La Science nouvelle (Vico)/Livre 2/Chapitre 03

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 396-434).


CHAPITRE III


DE LA LOGIQUE POÉTIQUE.
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§ Ier.


La métaphysique, ainsi nommée lorsqu’elle contemple les choses dans tous les genres de l’être, devient logique lorsqu’elle les considère dans tous les genres d’expressions par lesquelles on les désigne ; de même la poésie a été considérée par nous comme une métaphysique poétique, dans laquelle les poètes théologiens prirent la plupart des choses matérielles pour des êtres divins ; la même poésie, occupée maintenant d’exprimer l’idée de ces divinités, sera considérée comme une logique poétique.

Logique vient de logos. Ce mot, dans son premier sens, dans son sens propre, signifia fable (qui a passé dans l’italien favella, langage, discours) ; la fable, chez les Grecs, se dit aussi muthos, d’où les Latins tirèrent le mot mutus ; en effet, dans les temps muets, le discours fut mental ; aussi logos signifie idée et parole. Une telle langue convenait à des âges religieux (les religions veulent être révérées en silence, et non pas raisonnées). Elle dut commencer par des signes, des gestes, des indications matérielles dans un rapport naturel avec les idées : aussi logos, parole, eut en outre chez les Hébreux le sens d’action, chez les Grecs celui de chose, Muthos a été aussi défini un récit véritable, un langage véritable[1]. Par véritable, il ne faut pas entendre ici conforme à la nature des choses, comme dut l’être la langue sainte enseignée à Adam par Dieu même.

La première langue que les hommes se firent eux-mêmes fut toute d’imagination, et eut pour signes les substances mêmes qu’elle animait et que le plus souvent elle divinisait. Ainsi Jupiter, Cybèle, Neptune, étaient simplement le ciel, la terre, la mer, que les premiers hommes, muets encore, exprimaient en les montrant du doigt, et qu’ils imaginaient comme des êtres animés, comme des dieux ; avec les noms de ces trois divinités ils exprimaient toutes les choses relatives au ciel, à la terre, à la mer. Il en était de même des autres dieux : ils rapportaient toutes les fleurs à Flore, tous les fruits à Pomone.

Nous suivons encore une marche analogue à celle de ces premiers hommes ; mais c’est à l’égard des choses intellectuelles, telles que les facultés de l’âme, les passions, les vertus, les vices, les sciences, les arts ; nous nous en formons ordinairement l’idée comme d’autant de femmes (la justice, la poésie, etc.), et nous ramenons à ces êtres fantastiques toutes les causes, toutes les propriétés, tous les effets des choses qu’ils désignent. C’est que nous ne pouvons exposer au dehors les choses intellectuelles contenues dans notre entendement, sans être secondés par l’imagination, qui nous aide à les expliquer et à les peindre sous une image humaine. Les premiers hommes (les poètes théologiens), encore incapables d’abstraire, firent une chose toute contraire, mais plus sublime : ils donnèrent des sentiments et des passions aux êtres matériels, et même aux plus étendus de ces êtres, au ciel, à la terre, à la mer. Plus tard, la puissance d’abstraire se fortifiant, ces vastes imaginations se resserrèrent, et les mêmes objets furent désignés par les signes les plus petits ; Jupiter, Neptune et Cybéle devinrent si petits, si légers, que le premier vola sur les ailes d’un aigle ; le second courut sur la mer, porté dans un mince coquillage, et la troisième fut assise sur un lion.

Les formes mythologiques (mytologie) doivent donc être, comme le mot l’indique, le langage propre des fables ; les fables étant autant de genres dans la langue de l’imagination (generi fantastici), les formes mythologiques sont des allégories qui y répondent. Chacune comprend sous elle plusieurs espèces ou plusieurs individus. Achille est l’idée de la valeur, commune à tous les vaillants ; Ulysse, l’idée de la prudence commune à tous les sages.


§ II.


Corollaires relatifs aux tropes, aux métamorphoses poétiques et aux monstres des poètes.


1. Tous les premiers tropes sont autant de corollaires de cette logique poétique. Le plus brillant, et pour cela même le plus fréquent et le plus nécessaire, c’est la métaphore. Jamais elle n’est plus approuvée que lorsqu’elle prête du sentiment et de la passion aux choses insensibles, en vertu de cette métaphysique par laquelle les premiers poètes animèrent les corps sans vie, et les douèrent de tout ce qu’ils avaient eux-mêmes de sentiment et de passion ; si les premières fables furent ainsi créées, toute métaphore est l’abrégé d’une fable. — Ceci nous donne un moyen de juger du temps où les métaphores furent introduites dans les langues. Toutes les métaphores tirées par analogie des objets corporels pour signifier des abstractions, doivent dater de l’époque où le jour de la philosophie a commencé à luire ; ce qui le prouve, c’est qu’en toute langue les mots nécessaires aux arts de la civilisation, aux sciences les plus sublimes, ont des origines agrestes. Il est digne d’observation que, dans toutes les langues, la plus grande partie des expressions relatives aux choses inanimées sont tirées par métaphore du corps humain et de ses parties, ou des sentiments et passions humaines. Ainsi tête pour cime ou commencement, bouche pour toute ouverture, dents d’une charrue, d’un râteau, d’une scie, d’un peigne ; langue de terre, gorge d’une montagne, une poignée pour un petit nombre, bras d’un fleuve, cœur pour le milieu, veine d’une mine, entrailles de la terre, côte de la mer, chair d’un fruit ; le vent siffle, l’onde murmure, un corps gémit sous un grand poids. Les Latins disaient sitire agros, laborare fructus, luxuriari segetes ; et les Italiens disent andar in amore le piante, andar in pazzia le viti, lagrimare gli orni, et fronte, spalle, occhi, barbe, collo, gamba, piede, pianta, appliqués à des choses inanimées. On pourrait tirer d’innombrables exemples de toutes les langues. Nous avons dit dans les axiomes que l’homme ignorant se prenait lui-même pour règle de l’univers ; dans les exemples cités ci-dessus, il se fait de lui-même un univers entier. De même que la métaphysique de la raison nous enseigne que, par l’intelligence, l’homme devient tous les objets (homo intelligendo fit omnia), la métaphysique de l’imagination nous démontre ici que l’homme devient tous les objets faute d’intelligence (homo non intelligendo fit omnia) ; et peut-être le second axiome est-il plus vrai que le premier, puisque l’homme, dans l’exercice de l’intelligence, étend son esprit pour saisir les objets, et que, dans la privation de l’intelligence, il fait tous les objets de lui-même, et par cette transformation devient à lui seul toute la nature.

2. Dans une telle logique, résultant elle-même d’une telle métaphysique, les premiers poètes devaient tirer les noms des choses d’idées sensibles et plus particulières ; voilà les deux sources de la métonymie et de la synecdoque. En effet, la métonymie du nom de l’auteur pris pour celui de l’ouvrage, vint de ce que l’auteur était plus souvent nommé que l’ouvrage ; celle du sujet pris pour sa forme et ses accidents vint de l’incapacité d’abstraire du sujet les accidents et la forme. Celles de la cause pour l’effet sont autant de petites fables ; les hommes s’imaginèrent les causes comme des femmes qu’ils revêtaient de leurs effets : ainsi l’affreuse pauvreté, la triste vieillesse, la pâle mort.

3. La synecdoque fut employée ensuite, à mesure que l’on s’éleva des particularités aux généralités, ou que l’on réunit les parties pour composer leurs entiers. Le nom de mortel fut d’abord réservé aux hommes, seuls êtres dont la condition mortelle dut se faire remarquer. Le mot tête fut pris pour l’homme, dont elle est la partie la plus capable de frapper l’attention. Homme est une abstraction qui comprend génériquement le corps et toutes ses parties, l’intelligence et toutes les facultés intellectuelles, le cœur et toutes les habitudes morales. Il était naturel que, dans l’origine, tignum et culmen signifiassent au propre une poutre et de la paille ; plus tard, lorsque les cités s’embellirent, ces mots signifièrent tout l’édifice. De même le toit pour la maison entière, parce qu’aux premiers temps on se contentait d’un abri pour toute habitation. Ainsi puppis, la poupe, pour le vaisseau, parce que cette partie, la plus élevée du vaisseau, est la première qu’on voit du rivage ; et chez les modernes on a dit une voile pour un vaisseau ; mucro, la pointe, pour l’épée ; ce dernier mot est abstrait et comprend génériquement la pomme, la garde, le tranchant et la pointe ; ce que les hommes remarquèrent d’abord, ce fut la pointe qui les effrayait. On prit encore la matière pour l’ensemble de la matière et de la forme : par exemple, le fer pour l’épée ; c’est qu’on ne savait pas encore abstraire la forme de la matière. Cette figure, mêlée de métonymie et de synecdoque, tertia messis erat, c’était la troisième moisson, fut, sans aucun doute, employée d’abord naturellement et par nécessité ; il fallait plus de mille ans pour que le terme astronomique année put être inventé. Dans le pays de Florence on dit toujours, pour désigner un espace de dix ans, nous avons moissonné dix fois. — Ce vers, où se trouvent réunies une métonymie et deux synecdoques :

Post aliquot mea regna videns mirabor aristas,


n’accuse que trop l’impuissance d’expression qui caractérisa les premiers âges. Pour dire tant d’années, on disait tant d’épis, ce qui est encore plus particulier que moissons. L’expression n’indiquait que l’indigence des langues, et les grammairiens y ont cru voir l’effort de l’art.

4. L’ironie ne peut certainement prendre naissance que dans les temps où l’on réfléchit. En effet, elle consiste dans un mensonge réfléchi qui prend le masque de la vérité. Ici nous apparaît un grand principe qui confirme notre découverte de l’origine de la poésie ; c’est que les premiers hommes des nations païennes ayant eu la simplicité, l’ingénuité de l’enfance, les premières fables ne purent contenir rien de faux, et furent nécessairement, comme elles ont été définies, des récits véritables.

5. Par toutes ces raisons, il reste démontré que les tropes, qui se réduisent tous aux quatre espèces que nous avons nommées, ne sont point, comme on l’avait cru jusqu’ici, l’ingénieuse invention des écrivains, mais des formes nécessaires dont toutes les nations se sont servies dans leur âge poétique pour exprimer leurs pensées, et que ces expressions, à leur origine, ont été employées dans leur sens propre et naturel. Mais à mesure que l’esprit humain se développa, à mesure que l’on trouva les paroles qui signifient des formes abstraites, ou des genres comprenant leurs espèces, ou unissant les parties en leurs entiers, les expressions des premiers hommes devinrent des figures. Ainsi nous commençons à ébranler ces deux erreurs communes des grammairiens, qui regardent le langage des prosateurs comme propre, celui des poètes comme impropre, et qui croient que l’on parla d’abord en prose et ensuite en vers.

6. Les monstres, les métamorphoses poétiques furent le résultat nécessaire de cette incapacité d’abstraire la forme et les propriétés d’un sujet, caractère essentiel aux premiers hommes, comme nous l’avons prouvé dans les axiomes. Guidés par leur logique grossière, ils devaient mettre ensemble des sujets, lorsqu’ils voulaient mettre ensemble des formes, ou bien détruire un sujet pour séparer sa forme première de la forme opposée qui s’y trouvait jointe.

7. La distinction des idées fit les métamorphoses. Entre autres phrases héroïques qui nous ont été conservées dans la jurisprudence antique, les Romains nous ont laissé celle de fundum fieri pour auctorem fieri ; de même que le fonds de terre soutient et la couche superficielle qui le couvre, et ce qui s’y trouve semé, ou planté, ou bâti, de même l’approbateur soutient l’acte qui tomberait sans son approbation ; l’approbateur quitte le caractère d’un être qui se meut à sa volonté, pour prendre le caractère opposé d’une chose stable.


§ III.


Corollaires relatifs aux caractères poétiques employés comme signes du langage par les premières nations.


Le langage poétique fut encore employé longtemps dans l’âge historique, à peu près comme les fleuves larges et rapides qui s’étendent bien loin dans la mer et préservent, par leur impétuosité, la douceur naturelle de leurs eaux. Si on se rappelle deux axiomes (48. Il est naturel aux enfants de transporter l’idée et le nom des premières personnes, des premières choses qu’ils ont vues, à toutes les personnes, à toutes les choses qui ont avec elles quelque ressemblance, quelque rapport. — 49. Les Égyptiens attribuaient à Hermès Trismégiste toutes les découvertes utiles ou nécessaires à la vie humaine), on sentira que la langue poétique peut nous fournir, relativement à ces caractères qu’elle employait, la matière de grandes et importantes découvertes dans les choses de l’antiquité.

1. Solon fut un sage, mais de sagesse vulgaire et non de sagesse savante (riposta). On peut conjecturer qu’il fut chef du parti du peuple, lorsque Athènes était gouverné par l’aristocratie, et que ce conseil fameux qu’il donnait à ses concitoyens (Connaissez-vous vous-mêmes), avait un sens politique plutôt que moral, et était destiné à leur rappeler l’égalité de leurs droits. Peut-être même Solon n’est-il que le peuple d’Athènes considéré comme reconnaissant ses droits, comme fondant la démocratie. Les Égyptiens avaient rapporté à Hermès toutes les découvertes utiles ; les Athéniens rapportèrent à Solon toutes les institutions démocratiques. — De même, Dracon n’est que l’emblème de la sévérité du gouvernement aristocratique qui avait précédé[2].

2. Ainsi durent être attribués à Romulus toutes les lois relatives à la division des ordres ; à Numa tous les règlements qui concernaient les choses saintes et les cérémonies sacrées ; à Tullus-Hostilius toutes les lois et ordonnances militaires ; à Servius-Tullius le cens, base de toute démocratie[3], et beaucoup d’autres lois, favorables à la liberté populaire ; à Tarquin l’Ancien, tous les signes et emblèmes qui, aux temps les plus brillants de Rome, contribuèrent à la majesté de l’Empire.

3. Ainsi durent être attribuées aux décemvirs, et ajoutées aux Douze Tables un grand nombre de lois que nous prouverons n’avoir été faites qu’à une époque postérieure. Je n’en veux pour exemple que la défense d’imiter le luxe des Grecs dans les funérailles. Défendre l’abus avant qu’il se fût introduit, c’eût été le faire connaître, et comme l’enseigner. Or, il ne put s’introduire à Rome qu’après les guerres contre Tarente et Pyrrhus, dans lesquelles les Romains commencèrent à se mêler aux Grecs. Cicéron observe que la loi est exprimée en latin, dans les mêmes termes où elle fut conçue à Athènes.

4. Cette découverte des caractères poétiques nous prouve qu’Ésope doit être placé dans l’ordre chronologique bien avant les sept sages de la Grèce. Les sept sages furent admirés pour avoir commencé à donner des préceptes de morale et de politique en forme de maximes, comme le fameux Connaissez-vous vous-même ; mais, auparavant, Ésope avait donné de tels préceptes en forme de comparaisons et d’exemples, exemples dont les poètes avaient emprunté le langage à une époque plus reculée encore. En effet, dans l’ordre des idées humaines, on observe les choses semblables pour les employer d’abord comme signes, ensuite comme preuves. On prouve d’abord par l’exemple, auquel une chose semblable suffit, et finalement par l’induction, pour laquelle il en faut plusieurs. Socrate, père de toutes les sectes philosophiques, introduisit la dialectique par l’induction, et Aristote la compléta avec le syllogisme, qui ne peut prouver qu’au moyen d’une idée générale. Mais pour les esprits peu étendus encore, il suffit de leur présenter une ressemblance pour les persuader : Ménénius Agrippa n’eut besoin, pour ramener le peuple romain à l’obéissance, que de lui conter une fable dans le genre de celles d’Ésope.

Le petit peuple des cités héroïques se nourrissait de ces préceptes politiques dictés par la raison naturelle : Ésope est le caractère poétique des plébéiens considérés sous cet aspect. On lui attribua beaucoup de fables morales, et il devint le premier moraliste, de la même manière que Solon était devenu le législateur de la république d’Athènes. Comme Ésope avait donné ses préceptes en forme de fables, on le plaça avant Solon, qui avait donné les siens en forme de maximes. De telles fables durent être écrites d’abord en vers héroïques, comme plus tard, selon la tradition, elles le furent en vers iambiques, et enfin en prose, dernière forme sous laquelle elles nous sont parvenues. En effet, les vers iambiques furent pour les Grecs un langage intermédiaire entre celui des vers héroïques et celui de la prose.

5. De cette manière, on rapporta aux auteurs de la sagesse vulgaire les découvertes de la sagesse philosophique. Les Zoroastre en Orient, les Trismégiste en Égypte, les Orphée en Grèce, en Italie les Pythagore, devinrent, dans l’opinion, des philosophes, de législateurs qu’ils avaient été. En Chine Confucius a subi la même métamorphose.


§ IV.


Corollaires relatifs à l’origine des langues et des lettres, laquelle doit nous donner celle des hiéroglyphes, des lois, des noms, des armoiries, des médailles, des monnaies.


Après avoir examiné la théologie des poètes ou métaphysique poétique, nous avons traversé la logique poétique qui en résulte, et nous arrivons à la recherche de l’origine des langues et des lettres. Il y a autant d’opinions sur ce sujet difficile qu’on peut compter de savants qui en ont traité. La difficulté vient d’une erreur dans laquelle ils sont tous tombés : ils ont regardé comme choses distinctes, l’origine des langues et celles des lettres, que la nature a unies. Pour être frappé de cette union, il suffisait de remarquer l’étymologie commune de grammatikè, grammaire, et de grammata, lettres, caractères (grafô, écrire) ; de sorte que la grammaire, qu’on définit l’art de parler, devrait être définie l’art d’écrire, comme l’appelle Aristote. — D’un autre côté, caractères signifie idées, formes, modèles ; et certainement les caractères poétiques précédèrent ceux de sons articulés. Josèphe soutient, contre Appion, qu’au temps d’Homère les lettres vulgaires n’étaient pas encore inventées. — Enfin, si les lettres avaient été dans l’origine des figures de sons articulés et non des signes arbitraires[4], elles devraient être uniformes chez toutes les nations, comme les sons articulés. Ceux qui désespéraient de trouver cette origine, devaient toujours ignorer que les premières nations ont pensé au moyen des symboles ou caractères poétiques, ont parlé en employant pour signes les fables, ont écrit en hiéroglyphes, principes certains qui doivent guider la philosophie dans l’étude des idées humaines, comme la philologie dans l’étude des paroles humaines.

Avant de rechercher l’origine des langues et des lettres, les philosophes et les philologues devaient se représenter les premiers hommes du paganisme comme concevant les objets par l’idée que leur imagination en personnifiait, et comme s’exprimant, faute d’un autre langage, par des gestes ou par des signes matériels qui avaient des rapports naturels avec les idées[5].

En tête de ce que nous avons à dire à ce sujet, nous plaçons la tradition égyptienne, selon laquelle trois langues se sont parlées, correspondant, pour l’ordre comme pour le nombre, aux trois âges écoulés depuis le commencement du monde, âge des dieux, des héros et des hommes. La première langue avait été la langue hiéroglyphique, ou sacrée, ou divine ; la seconde symbolique, c’est-à-dire employant pour caractères les signes ou emblèmes héroïques ; la troisième épistolaire, propre à faire communiquer entre elles les personnes éloignées, pour les besoins présents de la vie. — On trouve dans l’Iliade deux passages précieux qui nous prouvent que les Grecs partagèrent cette opinion des Égyptiens. Nestor, dit Homère, vécut trois âges d’hommes parlant diverses langues. Nestor a dû être un symbole de la chronologie, déterminée par les trois langues qui correspondaient aux trois âges des Égyptiens. Cette phrase proverbiale, vivre les années de Nestor, signifiait : vivre autant que le monde. Dans l’autre passage, Énée raconte à Achille que des hommes parlant diverses langues commencèrent à habiter Ilion depuis le temps où Troie fut rapprochée des rivages de la mer, et où Pergame en devint la citadelle. — Plaçons à côté de ces deux passages la tradition égyptienne d’après laquelle Thot ou Hermès aurait trouvé les lois et les lettres.

À l’appui de ces vérités nous présenterons les suivantes : chez les Grecs, le mot nom signifia la même chose que caractère[6], et par analogie, les Pères de l’Église traitent indifféremment de divinis caracteribus et de divinis nominibus. Nomen et definitio signifient la même chose, puisqu’on termes de rhétorique on dit quæstio nominis pour celle qui cherche la définition du fait, et qu’en médecine la partie qu’on appelle nomenclature est celle qui définit la nature des maladies. — Chez les Romains, nomina désigna d’abord, et dans son sens propre, les maisons partagées en plusieurs familles. Les Grecs prirent d’abord ce mot dans le même sens, comme le prouvent les noms patronymiques, les noms des pères, dont les poètes, et surtout Homère, font un usage si fréquent. De même, les patriciens de Rome sont définis dans Tite-Live de la manière suivante, qui possunt nomine ciere patrem. Ces noms patronymiques se perdirent ensuite dans la Grèce, lorsqu’elle eut partout des gouvernements démocratiques ; mais à Sparte, république aristocratique, ils furent conservés par les Héraclides. — Dans la langue de la jurisprudence romaine, nomen signifie droit ; et en grec, nomos, qui en est à peu près l’homonyme, a le sens de loi. De nomos, vient nomisma, monnaie, comme le remarque Aristote ; et les étymologistes veulent que les Latins aient aussi tiré de nomos leur nummus. Chez les Français, du mot loi vient aloi, titre de la monnaie. Enfin au moyen âge, la loi ecclésiastique fut appelée canon, terme par lequel on désignait aussi la redevance emphytéotique payée par l’emphytéote… Les Latins furent peut-être conduits par une idée analogue à désigner par un même mot jus, le droit, et l’offrande ordinaire que l’on faisait à Jupiter (les parties grasses des victimes). De l’ancien nom de ce dieu Jous, dérivèrent les génitifs Jovis et juris. — Les Latins appelaient les terres prædia, parce que, ainsi que nous le ferons voir, les premières terres cultivées furent les premières prædæ du monde. C’est à ces terres que le mot domare, dompter, fut appliqué d’abord. Dans l’ancien droit romain on les disait manucaptæ, d’où est resté manceps, celui qui est obligé sur immeuble envers le trésor. On continua de dire dans les lois romaines jura prædiorum, pour désigner les servitudes qu’on appelle réelles, et qui sont attachées à des immeubles. Ces terres manucaptæ furent sans doute appelées d’abord mancipia, et c’est certainement dans ce sens qu’on doit entendre l’article de la loi des Douze Tables, qui nexum faciet mancipiumque. Les Italiens considérèrent la chose sous le même aspect que les anciens Latins, lorsqu’ils appelèrent les terres poderi, de podere, puissance ; c’est qu’elles étaient acquises par la force ; ce qui est encore prouvé par l’expression du moyen âge, presas terrarum, pour dire les champs avec leurs limites. Les Espagnols appellent prendas les entreprises courageuses ; les Italiens disent imprese pour armoiries, et termini pour paroles, expression qui est restée dans la scolastique. Ils appellent encore les armoiries insigne, d’où leur vient le verbe insignare. De même Homère, au temps duquel on ne connaissait pas encore les lettres alphabétiques, nous apprend que la lettre de Pretus contre Bellérophon fut écrite en signes, sèmata.

Pour compléter tout ceci, nous ajouterons trois vérités incontestables : 1o dès qu’il est démontré que les premières nations païennes furent muettes dans leurs commencements, on doit admettre qu’elles s’expliquèrent par des gestes ou des signes matériels, qui avaient un rapport naturel avec les idées ; 2o elles durent assurer par des signes les limites de leurs champs, et conserver des monuments durables de leurs droits ; 3o toutes employèrent la monnaie. — Toutes les vérités que nous venons d’énoncer nous donnent l’origine des langues et des lettres, dans laquelle se trouve comprise celle des hiéroglyphes, des lois, des noms, des armoiries, des médailles, des monnaies, et en général, de la langue que parla, de l’écriture qu’employa, dans son origine, le droit naturel des gens[7].

Pour établir ces principes sur une base plus solide encore, nous devons attaquer l’opinion selon laquelle les hiéroglyphes auraient été inventés par les philosophes, pour y cacher les mystères d’une sagesse profonde, comme on l’a cru des Égyptiens. Ce fut pour toutes les premières nations une nécessité naturelle de s’exprimer en hiéroglyphes. À ceux des Égyptiens et des Éthiopiens nous croyons pouvoir joindre les caractères magiques des Chaldéens ; les cinq présents, les cinq paroles matérielles que le roi des Scythes envoya à Darius fils d’Hystaspe ; les pavots que Tarquin le Superbe abattit avec sa baguette devant le messager de son fils ; les rébus de Picardie employés, au moyen âge, dans le nord de la France. Enfin les anciens Écossais (selon Boëce), les Mexicains et autres peuples indigènes de l’Amérique écrivaient en hiéroglyphes, comme les Chinois le font encore aujourd’hui.

1. Après avoir détruit cette grave erreur, nous reviendrons aux trois langues distinguées par les Égyptiens ; et pour parler d’abord de la première, nous remarquerons qu’Homère, dans cinq passages, fait mention d’une langue plus ancienne que la sienne, qui est l’héroïque ; il l’appelle langue des dieux. D’abord dans l’Iliade : Les dieux, dit-il, appellent ce géant Briarée, les hommes Égéon ; plus loin, en parlant d’un oiseau, son nom est Chalcis chez les dieux, Cymindis chez les hommes ; et au sujet du fleuve de Troie, les dieux l’appellent Xanthe, et les hommes Scamandre. Dans l’Odyssée, il y a deux passages analogues : Ce que les hommes appellent Charybde et Scylla, les dieux l’appellent les Rochers errants ; l’herbe qui doit prémunir Ulysse contre les enchantements de Circé est inconnue aux hommes, les dieux l’appellent moly.

Chez les Latins, Varron s’occupa de la langue divine ; et les trente mille dieux dont il rassembla les noms, devaient former un riche vocabulaire[8], au moyen duquel les nations du Latium pouvaient exprimer les besoins de la vie humaine, sans doute peu nombreux dans ces temps de simplicité, où l’on ne connaissait que le nécessaire. Les Grecs comptaient aussi trente mille dieux, et divinisaient les pierres, les fontaines, les ruisseaux, les plantes, les rochers, de même que les sauvages de l’Amérique déifient tout ce qui s’élève au-dessus de leur faible capacité. Les fables divines des Latins et des Grecs durent être pour eux les premiers hiéroglyphes, les caractères sacrés de cette langue divine dont parlent les Égyptiens.

2. La seconde langue, qui répond à l’âge des héros, se parla par symboles, au rapport des Égyptiens. À ces symboles peuvent être rapportés les signes héroïques avec lesquels écrivaient les héros, et qu’Homère appelle sèmata. Conséquemment, ces symboles durent être des métaphores, des images, des similitudes ou comparaisons, qui, ayant passé depuis dans la langue articulée, font toute la richesse du style poétique.

Homère est indubitablement le premier auteur de la langue grecque ; et puisque nous tenons des Grecs tout ce que nous connaissons de l’antiquité païenne, il se trouve aussi le premier auteur que puisse citer le paganisme. Si nous passons aux Latins, les premiers monuments de leur langue sont les fragments des vers saliens. Le premier écrivain latin dont on fasse mention est le poète Livius Andronicus. Lorsque l’Europe fut retombée dans la barbarie, et qu’il se forma deux nouvelles langues, la première, que parlèrent les Espagnols, fut la langue romane (di romanzo), langue de la poésie héroïque, puisque les romanciers furent les poètes héroïques du moyen âge. En France, le premier qui écrivit en langue vulgaire fut Arnauld Daniel Pacca, le plus ancien de tous les poètes provençaux ; il florissait au onzième siècle. Enfin l’Italie eut ses premiers écrivains dans les rimeurs de Florence et de la Sicile.

3o Le langage épistolaire (ou alphabétique) que l’on est convenu d’employer comme moyen de communication entre les personnes éloignées, dut être parlé originairement chez les Égyptiens, par les classes inférieures d’un peuple qui dominait en Égypte, probablement celui de Thèbes, dont le roi, Rhamsés, étendit son empire sur toute cette grande nation. En effet, chez les Égyptiens, cette langue correspondait à l’âge des hommes ; et ce nom d’hommes désigne les classes inférieures chez les peuples héroïques (particulièrement au moyen âge, où homme devient synonyme de vassal), par opposition aux héros. Elle dut être adoptée par une convention libre ; car c’est une règle éternelle que le langage et l’écriture vulgaires sont un droit des peuples. L’empereur Claude ne put faire recevoir par les Romains trois lettres qu’il avait inventées, et qui manquaient à leur alphabet. Les lettres inventées par le Trissin n’ont pas été reçues dans la langue italienne, quelque nécessaires qu’elles fussent.

La langue épistolaire ou vulgaire des Égyptiens dut s’écrire avec des lettres également vulgaires. Celles de l’Égypte ressemblaient à l’alphabet vulgaire des Phéniciens, qui, dans leurs voyages de commerce, l’avaient sans doute porté en Égypte. Ces caractères n’étaient autre chose que les caractères mathématiques et les figures géométriques, que les Phéniciens avaient eux-mêmes reçus des Chaldéens, les premiers mathématiciens du monde. Les Phéniciens les transmirent ensuite aux Grecs, et ceux-ci, avec la supériorité de génie qu’ils ont eue sur toutes les nations, employèrent ces formes géométriques comme formes des sons articulés, et en tirèrent leur alphabet vulgaire, adopté ensuite par les Latins[9]. On ne peut croire que les Grecs aient tiré des Hébreux ou des Égyptiens la connaissance des lettres vulgaires.


Les philologues ont adopté sur parole l’opinion que la signification des langues vulgaires est arbitraire. Leurs origines ayant été naturelles, leur signification dut être fondée en nature. On peut l’observer dans la langue vulgaire des Latins, qui a conservé plus de traces que la grecque de son origine héroïque, et qui lui est aussi supérieure pour la force qu’inférieure pour la délicatesse. Presque tous les mots y sont des métaphores tirées des objets naturels, d’après leurs propriétés ou leurs effets sensibles. En général, la métaphore fait le fond des langues. Mais les grammairiens, s’épuisant en paroles qui ne donnent que des idées confuses, ignorant les origines des mots qui, dans le principe, ne purent être que claires et distinctes, ont rassuré leur ignorance en décidant d’une manière générale et absolue que les voix humaines articulées avaient une signification arbitraire. Ils ont placé dans leurs rangs Aristote, Galien et d’autres philosophes, et les ont armés contre Platon et Jamblique.

Il reste cependant une difficulté. Pourquoi y a-t-il autant de langues vulgaires qu’il existe de peuples ? Pour résoudre ce problème, établissons d’abord une grande vérité : par un effet de la diversité des climats, les peuples ont diverses natures. Cette variété de natures leur a fait voir sous différents aspects les choses utiles ou nécessaires à la vie humaine, et a produit la diversité des usages, dont celle des langues est résultée. C’est ce que les proverbes prouvent jusqu’à l’évidence. Ce sont des maximes pour l’usage de la vie, dont le sens est le même, mais dont l’expression varie sous autant de rapports divers qu’il y a eu et qu’il y a encore de nations[10].

D’après ces considérations, nous avons médité un vocabulaire mental dont le but serait à d’expliquer toutes les langues, en ramenant la multiplicité de leurs expressions à certaines unités d’idées, dont les peuples ont conservé le fond en leur donnant des formes variées, en les modifiant diversement. Nous faisons dans cet ouvrage un usage continuel de ce vocabulaire. C’est, avec une méthode différente, le même sujet qu’a traité Thomas Hayme dans ses dissertations de linguarum cognatione et de linguis in genere, et variarum linguarum harmonia.

De tout ce qui précède, nous tirerons le corollaire suivant : plus les langues sont riches en locutions héroïques abrégées par les locutions vulgaires, plus elles sont belles ; et elles tirent cette beauté de la clarté avec laquelle elles laissent voir leur origine : ce qui constitue, si je puis le dire, leur véracité, leur fidélité. Au contraire, plus elles présentent un grand nombre de mots dont l’origine est cachée, moins elles sont agréables, à cause de leur obscurité, de leur confusion, et des erreurs auxquelles elle peut donner lieu. C’est ce qui doit arriver dans les langues formées d’un mélange de plusieurs idiomes barbares, qui n’ont point laissé de traces de leurs origines, ni des changements que les mots ont subis dans leur signification.


Maintenant pour comprendre la formation de ces trois sortes de langues et d’alphabets, nous établirons le principe suivant : les dieux, les héros et les hommes commencèrent dans le même temps. Ceux qui imaginèrent les dieux étaient des hommes, et croyaient leur nature héroïque mêlée de la divine et de l’humaine. Les trois espèces de langues et d’écritures furent aussi contemporaines dans leur origine, mais avec trois différences capitales : la langue divine fut très peu articulée, et presque entièrement muette ; la langue des héros, muette et articulée par un mélange égal, et composée par conséquent de paroles vulgaires et de caractères héroïques, avec lesquels écrivaient les héros (sèmata dans Homère) ; la langue des hommes n’eut presque rien de muet, et fut à peu près entièrement articulée. Point de langue vulgaire qui ait autant d’expressions que de choses à exprimer. — Une conséquence nécessaire de tout ceci, c’est que, dans l’origine, la langue héroïque fut extrêmement confuse, cause essentielle de l’obscurité des fables.


La langue articulée commença par l’onomatopée, au moyen de laquelle nous voyons toujours les enfants se faire très bien entendre. Les premières paroles humaines furent ensuite les interjections, ces mots qui échappent dans le premier mouvement des passions violentes, et qui dans toutes les langues sont monosyllabiques. Puis vinrent les pronoms. L’interjection soulage la passion de celui à qui elle échappe, et elle échappe lors même qu’on est seul ; mais les pronoms nous servent à communiquer aux autres nos idées et les choses dont les noms propres sont inconnus ou à nous ou à ceux qui nous écoutent. La plupart des pronoms sont des monosyllabes dans presque toutes les langues. On inventa alors les particules, dont les prépositions, également monosyllabiques, sont une espèce nombreuse. Peu à peu se formèrent les noms, presque tous monosyllabiques dans l’origine. On le voit dans l’allemand, qui est une langue mère, parce que l’Allemagne n’a jamais été occupée par des conquérants étrangers. Dans cette langue, toutes les racines sont des monosyllabes.

Le nom dut précéder le verbe, car le discours n’a point de sens s’il n’est régi par un nom, exprimé ou sous-entendu. En dernier lieu se formèrent les verbes. Nous pouvons observer, en effet, que les enfants disent des noms, des particules, mais point de verbes : c’est que les noms éveillent des idées qui laissent des traces durables ; il en est de même des particules qui signifient des modifications. Mais les verbes signifient des mouvements accompagnés des idées d’antériorité et de postériorité, et ces idées ne s’apprécient que par le point indivisible du présent, si difficile à comprendre, même pour les philosophes. J’appuierai ceci d’une observation physique. Il existe ici un homme qui, à la suite d’une violente attaque d’apoplexie, se souvenait bien des noms, mais avait entièrement oublié les verbes. — Les verbes qui sont des genres à l’égard de tous les autres, tels que sum, qui indique l’existence, verbe auquel se rapportent toutes les essences, c’est-à-dire tous les objets de la métaphysique ; sto, eo, qui expriment le repos et le mouvement, auxquels se rapportent toutes les choses physiques ; do, dico, facio, auxquels se rapportent toutes les choses d’action, relatives, soit à la morale, soit aux intérêts de la famille ou de la société ; ces verbes, dis-je, sont tous des monosyllabes à l’impératif, es, sta, i, da, dic, fac ; et c’est par l’impératif qu’ils ont dû commencer.

Cette génération du langage est conforme aux lois de la nature en général, d’après lesquelles les éléments, dont toutes les choses se composent et où elles vont se résoudre, sont indivisibles : elle est conforme aux lois de la nature humaine en particulier, en vertu de cet axiome : Les enfants qui, dès leur naissance, se trouvent environnés de tant de moyens d’apprendre les langues, et dont les organes sont si flexibles, commencent par prononcer des monosyllabes. À plus forte raison doit-on croire qu’il en a été ainsi chez ces premiers hommes dont les organes étaient très durs, et qui n’avaient encore entendu aucune voix humaine. — Elle nous donne, en outre, l’ordre dans lequel furent trouvées les parties du discours, et conséquemment les causes naturelles de la syntaxe. Ce système semble plus raisonnable que celui qu’ont suivi Jules Scaliger et François Sanctius, relativement à la langue latine : ils raisonnent d’après les principes d’Aristote, comme si les peuples qui trouvèrent les langues avaient dû préalablement aller aux écoles des philosophes.


§ V.


Corollaires relatifs à l’origine de l’élocution poétique, des épisodes du tour, du nombre, du chant et du vers.


Ainsi se forma la langue poétique, composée d’abord de symboles ou caractères divins et héroïques, qui furent ensuite exprimés en locutions vulgaires, et finalement écrits en caractères vulgaires. Elle naquit de l’indigence du langage, et de la nécessité de s’exprimer, ce qui se démontre par les ornements mêmes dont se pare la poésie ; je veux dire les images, les hypotyposes, les comparaisons, les métaphores, les périphrases, les tours qui expriment les choses par leurs propriétés naturelles, les descriptions qui les peignent par les détails ou par les effets les plus frappants, ou enfin par des accessoires emphatiques et même oiseux.

Les épisodes sont nés dans les premiers âges de la grossièreté des esprits, incapables de distinguer et d’écarter les choses qui ne vont pas au but. La même cause fait qu’on observe toujours les mêmes effets dans les idiots, et surtout dans les femmes.

Les tours naquirent de la difficulté de compléter la phrase par son verbe. Nous avons vu que le verbe fut trouvé plus tard que les autres parties du discours. Aussi les Grecs, nation ingénieuse, employèrent moins de tours que les Latins, les Latins moins que les Allemands.

Le nombre ne fut introduit que tard dans la prose. Les premiers qui l’employèrent furent, chez les Grecs, Gorgias de Léontium, et chez les Latins, Cicéron. Avant eux, c’est Cicéron lui-même qui le rapporte, on ne savait rendre le discours nombreux qu’en y mêlant certaines mesures poétiques. Il nous sera très utile d’avoir établi ceci, lorsque nous traiterons de l’origine du chant et du vers.

Tout ce que nous venons de dire semble prouver que, par une loi nécessaire de notre nature, le langage poétique a précédé celui de la prose. Par suite de la même loi, les fables, universaux de l’imagination, durent naître avant ceux du raisonnement et de la philosophie. Ces derniers ne purent être créés qu’au moyen de la prose. En effet, les poètes ayant d’abord formé le langage poétique par l’association des idées particulières, comme on l’a démontré, les peuples formèrent ensuite la langue de la prose, en ramenant à un seul mot, comme les espèces au genre, les parties qu’avait mises ensemble le langage poétique. Ainsi cette phrase poétique usitée chez toutes les nations, le sang me bout dans le cœur, fut exprimée par un seul mot, stomaxos, ira, colère. Les hiéroglyphes et les lettres alphabétiques furent aussi comme autant de genres auxquels on ramena la variété infinie des sons articulés. Cette méthode abrégée, appliquée aux mots et aux lettres, donna plus d’activité aux esprits et les rendit capables d’abstraire ; ensuite purent venir les philosophes, qui, préparés par cette classification vulgaire des mots et des lettres, travaillèrent à celle des idées et formèrent les genres intelligibles. Ne conviendra-t-on pas maintenant que, pour trouver l’origine des lettres, il fallait chercher en même temps celle des langues ?

Quant au chant et au vers, nous avons dit dans nos axiomes que, supposé que les hommes aient été d’abord muets, ils commencèrent par prononcer les voyelles en chantant, comme font les muets ; puis ils durent, comme les bègues, articuler aussi les consonnes en chantant[11]. Ces premiers hommes ne devaient s’essayer à parler que lorsqu’ils éprouvaient des passions très violentes. Or, de telles passions s’expriment par un ton de voix très élevé, qui multiplie les diphtongues et devient une sorte de chant. Ce premier chant vint naturellement de la difficulté de prononcer, laquelle se démontre par la cause et par l’effet. Par la cause : les premiers hommes avaient une grande dureté dans l’organe de la voix, et d’ailleurs bien peu de mots pour l’exercer[12]. Par l’effet : il y a dans la poésie italienne un grand nombre de retranchements ; dans les origines de la langue latine, on trouve aussi beaucoup de mots qui durent être syncopés, puis étendus avec le temps. Le contraire arriva pour les répétitions de syllabes. Lorsque les bègues tombent sur une syllabe qui leur est facile à prononcer, ils s’y arrêtent avec une sorte de chant, comme pour compenser celles qu’ils prononcent difficilement. J’ai connu un excellent musicien qui avait ce défaut de prononciation ; lorsqu’il se trouvait arrêté, il se mettait à chanter d’une manière fort agréable, et parvenait ainsi à articuler. Les Arabes commencent presque tous les mots par al, et l’on dit que les Huns furent ainsi appelés parce qu’ils commençaient tous les mots par hun. Ce qui prouve encore que les langues furent d’abord un chant, c’est ce que nous avons dit, qu’avant Gorgias et Cicéron les prosateurs grecs et latins employaient des nombres poétiques ; au moyen âge, les Pères de l’Église latine en firent autant, et leur prose semble faite pour être chantée.

Le premier genre de vers dut être approprié à la langue, à l’âge des héros : tel fut le vers héroïque, le plus noble de tous. C’était l’expression des émotions les plus vives de la terreur ou de la joie. La poésie héroïque ne peint que les passions les plus violentes. Si le vers héroïque fut d’abord spondaïque, on ne peut l’attribuer, comme le fait la tradition vulgaire, à l’effroi inspiré par le serpent Python ; l’effroi précipite les idées et les paroles, plutôt qu’il ne les ralentit. En latin, sollicitus et festinans expriment la frayeur. La lenteur des esprits, la difficulté du langage, voilà ce qui dut rendre ce vers spondaïque ; et il a conservé quelque chose de ce caractère, en exigeant invariablement un spondée à son dernier pied. Plus tard, les esprits et les langues ayant plus de facilité, le dactyle entra dans la poésie ; un nouveau progrès détermina l’emploi de l’iambe, pes citus, comme dit Horace. Enfin l’intelligence et la prononciation ayant acquis une grande rapidité, on commença de parler en prose, ce qui était une sorte de généralisation. Le vers iambique se rapproche tellement de la prose, qu’il échappait souvent aux prosateurs. Ainsi le chant uni aux vers devint de plus en plus rapide, en suivant exactement le progrès du langage et des idées. — Ces vérités philosophiques sont appuyées par la tradition suivante. L’histoire ne nous présente rien de plus ancien que les oracles et les sibylles ; l’antiquité de ces dernières a passé en proverbe. Nous trouvons partout des Sibylles chez les plus anciennes nations : or, on assure qu’elles chantaient leurs réponses en vers héroïques, et partout les oracles répondaient en vers de cette mesure. Ce vers fut appelé par les Grecs pythien, de leur fameux oracle d’Apollon Pythien. Les Latins l’appelèrent vers saturnien, comme l’atteste Festus. Ce vers dut être inventé en Italie dans l’âge de Saturne, qui répond à l’âge d’or des Grecs. Ennius, cité par le même Festus, nous apprend que les faunes de l’Italie rendaient en cette forme de vers leurs oracles, fata. Puis le nom de vers saturnien passa aux vers iambiques de six pieds, peut-être parce que ces derniers vers furent employés naturellement dans le langage, comme auparavant les vers saturniens-héroïques. — Les savants modernes sont aujourd’hui divisés sur la question de savoir si la poésie hébraïque a une mesure, ou simplement une sorte de rythme ; mais Josèphe, Philon, Origène et Eusèbe tiennent pour la première opinion ; et ce qui la favorise principalement, c’est que, selon saint Jérôme, le livre de Job, plus ancien que ceux de Moïse, serait écrit en vers héroïques depuis la fin du second chapitre jusqu’au commencement du quarante-deuxième. — Si nous croyons l’auteur anonyme de l’Incertitude des sciences, les Arabes ne connaissaient point l’écriture, et toutefois ils conservèrent leur ancienne langue, en retenant leurs poèmes nationaux jusqu’au temps où ils inondèrent les provinces orientales de l’empire grec.

Les Égyptiens écrivaient leurs épitaphes en vers et sur des colonnes appelées siringi, de sir, chant ou chanson. Du même mot vient sans doute le nom des Sirènes, êtres mythologiques célèbres par leur chant. Ce qui est plus certain, c’est que les fondateurs de la civilisation grecque furent les poètes théologiens, lesquels furent aussi héros et chantèrent en vers héroïques. Nous avons vu que les premiers auteurs de la langue latine furent les poètes sacrés appelés saliens ; il nous reste des fragments de leurs vers, qui ont quelque chose du vers héroïque, et qui sont les plus anciens monuments de la langue latine. À Rome, les triomphateurs laissèrent des inscriptions qui ont une apparence de vers héroïques, telles que celles de Lucius Emilius Regillus :

Duello magno dirimendo, regibus subjugandis ;


et celle d’Acilius Glabrion :

Fudit, fugat, prosternit maximas legiones.

Si on examine bien les fragments de la loi des Douze Tables, on trouvera que la plupart des articles se terminent par un vers adonique, c’est-à-dire par une fin de vers héroïque ; c’est ce que Cicéron imita dans ses Lois, qui commencent ainsi :

Deos caste adeunto.
Pietatem adhibento.

De là vint, chez les Romains, l’usage mentionné par le même Cicéron. Les enfants chantaient la loi des Douze Tables, tanquam necessarium carmen. Ceux des Crétois chantaient de même la loi de leur pays, au rapport d’Élien. — À ces observations joignez plusieurs traditions vulgaires. Les lois des Égyptiens furent les poèmes de la déesse Isis (Platon). Lycurgue et Dracon donnèrent leurs lois en vers aux Spartiates et aux Athéniens (Plutarque et Suidas). Enfin Jupiter dicta en vers les lois de Minos (Maxime de Tyr).

Maintenant revenons des lois à l’histoire. Tacite rapporte dans les Mœurs des Germains, que ce peuple conservait en vers les souvenirs des premiers âges ; et, dans sa note sur ce passage, Juste-Lipse dit la même chose des Américains. L’exemple de ces deux nations, dont la première ne fut connue que très tard des Romains, et dont la seconde a été découverte par les Européens il y a seulement deux siècles, nous donne lieu de conjecturer qu’il en a été de même de toutes les nations barbares, anciennes et modernes. La chose est hors de doute pour les anciens Perses et pour les Chinois. Au rapport de Festus, les guerres puniques furent écrites par Nævius en vers héroïques, avant de l’être par Ennius ; et Livius Andronicus, le premier écrivain latin, avait écrit dans un poème héroïque appelé la Romanide, les annales des anciens Romains. Au moyen âge, les historiens latins furent des poètes historiques, comme Gunterus, Guillaume de Pouille et autres. Nous avons vu que les premiers écrivains dans les nouvelles langues de l’Europe avaient été des versificateurs. Dans la Silésie, province où il n’y a guère que des paysans, ils apportent en naissant le don de la poésie. En général, l’allemand conserve ses origines héroïques, et voilà pourquoi on traduit si heureusement en allemand les mots composés du grec, surtout ceux du langage poétique. Adam Rochemberg l’a remarqué, mais sans en comprendre la cause. Bernegger a fait de toutes ces expressions un catalogue, enrichi ensuite par Georges Christophe Peischer, dans son Index de græcæ et germanicæ linguæ analogia. La langue latine a aussi laissé des exemples nombreux de ces compositions formées de mots entiers ; et les poètes, en continuant à se servir de ces mots composés, n’ont fait qu’user de leur droit. Cette facilité de composition dut être une propriété commune à toutes les langues primitives. Elles se créèrent d’abord des noms, ensuite des verbes, et lorsque les verbes leur manquèrent, elles unirent les noms eux-mêmes. Voilà les principes de tout ce qu’a écrit Morhof dans ses recherches sur la langue et la poésie allemandes[13].

Nous croyons avoir victorieusement réfuté l’erreur commune des grammairiens qui prétendent que la prose précéda les vers, et avoir montré dans l’origine de la poésie, telle que nous l’avons découverte, l’origine des langues et celle des lettres.


§ VI.


Corollaires relatifs à la logique des esprits cultivés.


1. D’après tout ce que nous venons d’établir en vertu de cette logique poétique, relativement à l’origine des langues, nous reconnaissons que c’est avec raison que les premiers auteurs du langage furent réputés sages dans tous les âges suivants, puisqu’ils donnèrent aux choses des noms conformes à leur nature, et remarquables par la propriété. Aussi nous avons vu que, chez les Grecs et les Latins, nom et nature signifièrent souvent la même chose.

2. La topique commença avec la critique. La topique est l’art qui conduit l’esprit dans sa première opération, qui lui enseigne les aspects divers (les lieux, topoi) que nous devons épuiser, en les observant successivement, pour connaître dans son entier l’objet que nous examinons. Les fondateurs de la civilisation humaine se livrèrent à une topique sensible, dans laquelle ils unissaient les propriétés, les qualités ou rapports des individus ou des espèces, et les employaient tout concrets à former leur genres poétiques ; de sorte qu’on peut dire avec vérité que le premier âge du monde s’occupa de la première opération de l’esprit.

Ce fut dans l’intérêt du genre humain que la Providence fit naître la topique avant la critique. Il est naturel de connaître d’abord les choses, et ensuite de les juger. La topique rend les esprits inventifs, comme la critique les rend exacts. Or, dans les premiers temps les hommes avaient à trouver, à inventer toutes les choses nécessaires à la vie. En effet, quiconque y réfléchira, trouvera que les choses utiles ou nécessaires à la vie, et même celles qui ne sont que de commodité, d’agrément ou de luxe, avaient déjà été trouvées par les Grecs, avant qu’il y eût parmi eux des philosophes. Nous l’avons dit dans un axiome : Les enfants sont grands imitateurs ; la poésie n’est qu’imitation ; les arts ne sont que des imitations de la nature, qu’une poésie réelle. Ainsi, les premiers peuples qui nous représentent l’enfance du genre humain, fondèrent d’abord le monde des arts ; les philosophes qui vinrent longtemps après, et qui nous en représentent la vieillesse, fondèrent le monde des sciences qui compléta le système de la civilisation humaine.

3. Cette histoire des idées humaines est confirmée, d’une manière singulière, par l’histoire de la philosophie elle-même. La première méthode d’une philosophie grossière encore fut l’autopsia ou évidence des sens ; nous avons vu, dans l’origine de la poésie, quelle vivacité avaient les sensations dans les âges poétiques. Ensuite vint Ésope, symbole des moralistes que nous appellerons vulgaires ; Ésope, antérieur aux sept sages de la Grèce, employa des exemples pour raisonnements ; et comme l’âge poétique durait encore, il tirait ces exemples de quelque fiction analogue, moyen plus puissant sur l’esprit du vulgaire que les meilleurs raisonnements abstraits[14]. Après Ésope vint Socrate : il commença la dialectique par l’induction qui conclut de plusieurs choses certaines à la chose douteuse qui est en question. Avant Socrate, la médecine, fécondant l’observation par l’induction, avait produit Hippocrate, le premier de tous les médecins pour le mérite comme pour l’époque, Hippocrate auquel fut si bien dû cet éloge immortel : Nec fallit quemquam, nec falsus ab ullo est. Au temps de Platon, les mathématiques avaient, par la méthode de composition dite synthèse, fait d’immenses progrès dans l’école de Pythagore, comme on peut le voir par le Timée. Grâce à cette méthode, Athènes florissait alors par la culture de tous les arts qui font la gloire du génie humain, par la poésie, l’éloquence et l’histoire, par la musique et les arts du dessin. Ensuite vinrent Aristote et Zénon ; le premier enseigna le syllogisme, forme de raisonnement qui n’unit point les idées particulières pour former des idées générales, mais qui décompose les idées générales dans les idées particulières qu’elles renferment ; quant au second, sa méthode favorite, celle du sorite, analogue à celle de nos modernes philosophes, n’aiguise l’esprit qu’en le rendant trop subtil. Dès lors la philosophie ne produisit aucun fruit remarquable pour l’avantage du genre humain. C’est donc avec raison que Bacon, aussi grand philosophe que profond politique, recommande l’induction dans son Organum. Les Anglais, qui suivent ce précepte, tirent de l’induction les plus grands avantages dans la philosophie expérimentale.

4. Cette histoire des idées humaines montre jusqu’à l’évidence l’erreur de ceux qui, attribuant, selon le préjugé vulgaire, une haute sagesse aux anciens, ont cru que Minos, Thésée, Lycurgue, Romulus et les autres rois de Rome donnèrent à leurs peuples des lois universelles. Telle est, la forme des lois les plus anciennes qu’elles semblent s’adresser à un seul homme ; d’un premier cas elles s’étendaient à tous les autres, car les premiers peuples étaient incapables d’idées générales ; ils ne pouvaient les concevoir avant que les faits qui les appelaient se fussent présentés. Dans le procès du jeune Horace, la loi de Tullus Hostilius n’est autre chose que la sentence portée contre l’illustre accusé, par les duumvirs qui avaient été créés par le roi pour ce jugement[15]. Cette loi de Tullus est un exemple, dans le sens où l’on dit châtiments exemplaires. S’il est vrai, comme le dit Aristote, que les républiques héroïques n’avaient pas de lois pénales, il fallait que les exemples fussent d’abord réels ; ensuite vinrent les exemples abstraits. Mais lorsque l’on eut acquis des idées générales, on reconnut que la propriété essentielle de la loi devait être l’universalité, et l’on établit cette maxime de jurisprudence : Legibus, non exemplis est judicandum.

  1. C’est cette langue naturelle que les hommes ont parlée autrefois, selon Platon et Jamblique. Platon a deviné plutôt que découvert cette vérité. De là l’inutilité de ses recherches dans le Cratyle, de là les attaques d’Aristote et de Galien. (Vico.)
  2. La plupart des lois dont les Athéniens et les Lacédémonicns font honneur à Solon et à Lycurgue leur ont été attribuées à tort, puisqu’elles sont entièrement contraires au principe de leur conduite. Ainsi Solon institue l’aréopage, qui existait dès le temps de la guerre de Troie, et dans lequel Oreste avait été absous du meurtre de sa mère par la voix de Minerve (c’est-à-dire par le partage égal des voix). Cet aréopage, institué par Solon, le fondateur de la démocratie à Athènes, maintient dans toute sa sévérité le gouvernement aristocratique jusqu’au temps de Périclès. Au contraire, on attribue à Lycurgue, au fondateur de la république aristocratique de Sparte, une loi agraire analogue à celle que les Gracques proposèrent à Rome. Mais nous voyons que, lorsque Agis voulut réellement introduire à Sparte un partage égal des terres conforme aux principes de la démocratie, il fut étranglé par ordre des éphores. (Édition de 1730, page 209.)
  3. L’opinion de Montesquieu et de Vico sur le caractère des institutions de Servius-Tullius a été suivie par Niebuhr. (N. du Trad.)
  4. Vico semble adopter une opinion très différente quelques pages plus loin. (N. du Trad.)
  5. Par exemple, trois épis, ou l’action de couper trois fois des épis, pour signifier trois années. — Platon et Jamblique ont dit que cette langue, dont les expressions portaient avec elles leur sens naturel, s’était parlée autrefois. Ce fut sans doute cette langue atlantique qui, selon les savants, exprimait les idées par la nature même des choses, c’est-à-dire par leurs propriétés naturelles. (Vico.)
  6. Le besoin d’assurer les terres à leurs possesseurs fut un des motifs qui déterminèrent le plus puissamment l’invention des caractères ou noms (dans le sens originaire de nomina, maisons divisées en plusieurs familles ou gentes). Ainsi Mercure Trismégiste, symbole poétique des premiers fondateurs de la civilisation égyptienne, inventa les lois et les lettres ; et c’est du nom de Mercure, regardé aussi comme le dieu des marchands, mercatorum, que les Italiens disent mercare pour marquer de lettres ou de signes quelconques les bestiaux et les autres objets de commerce (robe da mercantare) pour la distinction et la sûreté des propriétés. Qui ne s’étonnerait de voir subsister jusqu’à nos jours une telle conformité de pensée et de langage entre les nations ? (Vico.)
  7. Telle est l’origine des armoiries et par suite des médailles. Les familles, puis les nations, les employèrent d’abord par nécessité. Elles devinrent plus tard un objet d’amusement et d’érudition. On a donné à ces emblèmes le nom d’héroïques, sans en bien sentir le motif. Les modernes ont besoin d’y inscrire des devises qui leur donnent un sens ; il n’en était pas de même des emblèmes employés naturellement dans les temps héroïques ; leur silence parlait assez. Ils portaient avec eux leur signification ; ainsi trois épis, ou le geste de couper trois fois des épis, signifiait naturellement trois années ; d’où il vint que caractère et nom s’employèrent indifféremment l’un pour l’autre, et que les mots nom et nature eurent la même signification, comme nous l’avons dit plus haut.
      Ces armoiries, ces armes et emblèmes des familles furent employés au moyen âge, lorsque les nations, redevenues muettes, perdirent l’usage du langage vulgaire. Il ne nous reste aucune connaissance des langues que parlaient alors les Italiens, les Français, les Espagnols et les autres nations de ce temps. Les prêtres seuls savaient le latin et le grec. En français, clerc voulait dire souvent lettré ; au contraire, chez les Italiens, laico se disait pour illettré, comme on le voit dans un beau passage de Dante. Parmi les prêtres mêmes, il y avait tant d’ignorance, qu’on trouve des actes souscrits par des évêques, où ils ont mis simplement la marque d’une croix, faute de savoir écrire leur nom. Parmi les prélats instruits, il y en avait même peu qui sussent écrire. Le Père Mabillon, dans son ouvrage de Re diplomatica, a pris le soin de reproduire par la gravure les signatures apposées par des évêques et des archevêques aux actes des Conciles de ces temps barbares ; l’écriture en est plus informe que celle des hommes les plus ignorants d’aujourd’hui ; et pourtant ces prélats étaient les chanceliers des royaumes chrétiens, comme aujourd’hui encore les trois évêques archichanceliers de l’Empire pour les langues allemande, française et italienne. Une loi anglaise accorde la vie au coupable digne de mort qui pourra prouver qu’il sait lire. C’est peut-être pour cette cause que plus tard le mot lettré a fini par avoir à peu près le même sens que celui de savant. — Il est encore résulté de cette ignorance de l’écriture que, dans les anciennes maisons, il n’y a guère de murs où l’on n’ait gravé quelque figure, quelque emblème.
      Concluons de tout ceci que ces signes divers, employés nécessairement par les nations muettes encore, pour assurer la distinction des propriétés, furent ensuite appliqués aux usages publics, soit à ceux de la paix (d’où provinrent les médailles), soit à ceux de la guerre. Dans ce dernier cas, ils ont l’usage primitif des hiéroglyphes, puisqu’ordinairement les guerres ont lieu entre des nations qui parlent des langues différentes et qui par conséquent sont muettes l’une par rapport à l’autre. (Vico.)
  8. La plupart des langues ont à peu près trente mille mots. Si l’on peut ajouter foi aux calculs de Héron dans son ouvrage sur la langue anglaise, l’espagnol en aurait trente mille, le français trente-deux mille, l’italien trente-cinq mille, l’anglais trente-sept mille. (N. du Trad.)
  9. Nous avons déjà rapporté le passage où Tacite nous apprend que les lettres des Latins ressemblaient à l’ancien alphabet des Grecs. Ce qui le prouve, c’est que les Grecs employèrent pendant longtemps les lettres majuscules pour figurer les nombres, et que les Latins conservèrent toujours le même usage. (Vico.)
  10. Les locutions héroïques conservées et abrégées dans la précision des langues plus récentes ont bien étonné les commentateurs de la Bible, qui voient les noms des mêmes rois exprimés d’une manière dans l’Histoire sacrée, et d’une autre dans l’Histoire profane. C’est que le même homme est envisagé dans l’une, je suppose, sous le rapport de la figure, de la puissance, etc. ; dans l’autre sous le rapport de son caractère, des choses qu’il a entreprises. Nous observons de même qu’en Hongrie la même ville a un nom chez les Hongrois, un autre chez les Grecs, un troisième chez les Allemands, un quatrième chez les Turcs. L’allemand, qui est une langue héroïque, quoique vivante, reçoit tous les mots étrangers en leur faisant subir une transformation. On doit conjecturer que les Latins et les Grecs en font autant, lorsqu’ils expriment tant de choses particulières aux barbares, avec des mots qui sonnent si bien en latin et en grec. Voilà pourquoi on trouve tant d’obscurité dans la géographie et dans l’histoire naturelle des anciens. (Vico.)
  11. Ce qui le prouve, ce sont les diphtongues qui restèrent dans les langues et qui durent être bien plus nombreuses dans l’origine. Ainsi les Grecs et les Français, qui ont passé d’une manière prématurée de la barbarie à la civilisation, ont conservé beaucoup de diphtongues. Voyez la note de l’axiome 21. (Vico.)
  12. Maintenant encore, au milieu de tant de moyens d’apprendre à parler, ne voyons-nous pas les enfants, malgré la flexibilité de leurs organes, prononcer les consonnes avec la plus grande peine. Les Chinois, qui, avec un très petit nombre de signes diversement modifiés, expriment en langue vulgaire leur cent vingt mille hiéroglyphes, parlent aussi en chantant. (Vico.)
  13. Nous trouvons ici une preuve de ce que nous avons avancé dans les axiomes : Si les savants s’appliquent à trouver les origines de la langue allemande en suivant nos principes, ils y feront d’étonnantes découvertes. (Vico.)
  14. Comme le prouve le succès avec lequel Ménénius Agrippa ramena à l’obéissance le peuple romain. (Vico.)
  15. Selon Tite-Live, Tullus ne voulut point juger lui-même Horace, parce qu’il craignait de prendre sur lui l’odieux d’un tel jugement, explication tout à fait ridicule. Tite-Live n’a pas compris que dans un sénat héroïque, c’est-à-dire aristocratique, un roi n’avait d’autre puissance que celle de créer des duumvirs ou commissaires pour juger les accusés ; le peuple des cités héroïques ne se composait que de nobles, auxquels l’accusé déjà condamné pouvait toujours en appeler. (Vico.)