La Science nouvelle (Vico)/Livre 4/Chapitre 3
Flammarion, s.d. (1894?) (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vico, p. 560-569).
Sagesse divine appelée théologie mystique, mots qui dans leur sens étymologique veulent dire : science du langage divin, connaissance des mystères de la divination. Cette science de la divination était la sagesse vulgaire de laquelle étaient sages les poètes théologiens, premiers sages du paganisme ; de cette théologie mystique, ils s’appelaient eux-mêmes mystæ, et Horace traduit ce mot d’une manière heureuse par interprètes des dieux… Cette sagesse ou jurisprudence plaçait la justice dans l’accomplissement des cérémonies solennelles de la religion ; c’est de là que les Romains conservèrent ce respect superstitieux pour les acta legitima ; chez eux, les noces, le testament étaient dits justa lorsque les cérémonies requises avaient été accomplies.
La jurisprudence héroïque eut pour caractère de s’entourer de garanties par l’emploi de paroles précises. C’est la sagesse d’Ulysse qui dans Homère approprie si bien son langage au but qu’il se propose, qu’il ne manque point de l’atteindre. La réputation des jurisconsultes romains était fondée sur leur cavere ; répondre sur le droit, ce n’était pour eux autre chose que précautionner les consultants et les préparer à circonstancier devant les tribunaux le cas contesté, de manière que les formules d’action s’y rapportassent de point en point, et que le préteur ne pût refuser de les appliquer. Il en fut des docteurs du moyen âge comme des jurisconsultes romains.
La jurisprudence humaine ne considère dans les faits que leur conformité avec la justice et la vérité ; sa bienveillance plie les lois à tout ce que demande l’intérêt égal des causes. Cette jurisprudence est observée sous les gouvernements humains, c’est-à-dire, dans les états populaires, et surtout dans la monarchie. La jurisprudence divine et l’héroïque, propres aux âges de barbarie, s’attachent au certain ; la jurisprudence humaine, qui caractérise les âges civilisés, ne se règle que sur le vrai. Tout ceci découle de la définition du certain et du vrai que nous avons donnée (axiomes 9 et 10).
La première est divine ; elle ne comporte point d’explications ; comment demander à la Providence compte de ses décrets ? La deuxième, l’autorité héroïque, appartient tout entière aux formules solennelles des lois. La troisième est l’autorité humaine, laquelle n’est autre que le crédit des personnes expérimentées, des hommes remarquables par une haute sagesse dans la spéculation ou par une prudence singulière dans la pratique.
À ces trois autorités civiles répondent trois autorités politiques.
Au premier âge, autorité et propriété furent synonymes. C’est dans ce sens que la loi des Douze Tables prend toujours le mot autorité ; auteur signifie toujours en terme de droit celui de qui l’on tient un domaine. Cette autorité était divine, parce qu’alors la propriété comme tout le reste était rapportée aux dieux. Cette autorité qui appartient aux pères dans l’état de famille, appartient aux sénats souverains dans les aristocraties héroïques. Le sénat autorisait ce qui avait été délibéré dans les assemblées du peuple.
Depuis la loi de Publilius Philo qui assura au peuple romain la liberté et la souveraineté, le sénat n’eut plus qu’une autorité de tutelle, analogue à ce droit des tuteurs d’autoriser en affaires légales le pupille maître de ses biens. Le sénat assistait le peuple de sa présence dans les assemblées législatives, de peur qu’il ne résultât quelque dommage public de son peu de lumières.
Enfin l’état populaire faisant place à la monarchie, l’autorité de tutelle fut aussi remplacée par l’autorité de conseil, par celle que donne la réputation de sagesse ; c’est dans ce sens que les jurisconsultes de l’empire s’appelèrent autores, auteurs de conseils. Telle aussi doit être l’autorité d’un sénat sous un monarque, lequel a pleine liberté de suivre ou de rejeter ce qui a été conseillé par le sénat.
La première est la raison divine, dont Dieu seul a le secret, et dont les hommes ne savent que ce qui en a été révélé aux Hébreux et aux chrétiens, soit au moyen d’un langage intérieur adressé à l’intelligence par celui qui est lui-même tout intelligence, soit par le langage extérieur des prophètes, langage que le Sauveur a parlé aux apôtres, qui ont ensuite transmis à l’Église ses enseignements. Les Gentils ont cru aussi recevoir les conseils de cette raison divine par les auspices, par les oracles et autres signes matériels, tels qu’ils pouvaient en recevoir de dieux qu’ils croyaient corporels. Dieu étant toute raison, la raison et l’autorité sont en lui une même chose, et pour la saine théologie l’autorité divine équivaut à la raison. — Admirons la Providence, qui dans les premiers temps où les hommes encore idolâtres étaient incapables d’entendre la raison, permit qu’à son défaut ils suivissent l’autorité des auspices, et se gouvernassent par les avis divins qu’ils croyaient en recevoir. En effet, c’est une loi éternelle que lorsque les hommes ne voient point la raison dans les choses humaines, ou que même ils les voient comme contraires à la raison, ils se reposent sur les conseils impénétrables de la Providence.
La seconde sorte de raison fut la raison d’État, appelée par les Romains civilis æquitas. C’est d’elle qu’Ulpien dit qu’elle n’est point connue naturellement à tous les hommes (comme l’équité naturelle), mais seulement à un petit nombre d’hommes qui ont appris par la pratique du gouvernement ce qui est nécessaire au maintien de la société. Telle fut la sagesse des sénats héroïques, et particulièrement celle du sénat romain, soit dans les temps où l’aristocratie décidait seule des intérêts publics, soit lorsque le peuple déjà maître se laissait encore guider par le sénat, ce qui eut lieu jusqu’au tribunal des Gracques.
Ici se présente une question à laquelle il semble bien difficile de répondre : lorsque Rome était encore peu avancée dans la civilisation, ses citoyens passaient pour de sages politiques ; et dans le siècle le plus éclairé de l’Empire, Ulpien se plaint qu’un petit nombre d’hommes expérimentés possèdent la science du gouvernement.
Par un effet des mêmes causes qui firent l’héroïsme des premiers peuples, les anciens Romains qui ont été les héros du monde, se sont montrés naturellement fidèles à l’équité civile. Cette équité s’attachait religieusement aux paroles de la loi, les suivait avec une sorte de superstition, et les appliquait aux faits d’une manière inflexible, quelque dure, quelque cruelle même que pût se trouver la loi. Ainsi agit encore de nos jours la raison d’État. L’équité civile soumettait naturellement toute chose à cette loi, reine de toutes les autres, que Cicéron exprime avec une gravité digne de la matière : La loi suprême c’est le salut du peuple : Suprema lex populi salus esto. Dans les temps héroïques où les gouvernements étaient aristocratiques, les héros avaient dans l’intérêt public une grande part d’intérêt privé ; je parle de leur monarchie domestique que leur conservait la société civile. La grandeur de cet intérêt particulier leur en faisait sacrifier sans peine d’autres moins importants. C’est ce qui explique le courage qu’ils déployaient en défendant l’État, et la prudence avec laquelle ils réglaient les affaires publiques. Sagesse profonde de la Providence ! Sans l’attrait d’un tel intérêt privé identifié avec l’intérêt public, comment ces pères de famille à peine sortis de la vie sauvage, et que Platon reconnaît dans le Polyphème d’Homère, auraient-ils pu être déterminés à suivre l’ordre civil ?
Il en est tout au contraire dans les temps humains, où les États sont démocratiques ou monarchiques. Dans les démocraties, les citoyens régnent sur la chose publique qui, se divisant à l’infini, se répartit entre tous les citoyens qui composent le peuple souverain. Dans les monarchies, les sujets sont obligés de s’occuper exclusivement de leurs intérêts particuliers, en laissant au prince le soin de l’intérêt public. Joignez à cela les causes naturelles qui produisent les gouvernements humains, et qui sont toutes contraires à celles qui avaient produit l’héroïsme, puisqu’elles ne sont autres que désir du repos, amour paternel et conjugal, attachement à la vie. Voilà pourquoi les hommes d’aujourd’hui sont portés naturellement à considérer les choses d’après les circonstances les plus particulières qui peuvent rapprocher les intérêts privés d’une justice égale ; c’est l’æquum bonum, l’intérêt égal, que cherche la troisième espèce de raison, la raison naturelle, æquitas naturalis chez les jurisconsultes. La multitude n’en peut comprendre d’autre, parce qu’elle considère les motifs de justice dans leurs applications directes aux causes selon l’espèce individuelle des faits. Dans les monarchies, il faut peu d’hommes d’État pour traiter des affaires publiques dans les cabinets en suivant l’équité civile ou raison d’État ; et un grand nombre de jurisconsultes pour régler les intérêts privés des peuples d’après l’équité naturelle.
Ce que nous venons de dire sur les trois espèces de raisons peut servir de base à l’histoire du Droit romain. En effet, les gouvernements doivent être conformes à la nature des gouvernés (axiome 69) ; les gouvernements sont même un résultat de cette nature, et les lois doivent en conséquence être appliquées et interprétées d’une manière qui s’accorde avec la forme de ce gouvernement. Faute d’avoir compris cette vérité, les jurisconsultes, et les interprètes du droit sont tombés dans la même erreur que les historiens de Rome, qui nous racontent que telles lois ont été faites à telle époque, sans remarquer les rapports qu’elles devaient avoir avec les différents états par lesquels passa la République. Ainsi les faits nous apparaissent tellement séparés de leurs causes que Bodin, jurisconsulte et politique également distingué, montre tous les caractères de l’aristocratie dans les faits que les historiens rapportent à la prétendue démocratie des premiers siècles de la République. — Que l’on demande à tous ceux qui ont écrit sur l’histoire du Droit romain, pourquoi la jurisprudence antique, dont la base est la loi des Douze Tables, s’y conforme rigoureusement ; pourquoi la jurisprudence moyenne, celle que réglaient les édits des préteurs, commence à s’adoucir, en continuant toutefois de respecter le même code ; pourquoi enfin la jurisprudence nouvelle, sans égard pour cette loi, eut le courage de ne plus consulter que l’équité naturelle ? Ils ne peuvent répondre qu’en calomniant la générosité romaine, qu’en prétendant que ces rigueurs, ces solennités, ces scrupules, ces subtilités verbales, qu’enfin le mystère même dont on entourait les lois, étaient autant d’impostures des nobles qui voulaient conserver, avec le privilège de la jurisprudence, le pouvoir civil qui y est naturellement attaché. Bien loin que ces pratiques aient eu aucun but d’imposture, c’étaient des usages sortis de la nature même des hommes de l’époque ; une telle nature devait produire de tels usages, et de tels usages devaient entraîner nécessairement de telles pratiques.
Dans le temps où le genre humain était encore extrêmement farouche, et où la religion était le seul moyen puissant de l’adoucir et de le civiliser, la Providence voulut que les hommes vécussent sous les gouvernements divins, et que partout régnassent des lois sacrées, c’est-à-dire secrètes, et cachées au vulgaire des peuples. Elles restaient d’autant plus facilement cachées dans l’état de famille, qu’elles se conservaient dans un langage muet, et ne s’expliquaient que par des cérémonies saintes, qui restèrent ensuite dans les acta legitima. Ces esprits grossiers encore croyaient de telles cérémonies indispensables pour s’assurer de la volonté des autres, dans les rapports d’intérêt, tandis qu’aujourd’hui que l’intelligence des hommes est plus ouverte, il suffit de simples paroles et même de signes.
Sous les gouvernements aristocratiques qui vinrent ensuite, les mœurs étant toujours religieuses, les lois restèrent entourées du mystère de la religion et furent observées avec la sévérité et les scrupules qui en sont inséparables ; le secret est l’âme des aristocraties, et la rigueur de l’équité civile est ce qui fait leur salut. Puis, lorsque se formèrent les démocraties, sorte de gouvernement dont le caractère est plus ouvert et plus généreux, et dans lequel commande la multitude qui a l’instinct de l’équité naturelle, on vit paraître en même temps les langues et les lettres vulgaires, dont la multitude est, comme nous l’avons dit, souveraine absolue. Ce langage et ces caractères servirent à promulguer, à écrire les lois dont le secret fut peu à peu dévoilé. Ainsi le peuple de Rome ne souffrit plus le droit caché, le jus latens dont parle Pomponius ; il voulut avoir des lois écrites sur des tables, lorsque les caractères vulgaires eurent été apportés de Grèce à Rome.
Cet ordre de choses se trouva tout préparé pour la monarchie. Les monarques veulent suivre l’équité naturelle dans l’application des lois, et se conforment en cela aux opinions de la multitude. Ils égalent en droit les puissants et les faibles, ce que fait la seule monarchie. L’équité civile ou raison d’État devient le privilège d’un petit nombre de politiques et conserve dans le cabinet des rois son caractère mystérieux.