La Science nouvelle (Vico)/Livre 3/Chapitre 6

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 537-540).


CHAPITRE VI


OBSERVATIONS PHILOLOGIQUES QUI SERVIRONT À LA DÉCOUVERTE DU VÉRITABLE HOMÈRE.


1. Nous avons déjà dit plus haut que toutes les anciennes histoires profanes commencent par des fables ; que les peuples barbares, sans communication avec le reste du monde, comme les anciens Germains et les Américains, conservaient en vers l’histoire de leurs premiers temps ; que l’histoire romaine particulièrement fut d’abord écrite par des poètes, et qu’au moyen âge celle de l’Italie le fut aussi par des poètes latins. — 2. Manéthon, grand pontife d’Égypte, avait donné à l’histoire des premiers âges de sa nation, écrite en hiéroglyphes, l’interprétation d’une sublime théologie naturelle ; les philosophes grecs donnèrent une explication philosophique aux fables qui contenaient l’histoire des âges les plus anciens de la Grèce. Nous avons, dans le livre précédent, tenu une marche tout à fait contraire : nous avons ôté aux fables leur sens mystique ou philosophique pour leur rendre leur véritable sens historique. — 3. Dans l’Odyssée, on veut louer quelqu’un d’avoir bien raconté une histoire, et l’on dit qu’il l’a racontée comme un chanteur ou un musicien. Ces chanteurs n’étaient sans doute autres que les rapsodes, ces hommes du peuple qui savaient chacun par cœur quelque morceau d’Homère, et conservaient ainsi dans leur mémoire ses poèmes, qui n’étaient point encore écrits. (Voy. Josèphe contre Appion.) Ils allaient isolément de ville en ville en chantant les vers d’Homère dans les fêtes et dans les foires. — 4. D’après l’étymologie, les rapsodes (de raptein, coudre, ôdas, des chants) ne faisaient que coudre, arranger les chants qu’ils avaient recueillis, sans doute dans le peuple même. Le mot Homère présente dans son étymologie un sens analogue, omou, ensemble, eirein, lier. Omèros signifie répondant, parce que le répondant lie ensemble le créancier et le débiteur. Cette étymologie, appliquée à l’Homère que l’on a conçu jusqu’ici, est aussi éloignée et aussi forcée qu’elle est convenable et facile relativement à notre Homère, qui liait, composait, c’est-à-dire mettait ensemble les fables. — 5. Les Pisistratides divisèrent et disposèrent les poèmes d’Homère en Iliade et en Odyssée. Ceci doit nous faire entendre que ces poèmes n’étaient auparavant qu’un amas confus de traditions poétiques. On peut remarquer d’ailleurs combien diffère le style des deux poèmes. — Les mêmes Pisistratides ordonnèrent qu’à l’avenir ces poèmes seraient chantés par les rapsodes dans la fête des Panathénées (Cicéron, De natura deorum. Elien). — 6. Mais les Pisistratides furent chassés d’Athènes peu de temps avant que les Tarquins le fussent de Rome ; de sorte qu’en plaçant Homère au temps de Numa, comme nous l’avons fait, les rapsodes conservèrent longtemps encore ses poèmes dans leur mémoire. Cette tradition ôte tout crédit à la précédente, d’après laquelle les poèmes d’Homère auraient été corrigés, divisés et mis en ordre du temps des Pisistratides. Tout cela eût supposé l’écriture vulgaire, et si cette écriture eût existé dès cette époque, on n’aurait plus eu besoin de rapsodes pour retenir et chanter des morceaux de ces poèmes[1].

Ce qui achève de prouver qu’Homère est antérieur à l’usage de l'écriture, c’est qu’il ne fait mention nulle part des lettres de l’alphabet. La lettre écrite par Prétus pour perdre Bellérophon le fut, dit-il, par des signes, sèmata. — 7. Aristarque corrigea les poèmes d’Homère, et pourtant, sans parler de cette foule de licences dans la mesure, on trouve encore dans la variété de ses dialectes ce mélange discordant d’expressions hétérogènes qui étaient sans doute autant d’idiotismes des divers peuples de la Grèce. — 8. (Voyez plus haut ce que nous avons dit sur la patrie et sur l’âge d’Homère.) Longin, ne pouvant dissimuler la grande diversité de style qui se trouve dans les deux poèmes, prétend qu’Homère fit l’Iliade lorsqu’il était jeune encore, et qu’il composa l’Odyssée dans sa vieillesse. Sans doute la colère d’Achille lui semble un sujet plus convenable pour un jeune homme, les aventures du prudent Ulysse pour un vieillard. Mais comment savoir ces particularités de l’histoire d’un homme, lorsqu’on en ignore les deux circonstances les plus importantes, le temps et le lieu ? C’est ce qui doit ôter toute confiance à la Vie d’Homère qu’a composée Plutarque, et à celle qu’on attribue souvent à Hérodote, et dans laquelle l’auteur a rempli un volume de tant de détails minutieux et de si belles aventures. — 9. La tradition veut qu’Homère ait été aveugle, et qu’il ait tiré de là son nom (c’était le sens d’Omèros dans le dialecte ionien). Homère lui-même nous représente toujours aveugles les poètes qui chantent à la table des grands ; c’est un aveugle qui paraît au banquet d’Alcinoüs et à celui des amants de Pénélope. — Les aveugles ont une mémoire étonnante. — Enfin, selon la même tradition, Homère était pauvre et allait dans les marchés de la Grèce en chantant ses poèmes.

  1. Rien n’indique qu’Hésiode, qui laissa ses ouvrages écrits, ait été appris par cœur, comme Homère, par les rapsodes. Les chronologistes ont donc pris un soin puéril en le plaçant trente ans avant Homère, tandis qu’il dut venir après les Pisistratides.
      On pourrait cependant attaquer cette opinion en considérant Hésiode comme un de ces poètes cycliques qui chantèrent toute l’histoire fabuleuse des Grecs, depuis l’origine de leur théogonie jusqu’au retour d’Ulysse à Ithaque, et en le plaçant dans la même classe que les rapsodes homériques. Ces poètes dont le nom vient de kuklos, cercle, ne purent être que des hommes du peuple qui, les jours de fêtes, chantaient les fables à la multitude rassemblée en cercle autour d’eux. On les désigne ordinairement eux-mêmes par l’épithète de kuklioi, et les recueils de leurs ouvrages par kuklos epikos, kuklia epè, poièma egkuklikov, ou simplement kuklos. Hésiode, considéré comme un poète cyclique, qui raconte toutes les fables relatives aux dieux de la Grèce, aurait précédé Homère.
      Ce que nous disions d’abord d’Hésiode, nous le dirons d’Hippocrate. Il laissa des ouvrages considérables écrits, non en vers, mais en prose, et par conséquent incapables d’être retenus par cœur ; nous le placerons au temps d’Hérodote. (Vico.)