juranville, mais livrée ici à la curiosité publique pour la première fois. Elle n’avait même encore été reproduite nulle part avant l’étude de M. Emile Molinier parue tout récemment dans le volume du centenaire de la Société des Antiquaires de France ; nous ne saurions mieux faire que de renvoyer le lecteur à cette étude autorisée, pour l’appréciation de la pièce elle-même et l’indication des circonstances qui ont accompagné sa trouvaille[4] au dire de personnes dont la bonne foi et la perspicacité nous sont garants de sa sincérité.

M. Molinier a proposé de voir dans cette figurine d’argent doré repoussé au marteau un fragment de la décoration d’une châsse du milieu du xiiie siècle : il croit même pouvoir supposer qu’il s’agit de celle dite des Innocents que décrivent les inventaires du trésor de la cathédrale de Bourges antérieurs à 1560 et qui comprenait au revers une Adoration des Mages. C’est l’un des rois Mages que nous aurions ici. La châsse aurait été dépecée par ordre du chapitre avant l’arrivée à Bourges des huguenots de Montgommery, et des fragments, dont celui-ci sans doute, auraient été oubliés ou détournés lorsque, le calme rétabli, on tira les objets précieux de leurs cachettes. Pareil détournement ou pareil oubli put se produire aussi du reste — et l’on en a des preuves — à la Révolution, lorsque la Convention fit amener à Paris, pour y être fondus, les métaux précieux du trésor. Ce serait, alors, seulement dans les dernières années du xviiie siècle que l’objet aurait été caché entre les deux pans de bois dont la démolition a amené sa découverte.

Quoi qu’il en soit, une difficulté iconographique subsiste dont il ne faut pas dissimuler l’importance. Ce roi debout, les mains jointes, qui ne saurait guère non
la vierge et l’enfant, statue en bois début du XIVe siècle
(Collection de M. Martin Le Roy)
plus, d’après les habitudes courantes, représenter un donateur en adoration devant une Vierge, nous parait difficilement pouvoir représenter un roi Mage, puisqu’il ne porte pas le présent traditionnel et qu’à cette époque surtout la tradition iconographique est une véritable loi.

Aucun monument, d’autre part, ne subsiste pour nous fournir de point de comparaison immédiat avec cette pièce admirable. L’autel de Bâle au musée de Cluny est beaucoup plus archaïque, la châsse de saint Potentien du Louvre, de style très inférieur, de même que les figures anciennes de l’autel Saint-Jacques de Pistoia, dont la disposition a quelque rapport avec celles du roi de Bourges. Mais il faut songer aussi aux innombrables pièces décrites par les inventaires anciens et lamentablement disparues. Il faut songer aux modèles incomparables que pouvait fournir aux orfèvres, en France surtout, la sculpture du temps de saint Louis et dont cette pièce-ci est très évidemment inspirée. Le rapport en est frappant avec le Childebert du Louvre, avec telle figure aussi du portail de Villeneuve-l’Archevêque, et, pour certaines parties tout au moins, avec les effigies funéraires de Saint-Denis exécutées sous Louis IX pour les tombeaux de ses prédécesseurs. Dans les Jugements derniers des tympans de nos cathédrales[5] paraissent aussi des figurines de rois debout et les mains jointes, en haut-relief et de trois quarts. Ce qu’il nous importe, en tout cas, de constater ici, où nous ne saurions pousser plus avant l’étude critique de cette pièce si importante, c’est le type qu’elle nous offrait de cette perfection plastique atteinte par nos imagiers du xiiie siècle, de cette noblesse tranquille, de cette sérénité idéale, qui n’excluent pas le sens du mouvement et de la vie, mais qui le disciplinent, pour ainsi dire, avec une mesure parfaite.

La formule d’art qui succéda à celle-ci, qui la transforma, était non moins importante à mettre en lumière : c’est celle que représentent dans l’art de la miniature les fameux enlumineurs parisiens du temps de Philippe le Bel : Jacques Pucelle, Anceau de Sens et Jacquet Maci. Or, cette formule se crée également en sculpture dans les ateliers de l’Ile-de-France. Nous en avions comme témoin cet Ange en bois[6], si expressif malgré ses mutilations, que M. Maciet a retrouvé aux environs de Saint-Germer ; il était accompagné des deux Angelots de M. Martin Le Roy[7], où le sourire aigu des anges rémois s’accentue, sans aller cependant jusqu’à la grimace chère aux ateliers rhénans et germaniques.

Une recherche de grâce et d’élégance plus précieuse s’indique aussi dans ces Vierges contemporaines de la Vierge de la Porte Dorée d’Amiens où Ruskin, dédaigneux de ce qui s’écarte de la noblesse idéale du plein xiiie siècle, ne veut plus voir qu’une soubrette picarde. C’est cependant la charmante vérité familière de la figure maternelle qui se précise dans ces créations, si nobles encore, comme la très belle Vierge en bois de M. Martin Le Roy</ref>Catalogue, no 294.</ref>, si caractéristique de cet art de transition qui fournira aussi matière aux ivoiriers pour tous les chefs-d’œuvre que l’on sait. Un véritable type va se créer, dont le succès se prolongera à travers tout le xive siècle et même, en certaines régions, tout le xve. Les visages souriants, tes attitudes hanchées, les plis fins et abondants, traités un peu de pratique, se répéteront avec de légères variantes, dont plusieurs statuettes de l’Exposition nous montraient des spécimens[8].

La formule rayonnera même bien loin de son lieu d’origine et c’est une de celles qui ont permis à M. Raymond Kœchlin d’affirmer l’expansion dans la Flandre de l’art purement français pendant tout le xive siècle[9]. Nous avions à l’Exposition un exemple de cet
vierge de l’annonciation, statue en marbre milieu du XIVe siècle
(Collection de M. Doistau)
art français transplanté dans les provinces septentrionales, avec la Vierge en marbre gris, originaire d’Aire-sur-la-Lys, prêtée par M. le Dr  Ed. Fournier[10]. Peut-être une nuance de familiarité plus lourde y décelait-elle, dans le visage de la mère ou dans l’attitude de l’enfant, la nuance propre de l’esprit flamand. Mais n’est-ce pas chez nous-mêmes que nous voyons se créer à côté de ces Vierges souriantes, précieuses et un peu minaudières, héritières des grandes dames du xiiie siècle, ces groupes d’un sentiment intime touchant, où la mère joue naïvement avec son enfant, parfois lui donne le sein : telle la Vierge qui fait le centre de la petite chapelle portative de M. Cardon[11] ou la statuette de marbre de M. Martin Le Roy[12]. Notre Fouquet, lorsqu’il créera, en plein xve siècle, sa Vierge de Melun ne fera que reprendre un de ces thèmes dont la familiarité traditionnelle lui permettra l’exhibition des beautés dont Agnès Sorel était si fière.

Un des points les plus frappants et les plus probants de l’étude de M. Kœchlin à laquelle nous faisions allusion tout à l’heure, c’est la rencontre en pays flamand, en plein xive siècle, de figures iconiques idéalisées, de tradition française, alors que, dès le début du siècle, prenaient naissance chez nous des effigies a intentions réalistes comme le Philippe le Hardi de Pierre de Chelles. Le témoignage de ces statues-portraits françaises de la première moitié du xive siècle eût été bien intéressant à produire, mais il ne pouvait être question de violer à nouveau les sépultures de Saint-Denis pour en déplacer les gisants. Une très intéressante et très rare figure iconique en bois, debout, les mains jointes, appartenant à M. de Sainville, en tenait lieu en quelque mesure. Figure commémorative de donatrice, du reste, plutôt que figure funéraire, elle représente une dame en costume laïque du temps de Philippe le Bel : la draperie y indique des recherches de style et d’élégance qui la rattachent encore à la moyenne des figures de l’époque, mais certaines nuances réalistes s’y accusent déjà.

Ce sont des chefs-d’œuvre, au contraire, d’art réaliste et très pénétrant que ces deux effigies magistrales de Charles V et de Jeanne de Bourbon[13], placées jadis aux deux côtés du portail de l’église des Célestins de Paris, ainsi que nous les montrent les gravures anciennes exécutées soit pour Montfaucon, soit pour Millin[14]. L’église même avait été bâtie aux frais du roi, non loin de son hôtel de Saint-Paul, et consacrée en 1370. Elle faisait, parmi les constructions entreprises par ce roi « vray architecteur, deviseur certain et prudent ordeneur », l’admiration particulière de Christine de Pisan, qui mentionne précisément nos deux effigies : « la porte de cette église a la sculpture de son ymage et de la royne s’espouse, moult proprement faite ». Les deux images restèrent en place jusqu’à la Révolution, avec quelques avaries seulement dont témoigne la gravure de Millin[15]. Puis elles entrèrent au musée des Monuments français où elles passèrent pour représenter saint Louis et Marguerite de Provence ; lors de la dispersion de son musée, en 1817, Alexandre Lenoir, devenu le chevalier Lenoir, administrateur des monuments de l’église royale de Saint-Denis, réclama « les statues en pied de saint Louis et de sa femme[16] » — bien qu’elles n’eussent aucun caractère funéraire — pour enrichir la nouvelle collection très réduite, hélas ! confiée à sa garde. C’est à ce moment qu’y passèrent aussi les deux statues romanes de Corbeil, considérées bien à tort comme représentant Clovis et Clotilde, et divers morceaux qui n’avaient pas davantage de raison de figurer dans la nécropole royale, la Marie Leczinska de Pajou par exemple, et qui ont déjà été repris soit pour le musée de Versailles, soit pour le musée du Louvre.

Le pseudo-Saint Louis figura sans doute d’abord dans la crypte où étaient entassées les effigies royales. Puis, lorsque Viollet-le-Duc eut restauré l’église et les tombeaux, il lui trouva une place, bien modeste, il est vrai, et bien obscure, dans un coin sombre du transept méridional. Il lui avait, du reste, rendu son nom véritable, et même, les débris de l’église des Célestins ayant été démolis, on avait reconstitué avec les bases et les dais originaux deux niches pour les deux statues.

Courajod avait à plusieurs reprises signalé l’importance de ces deux documents d’art parisien du xive siècle ; mais, presque invisibles en originaux, non moulés pour le Trocadéro, photographiés seulement dans la collection trop peu répandue du dessinateur Fichot, ils ôtaient loin d’être connus comme ils le méritaient. Il y avait donc grand intérêt à les mettre en lumière pour quelques mois à l’Exposition des Primitifs. Nous avions, de plus, la secrète espérance qu’une fois revenus à Paris ces fragments d’un édifice parisien ne retourneraient pas s’exiler dans l’ombre lointaine de la basilique, et, de fait, la commission des Monuments historiques a décidé tout récemment de leur éviter ce nouveau voyage et de leur donner au Louvre, sur l’emplacement même où s’élevait jadis le château de Charles V, décoré d’effigies analogues malheureusement disparues, un abri plus glorieux et plus digne.

Ces portraits sculptés, assez peu postérieurs à l’effigie peinte de Jean le Bon, brutale et fruste, nous montrent à merveille le degré de finesse et de maîtrise où étaient parvenus nos imagiers. L’attitude en est souple et vivante ; la draperie, sans sécheresse archaïque ni exagération de virtuosité, garde une élégance juste et précise, un style logique et simple qui est un héritage du xiiie siècle. De même, par certains arrangements de manteau et de coiffure, le Charles V nous fait penser aux statues royales de Reims. Quant à l’individualisme de cette physionomie avisée et prudente avec une nuance d’ironie dans le sourire, il est souligné par le rapprochement des figures des manuscrits ou de celles du Parement de Narbonne et nous parait d’une qualité tout à fait rare. Cette qualité est égale, du reste, dans la figure pleine de familiarité et de bonhomie de la reine Jeanne, dont Froissart vantait les « moult bonnes mœurs » et qui nous apparaît ici dans la vérité frappante de son allure de bonne ménagère bourgeoise.

Nous ne savons malheureusement à qui attribuer positivement ces deux chefs-d’œuvre. Nous ne croyons pas cependant qu’il faille les donner à ce Beauneveu de Valenciennes qui travaillait vers le même temps, avec une lourdeur appliquée et consciencieuse, aux effigies funéraires de Saint-Denis. Celles-ci, en dehors même de leur caractère de gisants, sont, dans les visages par exemple, comprises tout différemment et sont loin de présenter cette souplesse de modelé et cet esprit qui nous frappent dans le Charles V des Célestins. Il y a entre les deux séries d’œuvres la même différence qui a été notée par M. Bouchot entre telle série contemporaine de miniatures de la main de Beauneveu ou de Jacquemart de Hesdin et telle autre où le style français s’affirme dans toute sa pureté, comme dans cette partie des Petites Heures du duc de Berry dont le style est si proche de celui du Parement de Narbonne. De même donc qu’on a songé pour cette œuvre si importante et si française à Girard ou à Jean d’Orléans, nous serions ici portés à mettre en avant les noms d’imagiers comme Jean de Saint-Romain, Guy de Dammarlin, Jacques de Chartres ou Jean de Launay, qui travaillaient, à côté, il est vrai, de Jean de Liège, aux statues — dont la plupart étaient également des portraits — de la grande Vis du Louvre.

D’autres séries dé statues de même caractère, heureusement conservées, nous font assister à l’extension du style créé par les ateliers parisiens protégés par Charles V. Ce sont, par exemple, la série des statues des contreforts d’Amiens, exécutées vers 1375, ou celle de la cheminée du palais ducal de Jean de Berry à Poitiers qui date de la fin du siècle. Enfin, n’est-ce pas aussi un phénomène analogue à celui qui a été relevé par M. Bouchot pour Jean Malouel, Gueldrois, formé à Paris, allant à Dijon travailler à la mode française pour Philippe de Bourgogne, que celui de ce Mosan qui s’appelait Jean de Marville, travaillant, à Paris d’abord, puis à Rouen pour le tombeau du cœur de Charles V, appelé enfin à Dijon et y créant, entre 1387 et 1393, les effigies du duc et de la duchesse placées au portail de la Chartreuse de Champmol qui ne sont que la reprise du thème et le développement de l’art inauguré par notre imagier parisien au portail des Célestins sous Charles V ?


jeanne de bourbon
statue en pierre jadis peinte
deuxième moitié du XIVe siècle

(Musée du Louvre.)

Ce n’est pas ici le lieu de chercher ce qui, dans les ateliers issus de celui de Jean de Marville, put subsister de ces traditions de l’art français de Charles V, ni si la sculpture dite bourguignonne est bien, malgré l’origine de Claus Sluter et de Jean de la Huerta, une sculpture française. Trop peu des documents réunis à l’Exposition pourraient appuyer notre thèse. Notons seulement le fait de la continuation par un Avignonnais contemporain de Nicolas Froment et d’Enguerrand Charonton, Antoine Lemoiturier, des grands travaux dijonnais.

Notons aussi dans un charmant spécimen de sculpture où se retrouvent encore. toutes les formules et toute la sève de l’école bourguignonne, la petite Vierge en pierre appartenant à M. Raymond Kœchlin, cette nuance de douceur délicate et d’intimité discrète qui est si propre à l’art français « détendu » de la seconde moitié du xve siècle. Notons le rapport qu’il y a entre un morceau comme la Sainte Claire de M. Charles Masson, retrouvée en Bourgogne, et telle figure du Maître de Moulins, la sainte Anne du triptyque par exemple, figures réalistes, mais pleines de style et d’ampleur, tout opposées à ce réalisme minutieux et mesquin qui se développe à la même époque dans les ateliers des huchiers brabançons ou anversois.


saint michel, statue en pierre
XVe siècle

(Collection de M. Sigismond Bardac.)

Enfin, malgré l’importance et l’extension réelle, un peu exagérée peut-être par Courajod, de l’école bourguignonne au xve siècle, nous avons essayé d’établir ailleurs, la persistance d’une tradition purement française, héritière de notre xiiie et de notre xive siècle, particulièrement dans la région du bassin de la Loire où se développé, avec le renouveau de prospérité et d’art du règne de Charles VIII, une architecture charmante et féconde, une peinture dont le nom seul de Jean Fouquet suffit à évoquer les qualités de réalisme modéré, de force discrète et de pittoresque ingénieux. À l’école de sculpture contemporaine appartient évidemment le Saint Jean de Loché sur lequel nous ne reviendrons pas ; l’ayant déjà signalé et analysé ici même[17]. Le Saint Michel élégant et délicat prêté par M. S. Bardac est originaire, paraît-il, des environs de Chartres. La forme de son armure oblige à le placer en plein xve siècle siècle, bien avant la formation de l’atelier de Jean Soulas. Mais ce sont déjà des qualités analogues à celles des premières sculptures du tour du chœur de la


la vierge avec l’enfant, statue en pierre peinte
deuxième moitié du XVe siècle

(Collection de M. G Hoentschel.)

cathédrale qui s’y affirment, avec plus de simplicité toutefois, une élégance plus nerveuse et plus fine, qui fait penser à celle de l’Angelot du Lude, fondu en 1475.

Bien que nous n’en connaissions pas la provenance exacte, nous sommes très tentés d’attribuer à l’école de la Loire la grande Vierge en pierre peinte prêtée à l’Exposition par M. Georges Hoentschel et pour laquelle nous avouons ressentir une tendresse toute particulière. L’attitude est d’un calme parfait ; le manteau aux plis lourds tombe logiquement du coté droit, retenu par la main gauche ; le corsage moule chastement la poitrine étroite ; l’Enfant, assez laid, en bon gothique, a un charme de naïveté amusant : il ne se tortille, ni ne grimace. La tête, enfin, au galbe arrondi, aux yeux demi-baissés, est d’une douceur et d’un charme extrêmes, le nez spirituellement retroussé lorsqu’on le voit de profil ; mais les yeux sont sans malice. On dirait un prototype plus gothique de la Vierge d’Olivet. C’est ainsi qu’on devait travailler autour de Michel Colombe vers 1480, à une date où le grand imagier était déjà célèbre, mais d’où aucune de ses œuvres, hélas ! n’est parvenue jusqu’à nous. Le type de la ligure, en tout cas, est de ceux qu’affectionnent Fouquet et Bourdichon, de ceux qu’on rencontre encore sur les coteaux d’entre Loire et Cher.

Le buste de Sainte Femme ou de Vierge douloureuse appartenant à M. Durand-Gréville est conçu dans un esprit analogue et fait songer à certaines sculptures contemporaines du Sépulcre de Solesmes, La charmante statuette enfin de Mme la marquise Arconati-Visconti témoigne à la fois d’une persistance des habitudes gothiques dans la draperie et de ce même adoucissement des types, de cette même recherche de grâce plus fine dont le Maître de Moulins est le représentant par excellence dans le domaine de la peinture.

Mais, de même qu’entre les grandes écoles de peinture du xve siècle, dont l’école de la Loire et l’école de Provence sont les plus importantes, beaucoup d’autres moins considérables ou moins caractérisées pourront se préciser au fur et à mesure d’études plus approfondies, de même on arrivera sans doute à déterminer des ateliers intermédiaires, vivant sur des traditions françaises, mais plus ou moins influencés par la propagande des ateliers flamands et la diffusion de leurs produits, et, bien que l’on parle avec quelque ironie d’une « école supposée d’Amiens », nous pensons pour notre part qu’il existe des sculptures picardes de la tin du xve et du début du xvie siècle, dont un Saint Jean-Baptiste appartenant à M. Martin Le Roy, une Vierge àM. de Sainville, l’admirable tête d’évêque, surtout, donnée par M. Maciet aux Arts décoratifs


Henri II, buste en bronze
deuxième moitié du xvie siècle
}

(Collection du comte A. d’Hunolstein.)

et qui fut retrouvée à Amiens même (nous la reproduisons en lettre) nous montraient des spécimens ici même

L’activité de ces différentes écoles jointes ensemble nous donne encore le spectacle d’un art infiniment riche et varié, non pas certes absolument homogène et unifié, mais vivant et prospère dans sa diversité d’accents locaux, capable toujours de très grandes et fortes œuvres, comme le Sépulcre de Solesmes et le triptyque de Moulins, à une date où on le dit épuisé et mourant pour justifier l’intervention de l’italianisme.

L’étude des résistances que cet art apporta à la pénétration italienne serait, on le sent, du plus haut intérêt. Mais nous ne saurions même l’esquisser ici. À côté de spécimens très caractéristiques de l’art italien, implanté chez nous, comme les Apôtres de M. du Seigneur, quelques spécimens seulement de l’art de transition nous montraient à l’Exposition l’action des principes nouveaux, le maniérisme commençant dans la Sainte très charmante encore et délicate de M. Besse, accentué et compliqué de recherches de style déjà légèrement classique et conventionnel dans sa Vierge, probablement champenoise, d’une si jolie qualité de travail et de conservation. Mais l’on n’y pouvait suivre ce qu’il put y avoir, de François Marchand à Jean Goujon et à Germain Pilon, d’abdications des qualités traditionnelles ou de réapparitions inconscientes du génie national.

Deux portraits seulement montraient, pour terminer, à côté des effigies peintes ou dessinées des Clouet et de leurs émules, la persistance du réalisme d’an tan dans cette branche spéciale de l’art français que rien n’a jamais réussi à altérer complètement depuis les précurseurs du temps de Charles V jusqu’à nos jours. C’était un buste colossal en bronze de Henri II, à M. le comte d’Hunolstein, œuvre de grande allure, sortie très probablement de l’atelier de Pilon, comme les bustes décoratifs en marbre du Louvre ou comme l’incomparable Charles IX du musée Wallace, et un charmant petit buste en marbre représentant une petite fille que l’on a supposée être la petite Marie-Elisabeth, fille de Charles IX et d’Elisabeth d’Autriche, morte en 1578, à l’âge de cinq ans, appartenant à mme . Autant l’autre avait d’allure officielle et pompeuse, autant celui-ci avait d’intimité et de charme pénétrant. M. Émile Molinier, qui l’a publié autrefois[18], l’avait attribué à Germain Pilon. Il nous semble, quant à nous, y reconnaître un talent plus modeste et plus simple dont la réussite est peut-être moins brillante que ne l’eut été celle de l’auteur du Cardinal de Birague, mais reste infiniment touchante dans sa recherche scrupuleuse et fine d’exactitude et de vérité.

paul vitry
  1. Catalogue, no 239. — La tradition prétend qu’elle aurait été ramassée au pied du portail Nord par son premier possesseur, quand on aurait, lors du sacre de Charles X, gaulé les sculptures branlantes de la cathédrale dont les fragments auraient pu, secoués par les sonneries de cloches, tomber sur les têtes du cortège royal.
  2. Catalogue, n° 200.
  3. Voir, sur la date de cette façade, les travaux récents de M. L. Demaison : Bulletin monumental, 1902, et Album de la cathédrale de Reims.
  4. Celle-ci, qui eut lieu dans les derniers jours de juillet 1902, fut annoncée au commencement d’août dans une note parue au Journal du Cher. Cette note, rédigée par M. Baron, de Bourges, fut communiquée et commentée par M. Henry Martin dans une séance de la Société des Antiquaires de France en mars 1903. Des détails plus complets et plus circonstanciés ont été fournis par M. Paul Gauchery, notamment dans une lettre adressée à M. Molinier et reproduite par lui dans l’article cité ci-dessus.
  5. Celui du tympan de Bourges, que nous avons cité ailleurs, n’est comparable que pour le style de la draperie ; la tête imberbe est plus expressive et est assez différente.
  6. Catalogue, no 291.
  7. Catalogue, no 295.
  8. Catalogue, nos 293, 301, 302, 303, 410, 417, 309.
  9. Cf. La Sculpture flamande et les influences françaises au xive siècle (Gazette des Beaux-Arts, 1903, t. II).
  10. Catalogue, no 17.
  11. Catalogue, no 298.
  12. Catalogue, no 296.
  13. Catalogue, no 307.
  14. Antiquités nationales, I, no III, pl. 2. Au trumeau figurait une statue du pape Célestin V, canonisé sous le nom de saint Pierre Célestin.
  15. Dans la gravure de Millin, exécutée très peu de temps avant le transport aux Petits-Augustins, le Charles V porte encore sur le bras gauche le modèle de l’église qu’il a consacrée, mais la main droite manque ; les deux mains de la reine manquent également. Nous ne savons pas si Lenoir fit réparer les statues. Les restaurations assez nombreuses que nous y apercevons nous paraissent dater plutôt du milieu du xixe siècle siècle et avoir été faites sous la direction de Yiollet-le-Duc. Les deux mains du Charles V sont modernes, son sceptre et le modèle de l’église également. De même les deux mains de la reine, son sceptre et son livre. Pour cette dernière figure, le complément est même moins heureux, et l’un des bras s’emmanche très mal. Les couronnes sont en partie refaites. Enfin le bas des plis du manteau l’est également, mais avec beaucoup de bonheur et de sens de la draperie gothique.
  16. Cf. Courajod, Alexandre Lenoir, son journal, etc., t. I, p. 181-182.
  17. Quelques bois sculptés de l’école tourangelle du XVe siècle (Gazette des Beaux-Arts, 1904, {{t.|I, p. 107 ; reprod. p. 117). — Catalogue, no 418.
  18. Monuments Piot, t. VI.