La Science nouvelle (Vico)/Livre 4/Chapitre 4
Flammarion, s.d. (1894?) (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vico, p. 570-580).
Les premiers furent les jugements divins. Dans l’état qu’on appelle état de nature, et qui fut celui des familles, les pères de famille ne pouvant recourir à la protection des lois qui n’existaient point encore, en appelaient aux dieux des torts qu’ils souffraient, implorabant deorum fidem ; tel fut le premier sens, le sens propre de cette expression. Ils appelaient les dieux en témoignage de leur bon droit, ce qui était proprement deos obtestari. Ces invocations pour accuser, ou se défendre, furent les premières orationes, mot qui chez les Latins est resté pour signifier accusation ou défense ; on peut voir à ce sujet plusieurs beaux passages de Plaute et de Térence, et deux mots de la loi des Douze Tables : furto orare et pacto orare (et non point adorare, selon la leçon de Juste Lipse), pour agere, excipere. D’après ces orationes, les Latins appelèrent oratores ceux qui défendent les causes devant les tribunaux. Ces appels aux dieux étaient faits d’abord par des hommes simples et grossiers qui croyaient s’en faire entendre sur la cime des monts où l’on plaçait leur séjour. Homère raconte qu’ils habitaient sur celle de l’Olympe. À propos d’une guerre entre les Hermundures et les Cattes, Tacite dit en parlant des sommets des montagnes : Dans l’opinion de ces peuples preces mortalium nusquam proprius audiuntur. Les droits que les premiers hommes faisaient valoir dans ces jugements divins, étaient divinisés eux-mêmes, puisqu’ils voyaient des dieux dans tous les objets. Lar signifiait la propriété de la maison, dii hospitales l’hospitalité, dii penates la puissance paternelle, deus genius le droit du mariage, deus terminus le domaine territorial, dii manes la sépulture. On retrouve dans les Douze Tables une trace curieuse de ce langage, jus deorum manium.
Après avoir employé ces invocations (orationes, obsecrationes, implorationes, et encore obtestationes), ils finissaient par dévouer les coupables. Il y avait à Argos, et sans doute aussi dans d’autres parties de la Grèce, des temples de l’exécration. Ceux qui étaient ainsi dévoués étaient appelés anathèmata, nous dirions excommuniés ; ensuite on les mettait à mort. C’était le culte des Scythes qui enfonçaient un couteau en terre, l’adoraient comme un dieu, et immolaient ensuite une victime humaine. Les Latins exprimaient cette idée par le verbe mactare, dont on se servait toujours dans les sacrifices, comme d’un terme consacré. Les Espagnols en ont tiré leur matar, et les Italiens leur ammazzare. Nous avons déjà vu que chez les Grecs, ara signifiait la chose ou la personne qui porte dommage, le vœu ou action de dévouer, et la furie à laquelle on dévouait ; chez les Latins, ara signifiait l’autel et la victime. Ainsi toutes les nations eurent toujours une espèce d’excommunication. César nous a laissé beaucoup de détails sur celle qui avait lieu chez les Gaulois. Les Romains eurent leur interdiction de l’eau et du feu. Plusieurs consécrations de ce genre passèrent dans la loi des Douze Tables : quiconque violait la personne d’un tribun du peuple était dévoué, consacré à Jupiter ; le fils dénaturé, aux dieux paternels ; à Cérès, celui qui avait mis le feu à la moisson de son voisin ; ce dernier était brûlé vif. Rappelons-nous ici ce qui a été dit de l’atrocité des peines dans l’âge divin (axiome 40). Les hommes ainsi dévoués furent sans doute ce que Plante appelle Saturni hostiæ.
On trouve le caractère tout religieux de ces jugements privés dans les guerres qu’on appelait pura et pia bella. Les peuples y combattaient pro aris et focis, expression qui désignait tout l’ensemble des rapports sociaux, puisque toutes les choses humaines étaient considérées comme divines. Les hérauts qui déclaraient la guerre appelaient les dieux de la cité ennemie hors de ses murs, et dévouaient le peuple attaqué. Les rois vaincus étaient présentés au Capitole à Jupiter Férétrien, et ensuite immolés. Les vaincus étaient considérés comme des hommes sans Dieu ; aussi les esclaves s’appelaient en latin mancipia, comme choses inanimées, et étaient tenus en jurisprudence loco rerum.
Les duels durent être chez les nations barbares une espèce de jugements divins, qui commencèrent sous les gouvernements divins et furent longtemps en usage sous les gouvernements héroïques ; on se rappelle ce passage de la Politique d’Aristote (cité dans les axiomes) où il dit que les républiques héroïques n’avaient point de lois qui punissent l’injustice et réprimassent les violences particulières[1]. Il est certain que dans la législation romaine ce ne sont que les préteurs qui introduisirent la loi prohibitive contre la violence, et les actions de vi honorum raptorum. Aux temps de la seconde barbarie (celle du moyen âge), les représailles particulières durèrent jusqu’au temps de Barthole.
C’est par erreur que quelques-uns ont écrit que les duels s’étaient introduits par défaut de preuves ; ils devaient dire par défaut de lois judiciaires. Frotho, roi de Danemark, ordonna que toutes les contestations se terminassent par le moyen du duel : c’était défendre qu’on les terminât par des jugements selon le droit. On ne voit qu’ordonnances du duel dans les lois des Lombards, des Francs, des Bourguignons, des Allemands, des Anglais, des Normands et des Danois.
On n’a pas cru que la barbarie antique eût aussi connu l’usage du duel. Mais doit-on penser que ces premiers hommes, que ces géants, ces cyclopes, aient su endurer l’injustice ? L’absence de lois, dont parle Aristote, devait les forcer de recourir au duel. D’ailleurs deux traditions fameuses de l’antiquité grecque et latine prouvent que les peuples commençaient souvent les guerres (duella, chez les anciens Latins) en décidant par un duel la querelle particulière des principaux intéressés ; je parle du combat de Ménélas contre Pâris, et des trois Horaces contre les trois Curiaces ; si le combat restait indécis, comme dans le premier cas, la guerre commençait.
Dans ces jugements par les armes, ils estimaient la raison et le bon droit d’après le hasard de la victoire. Ils durent tomber dans cette erreur par un conseil exprès de la Providence : chez des peuples barbares, encore incapables de raisonnement, les guerres auraient toujours produit des guerres, s’ils n’eussent jugé que le parti auquel les dieux se montraient contraires était le parti injuste. Nous voyons que les Gentils insultaient au malheur du saint homme Job, parce que Dieu s’était déclaré contre lui. Lorsque la barbarie antique reparut au moyen âge, on coupait la main droite au vaincu, quelque juste que fût sa cause. C’est cette justice présumée du plus fort qui à la longue légitime les conquêtes ; ce droit imparfait est nécessaire au repos des nations.
Les jugements héroïques, récemment dérivés des jugements divins, ne faisaient point acception de causes ou de personnes, et s’observaient avec un respect scrupuleux des paroles. Des jugements divins resta ce qu’on appelait la religion des paroles, religio verborum ; généralement les choses divines sont exprimées par des formules consacrées dans lesquelles on ne peut changer une lettre ; aussi dans les anciennes formules de la jurisprudence romaine, imitées des formules sacrées, on disait : une virgule de moins, la cause est perdue ; qui cadit virgula, caussa cadit. Cette rigueur des formules d’actions eût empêché les duumvirs, nommés pour juger Horace, d’absoudre le vainqueur des Albains, quand même il se serait trouvé innocent. Le peuple le renvoya absous, plutôt par admiration pour son courage que pour la bonté de sa cause. (Tite-Live.)
Ces jugements inflexibles étaient nécessaires en des temps où les héros plaçaient dans la force la raison et le bon droit, où ils justifiaient le mot ingénieux de Plaute : Pactum non pactum, non pactum pactum. Pour prévenir des plaintes, des rixes et des meurtres, la Providence voulut qu’ils fissent consister toute la justice dans l’expression précise des formules solennelles. Ce droit naturel des nations héroïques a fourni le sujet de plusieurs comédies de Plaute ; on y voit souvent un marchand d’esclaves dépouillé injustement par un jeune homme qui, en lui dressant un piège, le fait tomber, à son insu, dans quelque cas prévu par la loi, et lui enlève ainsi une esclave qu’il aime. Loin de pouvoir intenter contre le jeune homme une action de dol, le marchand se trouve obligé à lui rembourser le prix de l'esclave vendue ; dans une autre pièce, il le prie de se contenter de la moitié de la peine qu’il a encourue comme coupable de vol non manifeste ; dans une troisième enfin, le marchand s’enfuit du pays, dans la crainte d’être convaincu d’avoir corrompu l’esclave d’autrui. Qui peut soutenir encore qu’au temps de Plaute l’équité naturelle régnait dans les jugements ?
Ce droit rigoureux, fondé sur la lettre même de la loi, n’était pas seulement en vigueur parmi les hommes ; ceux-ci, jugeant les dieux d’après eux, croyaient qu’ils l’observaient aussi, et même dans leurs serments. Junon, dans Homère, atteste Jupiter, témoin et arbitre des serments, qu’elle n a point sollicité Neptune d’exciter la tempête contre les Troyens, parce qu’elle ne l’a fait que par l’intermédiaire du Sommeil ; et Jupiter se contente de cette réponse. Dans Plaute, Mercure, sous la figure de Sosie, dit au Sosie véritable : Si je te trompe, puisse Mercure être désormais contraire à Sosie. On ne peut croire que Plaute ait voulu mettre sur le théâtre des dieux qui enseignassent le parjure au peuple ; encore bien moins peut-on le croire de Scipion l’Africain et de Lélius, qui, dit-on, aidèrent Térence à composer ses comédies ; et toutefois dans l’Andrienne, Dave fait mettre l’enfant devant la porte de Simon par les mains de Mysis, afin que si par aventure son maître l’interroge à ce sujet, il puisse en conscience nier de l’avoir mis à cette place. Mais la preuve la plus forte en faveur de notre explication du droit héroïque, c’est qu’à Athènes, lorsqu’on prononça sur le théâtre le vers d’Euripide, ainsi traduit par Cicéron,
Juravi lingua, mentem injuratam habui,
J’ai juré seulement de la bouche, ma conscience n’a pas juré,
les spectateurs furent scandalisés et murmurèrent ; on
voit qu’ils partageaient l’opinion exprimée dans les
Douze Tables : uti lingua nuncupassit, ita jus esto. Ce
respect inflexible de la parole dans les temps héroïques
montre bien qu’Agamemnon ne pouvait rompre le vœu
téméraire qu’il avait fait d’immoler Iphigénie. C’est pour avoir méconnu le dessein de la Providence [qui
voulut qu’aux temps héroïques la parole fût considérée
comme irrévocable] que Lucrèce prononce, au sujet
de l’action d’Agamemnon, cette exclamation impie :
Tantum relligio potuit suadere malorum !
Tant la religion peut enfanter de maux !
Ajoutons à tout ceci deux preuves tirées de la jurisprudence et de l’histoire romaines. Ce ne fut que vers les derniers temps de la République que Gallus Aquilius introduisit dans la législation l’action (de dolo) contre le dol et la mauvaise foi. Auguste donna aux juges la faculté d’absoudre ceux qui avaient été séduits et trompés.
Nous retrouvons la même opinion chez les peuples héroïques dans la guerre comme dans la paix. Selon les termes dans lesquels les traités sont conclus, nous voyons les vaincus être accablés misérablement, ou tromper heureusement le courroux du vainqueur. Les Carthaginois se trouvèrent dans le premier cas : le traité qu’ils avaient fait avec les Romains leur avait assuré la conservation de leur vie, de leurs biens et de leur cité ; par ce dernier mot ils entendaient la ville matérielle, les édifices, urbs dans la langue latine ; mais comme les Romains s’étaient servis dans le traité du mot civitas, qui veut dire la réunion des citoyens, la société, ils s’indignèrent que les Carthaginois refusassent d’abandonner le rivage de la mer pour habiter désormais dans les terres, ils les déclarèrent rebelles, prirent leur ville et la mirent en cendres ; en suivant ainsi le droit héroïque, ils ne crurent point avoir fait une guerre injuste. Un exemple tiré de l’histoire du moyen âge confirme encore mieux ce que nous avançons. L’empereur Conrad III, ayant forcé à se rendre la ville de Veinsberg qui avait soutenu son compétiteur, permit aux femmes seules d’en sortir avec tout ce qu’elles pourraient emporter ; elles chargèrent sur leur dos leurs fils, leurs maris et leurs pères. L’empereur était à la porte, les lances baissées, les épées nues, tout prêt à user de la victoire ; cependant, malgré sa colère, il laissa échapper tous les habitants qu’il allait passer au fil de l’épée. Tant il est peu raisonnable de dire que le droit naturel, tel qu’il est expliqué par Grotius, Selden et Puffendorf, a été suivi dans tous les temps, chez toutes les nations.
Tout ce que nous venons de dire, tout ce que nous allons dire encore, découle de cette définition que nous avons donnée dans les axiomes, du vrai et du certain dans les lois et conventions. Dans les temps barbares, on doit trouver une jurisprudence rigoureusement attachée aux paroles ; c’est proprement le droit des gens, fas gentium. Il n’est pas moins naturel qu’aux temps humains le droit, devenu plus large et plus bienveillant, ne considère plus que ce qu’un juge impartial reconnaît être utile dans chaque cause (axiome 112) ; c’est alors qu’on peut l’appeler proprement le droit de la nature, fas naturæ, le droit de l’humanité raisonnable.
Les jugements humains (discrétionnaires) ne sont point aveugles et inflexibles comme les jugements héroïques. La règle qu’on y suit, c’est la vérité des faits. La loi toute bienveillante y interroge la conscience, et selon sa réponse se plie à tout ce que demande l’intérêt égal des causes. Ces jugements sont dictés par une sorte de pudeur naturelle, de respect de nos semblables, qui accompagnent les lumières ; ils sont garantis par la bonne foi, fille de la civilisation. Ils conviennent à l’esprit de franchise, qui caractérise les républiques populaires, ennemies des mystères dont l’aristocratie aime à s’envelopper ; elles conviennent encore plus à l’esprit généreux des monarchies : les monarques, dans ces jugements, se font gloire d’être supérieurs aux lois et de ne dépendre que de leur conscience et de Dieu. — Des jugements humains, tels que les modernes les pratiquent pendant la paix, sont sortis les trois systèmes du droit de la guerre que nous devons à Grotius, à Selden et à Puffendorf.
Nous voyons les jurisconsultes justifier secta suorum temporum leurs opinions en matière de droit. Ces sectæ temporum caractérisent la jurisprudence romaine, d’accord en ceci avec tous les peuples du monde. Elles n’ont rien de commun avec les sectes des philosophes que certains interprètes érudits du Droit romain voudraient y voir bon gré mal gré. Lorsque les empereurs exposent les motifs de leurs lois et constitutions, ils disent que de telles constitutions leur ont été dictées secta suorum temporum ; Brisson, De formulis Romanorum, a recueilli les passages où l’on trouve cette expression. C’est que l’étude des mœurs du temps est l’école des princes. Dans ce passage de Tacite : corrumpere et corrumpi seculum vocant (corrompre et être corrompu, voilà ce qui s’appelle le train du siècle), seculum répond à peu près à secta. Nous dirions maintenant : c’est la mode.
Toutes les choses dont nous avons parlé se sont pratiquées dans trois sectes de temps, sectæ temporum, dans le langage des jurisconsultes : celle des temps religieux pendant lesquels régnèrent les gouvernements divins ; celle des temps où les hommes étaient irritables et susceptibles, tels qu’Achille dans l’antiquité et les duellistes au moyen âge ; celle des temps civilisés, où règne la modération, celle des temps du droit naturel des nations humaines, jus naturale gentium humanarum (Ulpien). Chez les auteurs latins du temps de l’empire, le devoir des sujets se dit officium civile, et toute faute dans laquelle l’interprétation des lois fait voir une violation de l’équité naturelle, est qualifiée de l’épithète incivile. C’est la dernière secta temporum de la jurisprudence romaine qui commença dès la République. Les préteurs, trouvant que les caractères, que les mœurs et le gouvernement des Romains étaient déjà changés, furent obligés, pour approprier les lois à ce changement, d’adoucir la rigueur de la loi des Douze Tables, rigueur conforme aux mœurs des temps où elle avait été promulguée. Plus tard les empereurs durent écarter tous les voiles dont les préteurs avaient enveloppé l’équité naturelle, et la laisser paraître tout à découvert, toute généreuse, comme il convenait à la civilisation où les peuples étaient parvenus.
- ↑ On ne pouvait jusqu’ici ajouter foi à cette vérité tant que l’on attribuait aux premiers peuples ce parfait héroïsme imaginé par les philosophes ; préjugé qui résultait d’une opinion exagérée que l’on s’était formée de la sagesse des anciens. (Vico.)