La Science nouvelle (Vico)/Livre 3/Chapitre 5

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 531-536).


CHAPITRE V


OBSERVATIONS PHILOSOPHIQUES DEVANT SERVIR À LA DÉCOUVERTE DU VÉRITABLE HOMÈRE.


1. Rappelons d’abord cet axiome : Les hommes sont portés naturellement à consacrer le souvenir des lois et institutions qui font la base des sociétés auxquelles ils appartiennent. — 2. L’histoire naquit d’abord, ensuite la poésie. En effet, l’histoire est la simple énonciation du vrai, dont la poésie est une imitation exagérée. Castelvetro a aperçu cette vérité, mais cet ingénieux écrivain n’a pas su en profiter pour trouver la véritable origine de la poésie ; c’est qu’il fallait combiner ce principe avec le suivant : — 3. Les poètes ayant certainement précédé les historiens vulgaires, la première histoire dut être la poétique. — 4. Les fables furent à leur origine des récits véritables et d’un caractère sérieux, et muthos, fable, a été défini par vera narratio. Les fables naquirent, pour la plupart, bizarres, et devinrent successivement moins appropriées à leurs sujets primitifs, altérées, invraisemblables, obscures, d’un effet choquant et surprenant, enfin incroyables ; voilà les vraies sources de la difficulté des fables. — 5. Nous avons vu dans le second livre comment Homère reçut les fables déjà altérées et corrompues. — 6. Les caractères poétiques, qui sont l’essence des fables, naquirent d’une impuissance naturelle des premiers hommes, incapables d’abstraire du sujet ses formes et ses propriétés ; en conséquence, nous trouvons dans ces caractères une manière de penser commandée par la nature aux nations entières, à l’époque de leur plus profonde barbarie. — C’est le propre des barbares d’agrandir et d’étendre toujours les idées particulières. Les esprits bornés, dit Aristote dans sa Morale, font une maxime, une règle générale, de chaque idée particulière. La raison doit en être que l’esprit humain, infini de sa nature, étant resserré dans la grossièreté de ses sens, ne peut exercer ses facultés presque divines qu’en étendant les idées particulières par l’imagination. C’est pour cela peut-être que, dans les poètes grecs et latins, les images des dieux et des héros apparaissent toujours plus grandes que celles des hommes, et qu’aux siècles barbares du moyen âge, nous voyons dans les tableaux les figures du Père, de Jésus-Christ et de la Vierge d’une grandeur colossale. — 7. La réflexion, détournée de son usage naturel, est mère du mensonge et de la fiction. Les barbares en sont dépourvus ; aussi les premiers poètes héroïques des Latins chantèrent des histoires véritables, c’est-à-dire les guerres de Rome. Quand la barbarie de l’antiquité reparut au moyen âge, les poètes latins de cette époque, les Gunterius, les Guillaume de Pouille, ne chantèrent que des faits réels. Les romanciers du même temps s’imaginaient écrire des histoires véritables, et le Boiardo, l’Arioste, nés dans un siècle éclairé par la philosophie, tirèrent les sujets de leurs poèmes de la chronique de l’archevêque Turpin. C’est par l’effet de ce défaut de réflexion, qui rend les barbares incapables de feindre, que Dante, tout profond qu’il était dans la sagesse philosophique, a représenté dans sa Divine Comédie des personnages réels et des faits historiques. Il a donné à son poème le titre de Comédie, dans le sens de l’ancienne comédie des Grecs, qui prenait pour sujet des personnages réels. Dante ressemblât, sous ce rapport à l’Homère de l’Iliade, que Longin trouve toute dramatique, tout en actions, tandis que l’Odyssée est tout en récits. Pétrarque, avec toute sa science, a pourtant chanté dans un poème latin la seconde guerre punique ; et ses poésies italiennes, les Triomphes, où il prend le ton héroïque, ne sont autre chose qu’un recueil d’histoires. — Une preuve frappante que les premières fables furent des histoires, c’est que la satire attaquait non seulement des personnes réelles, mais les personnes les plus connues ; que la tragédie prenait pour sujet des personnages de l’histoire poétique, que l’ancienne comédie jouait sur la scène des hommes célèbres encore vivants. Enfin la nouvelle comédie, née à l’époque où les Grecs étaient le plus capables de réflexion, créa des personnages tout d’invention ; de même, dans l’Italie moderne, la nouvelle comédie ne reparut qu’au commencement de ce quinzième siècle déjà si éclairé. Jamais les Grecs et les Latins ne prirent un personnage imaginaire pour sujet principal d’une tragédie. Le public moderne, d’accord en cela avec l’ancien, veut que les opéras dont les sujets sont tragiques, soient historiques pour le fond ; et s’il supporte les sujets d’invention dans la comédie, c’est que ce sont des aventures particulières qu’il est tout simple qu’on ignore, et que pour cette raison l’on croit véritables. — 8. D’après cette explication des caractères poétiques, les allégories poétiques qui y sont rattachées ne doivent avoir qu’un sens relatif à l’histoire des premiers temps de la Grèce. — 9. De telles histoires durent se conserver naturellement dans la mémoire des peuples, en vertu du premier principe observé au commencement de ce chapitre. Ces premiers hommes, qu’on peut considérer comme représentant l’enfance de l’humanité, durent posséder à un degré merveilleux la faculté de la mémoire, et sans doute il en fut ainsi par une volonté expresse de la Providence ; car, au temps d’Homère, et quelque temps encore après lui, l’écriture vulgaire n’avait pas encore été trouvée (Josèphe contre Appion). Dans ce travail de l’esprit, les peuples, qui à cette époque étaient pour ainsi dire tout corps sans réflexion, furent tout sentiment pour sentir les particularités, toute imagination pour les saisir et les agrandir, tout invention pour les rapporter aux genres que l’imagination avait créés (generi fantastici), enfin tout mémoire pour les retenir. Ces facultés appartiennent sans doute à l’esprit, mais tirent du corps leur origine et leur vigueur. Chez les Latins, mémoire est synonyme d’imagination (memorabile, imaginable, dans Térence) ; ils disent comminisci pour feindre, imaginer ; commentum pour fiction, et en italien fantasia se prend de même pour ingegno, La mémoire rappelle les objets, l’imagination en imite et en altère la forme réelle, le génie ou faculté d’inventer leur donne un tour nouveau, et en forme des assemblages, des compositions nouvelles. Aussi les poètes théologiens ont-ils appelé la mémoire la mère des Muses. — 10. Les poètes furent donc sans doute les premiers historiens des nations. Ceux qui ont cherché l’origine de la poésie, depuis Aristote et Platon, auraient pu remarquer sans peine que toutes les histoires des nations païennes ont des commencements fabuleux. — 11. Il est impossible d’être à la fois et au même degré poète et métaphysicien sublimes. C’est ce que prouve tout examen de la nature de la poésie. La métaphysique détache l’âme des sens ; la faculté poétique l’y plonge pour ainsi dire et l’y ensevelit ; la métaphysique s’élève aux généralités, la faculté poétique descend aux particularités. — 12. En poésie, l’art est inutile sans la nature : la poétique, la critique, peuvent faire des esprits cultivés, mais non pas leur donner de la grandeur ; la délicatesse est un talent pour les petites choses, et la grandeur d’esprit les dédaigne naturellement. Le torrent impétueux peut-il rouler une eau limpide ? ne faut-il pas qu’il entraîne dans son cours des arbres et des rochers ? Excusons donc les choses basses et grossières qui se trouvent dans Homère. — 13. Malgré ses défauts, Homère n’en est pas moins le père, le prince de tous les poètes sublimes. Aristote trouve qu’il est impossible d’égaler les mensonges poétiques d’Homère ; Horace dit que ses caractères sont inimitables ; deux éloges qui ont le même sens. — Il semble s’élever jusqu’au ciel par le sublime de la pensée ; nous avons expliqué déjà ce mérite d’Homère (Livre II).

Joignez à ces réflexions celles que nous avons faites un peu plus haut, lesquelles prouvent à la fois combien il est poète, et combien peu il est philosophe. — 14. Les inconvenances, les bizarreries qu’on pourrait lui reprocher, furent l’effet naturel de l’impuissance, de la pauvreté de la langue qui se formait alors. Le langage se composait encore d’images, de comparaisons, faute de genres et d’espèces qui pussent définir les choses avec propriété ; ce langage était le produit naturel d’une nécessité commune à des nations entières. — C’était encore une nécessité que les premières nations parlassent en vers héroïques (Livre II). — 15. De telles fables, de telles pensées et de telles mœurs, un tel langage et de tels vers s’appelèrent également héroïques, furent communs à des peuples entiers, et par conséquent aux individus dont se composaient ces peuples.