Édition Privée (p. 118-122).


XXXII.



DESCHAMPS était devenu infirme, impotent. Il avait l’esprit un peu égaré, et sa mémoire lui faisait défaut. Souvent, il lui arrivait de ne pas reconnaître les gens. Dans sa tête, les choses s’embrouillaient, se confondaient, comme le soir dans la nature, lorsque vient la nuit. Des jours, il montait au champ, allant devant lui, indécis, comme un animal qu’on vient de châtrer, un pauvre qui aurait perdu sa besace. Il avançait, traînant les pieds dans l’herbe, au milieu de la campagne fleurie de pissenlits, de moutarde, de trèfles, de marguerites, de boutons d’or, longeant des pièces de blé d’Inde dans lesquelles le vent mettait une plainte immense, désespérée.

Deschamps errait à travers les chaumes, les pâturages, les prairies, tout ce terrain qu’il avait autrefois labouré, ensemencé pendant tant d’années. Et la terre restait toujours jeune, tandis que lui était vieux, cassé, fini, marchait dans l’ombre de la mort.

Sa triste silhouette noire, parfois chancelante comme celle d’un homme ivre, se promenait sous le grand ciel bleu, pendant que sourdait du sol la note aiguë des criquets, que des vols de corneilles s’abattaient en croassant sur les branches d’un frêne sec, et que tout autour du septuagénaire, des hommes et des femmes jeunes et robustes, travaillaient en attendant de vieillir, de devenir comme lui, faibles, courbés, une ruine lamentable.

Deschamps regardait les choses d’un regard vague, restant pendant des heures appuyé sur une clôture, ou assis sur une pierre près d’un puits, se parlant à lui-même. Parfois, il poussait jusque chez les voisins, et là, regardait les gars rentrer le foin, le grain, soigner les animaux, puis oubliant qu’il était chez des étrangers, et se croyant chez son fils, disait :

— Malheur, Raclor, t’as de la belle avoine.

Son estomac délabré ne pouvait plus digérer. Souvent au repas, s’adressant à sa fille :

— Paulima, va m’cri du pain de messe, ordonnait-il.

La Scouine partait alors et s’en allait demander aux Lecomte de lui échanger l’une de ses galettes sures et amères, lourdes comme du sable, contre l’une de leurs miches blondes et légères. Bonnes gens, les Lecomte rendaient ce service et jetaient ensuite à leurs poules la nourriture immangeable.

Le vieux devenait gâteux, malpropre. Il souillait maintenant son pantalon comme enfant il avait sali ses langes, et presque chaque jour, les deux femmes avaient la tâche répugnante de le nettoyer.

Débraillé, la barbe inculte, ceinturé d’une courroie en cuir prise à un harnais, il rôdait sans but autour des bâtiments, entrait à la maison, demandait l’heure, l’oubliait le moment d’après, et ne savait plus si l’on était dans l’avant-midi ou l’après-midi. Graduellement, il faiblissait. La machine humaine détraquée, ne fonctionnait plus, ne valait guère mieux qu’un amas de débris.

L’on était en septembre lorsqu’il s’alita. La fin parut proche, une question de jours seulement. Charlot alla au village chercher le docteur Trudeau. En revenant, les deux hommes rencontrèrent le vieux Firmin, l’un des frères de Deschamps, qui s’en allait vendre une charge de pois. Charlot l’arrêta, lui apprit la maladie du père et lui dit que s’il voulait le voir vivant, il devrait se hâter de se rendre auprès de lui. Firmin hocha la tête et, après un moment de silence :

— On a vécu sans se voir, on peut ben mourir sans se voir, mourir sans se voir, déclara-t-il.

Et ayant exprimé ce sentiment, il continua sa route.

Raclor qui vendait ses pois une piastre et quatre sous le minot se hâtait lui aussi d’aller les livrer. Il faisait régulièrement trois voyages par jour. Parfois le soir, il allait voir son père un instant. Un jeudi, il le trouva très mal.

— Si l’vieux pouvait mourir vendredi, dit-il à sa femme, une fois revenu chez lui, on l’enterrerait dimanche, et y aurait pas de temps perdu.

Après une longue agonie, Deschamps expira un lundi au moment où le soleil se couchait. Au dehors, ses rayons rouges mettaient des reflets d’incendie à la fenêtre et ensanglantaient le vieux lit sur lequel le grand corps reposait inerte.

Au soir, la porte des Deschamps fut scellée du sceau de la mort. Un long crêpe noir barra le seuil. Ses plis mystérieux, immobiles par moments, et tantôt légèrement remués par le vent, semblaient contenir des destinés obscures, offrir un sens comme les caractères d’une langue inconnue tracés par une main invisible. Cette loque sinistre flottant dans la nuit, prenait un aspect redoutable et terrifiant, semblait lancer des appels silencieux, recevoir des messages muets. Dans les ténèbres, la mince étoffe paraissait s’animer, devenir une chose vivante, fantastique, véritable vision de rêve. Les vieux qui passaient détournaient leur visage pour ne pas la voir, et pour les enfants, elle était la première image de la mort.

Là-bas, une étoile jaune dardait son regard louche, mauvais, et l’on sentait peser sur la demeure marquée du signe fatidique, l’influence des astres.

Pas une seule lumière ne brillait aux fenêtres des maisons où les gens, les membres lourds de fatigue et tombés à l’abîme du sommeil digéraient péniblement, avec des cauchemars, le souper du soir, pour se remettre au joug le lendemain, et reprendre avec les soucis et les tracas la rude tâche quotidienne.

La nuit noire écrasait la campagne.

Des meuglements de vaches par moments déchiraient le silence, appel obscur et incompréhensible jeté dans le vague des ténèbres.

Et, le coassement monotone des grenouilles dans les fossés, petite note grêle et métallique, d’une infinie tristesse, montait comme une plainte vers les rares, vers les lointaines étoiles.

Charlot fit le tour de la paroisse, annonçant le décès de son père recommandé aux prières le dimanche précédent comme dangereusement malade. Il invitait les gens à aller aux funérailles.

— Vas-tu au service ? demanda l’un des voisins du défunt à Frem Quarante-Sous venu pour le voir.

— Non, répondit-il. J’irai à celui du père Larivière. I va mourir betôt.

La Scouine et sa mère citaient les noms de ceux que l’on verrait probablement.

— Y a l’vieux Roy, de Sainte-Martine, qu’on devrait avertir. C’était un des grands amis de ton père. Tu devrais lui écrire, remarqua Mâço.

— Oui, mais i faudrait mettre une estampille de trois sous sur la lettre, répondit la Scouine.

Et, il ne fut plus question du bonhomme Roy.

— Attendez que j’puse pour m’enterrer, avait souvent recommandé Deschamps, qui avait toujours craint d’être inhumé vivant.

Suivant son désir, l’on attendit les premiers signes de putréfaction pour l’enfermer dans son cercueil.

Un énorme corbillard à panaches, surmonté d’une croix monumentale, et traîné de deux chevaux caparaçonnés de noir, conduisit au cimetière, suivi de cent-cinquante voitures la dépouille du vieux Deschamps.

On l’enfouit dans un grand trou.

Il avait fini de manger le pain sur et amer marqué d’une croix.