Édition Privée (p. 115-117).


XXXI.



VERS ce temps-là, Deschamps eut une grande joie, l’une de ses dernières. En septembre, à l’anniversaire de naissance de Paulima et de Caroline, il reçut la visite de son frère aîné, Jérémie, parti à l’âge de vingt-quatre ans pour les mines d’or de la Californie, et qui en revenait maintenant à soixante-quinze. Pour célébrer dignement ce retour, Charlot fit boucherie, et le soir, après de bonnes grillades, l’on mangea au dessert un succulent melon qui, depuis quinze jours, achevait de mûrir dans la paillasse des vieux. Deschamps fit ouvrir une bouteille de vin fabriqué à la maison, mais Jérémie refusa d’en boire en disant :

— Du vin, c’est bon pour dire la messe. Les honnêtes gens n’en boivent pas. Moi, je prends du whiskey.

Sur les instances de son cadet, Jérémie consentit à passer un mois à la maison.

Dans les premiers moments de la réunion, il s’enquit de Firmin, le plus jeune de la famille. Urgèle l’informa qu’il demeurait à Châteauguay. Jamais il n’était venu le voir, bien que lui fût allé là une fois, il y avait bien longtemps, pour lui aider à creuser un puits. Justement, l’un des enfants de Firmin s’était noyé dedans six mois plus tard. Il devait y avoir de cela quarante-cinq ans au moins. Depuis, on ne s’était pas revu. Sur le moment, il fut décidé que l’on irait faire une surprise à Firmin.

La Scouine ne vit pas d’un bon œil le voyageur s’installer chez eux. Tout de suite, elle avait pris en grippe cet oncle inconnu qui portait des anneaux aux oreilles comme un bohémien, qui souffrait de l’asthme et qui toussait presque constamment. Le premier soir, l’on avait veillé dans la salle à dîner, et le bonhomme, ne voulant pas salir les catalognes qui recouvraient le plancher, avait craché sur le mur. Chaque matin aussi, avant le déjeuner, il se calait dans une chaise, fumant la pipe dans la cuisine. De temps à autre, il s’arrêtait pour tousser, et lançait sur le poêle un gros crachat gras et visqueux. On entendait alors un court grésillement, et il se répandait dans la pièce une odeur nauséabonde. La Scouine rageait de le voir là, et intérieurement, lui souhaitait tous les malheurs possibles. Elle avait enlevé les allumettes de la boîte à sardines clouée à la cloison, et les avait cachées. Pour allumer, Jérémie, était obligé de prendre un tison.

Au repas, il se curait les dents avec sa fourchette.

Quand on a passé cinquante-et-un ans sans se voir, disait la Scouine, on peut bien attendre pour se rencontrer dans la vallée de Josaphat.

Le vieux Urgèle était cependant très heureux d’avoir retrouvé son frère, et parlait de profiter de l’occasion pour célébrer ses noces d’or.

Pendant la journée, le voyageur errait dans les environs de la ferme, tournait autour des bâtiments comme une âme en peine. Peu expansif au début, il était devenu taciturne, et même dans ses rares moments d’abandon, il paraissait avoir une arrière-pensée. Ses paroles semblaient passer par un obscur, tortueux et glacial souterrain avant d’arriver à ses auditeurs.

Après le souper au pain sur et amer marquée d’une croix, la Scouine prenait dans l’armoire, à côté des paroissiens de la famille, un antique jeu de cartes dépareillées, écornées, déchirées, tachées par toute une génération de mains sales, et la partie s’engageait. L’on jouait aux pommes avec quelques voisins, et Jérémie gagnait presque toujours. Il s’animait alors ; ses regards si vagues d’ordinaire s’allumaient comme à la reprise d’une vieille passion…

Le treizième jour après son arrivée, Charlot trouva le mineur pendu dans la grange à la même poutre où lui et la Scouine avaient, il y a trois ans, accroché leur chien Gritou.

Cet événement causa un vif émoi dans la paroisse.

Jérémie fut enterré dans le lot des enfants morts sans baptême, des mécréants décédés sans avoir fait leurs pâques.