La Science nouvelle (Vico)/Livre 2/Chapitre 02
Flammarion, s.d. (1894?) (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vico, p. 381-395).
[L’auteur établit d’abord la certitude du déluge universel et de l’existence des géants. Les preuves les plus fortes qu’il allègue ont été déjà énoncées dans les axiomes 25, 26, 27. Voy. aussi le Discours préliminaire.]
C’est dans l’état de stupidité farouche où se trouvèrent les premiers hommes, que tous les philosophes et les philologues devaient prendre leur point de départ pour raisonner sur la sagesse des Gentils. Ils devaient interroger d’abord la science qui cherche ses preuves, non pas dans le monde extérieur, mais dans l’âme de celui qui la médite, je veux dire la métaphysique. Ce monde social étant indubitablement l’ouvrage des hommes, on pouvait en lire les principes dans les modifications de l’esprit humain.
La sagesse poétique, la première sagesse du paganisme, dut commencer par une métaphysique, non point de raisonnement et d’abstraction, comme celle des esprits cultivés de nos jours, mais de sentiment et d’imagination, telle que pouvaient la concevoir ces premiers hommes, qui n’étaient que sens et imagination sans raisonnement. La métaphysique dont je parle, c’était leur poésie, faculté qui naissait avec eux. L’ignorance est mère de l’admiration ; ignorant tout, ils admiraient vivement. Cette poésie fut d’abord divine : ils rapportaient à des dieux la cause de ce qu’ils admiraient. Voyez le passage de Lactance (axiome 38). Les anciens Germains, dit Tacite, entendaient la nuit le soleil qui passait sous la mer d’occident en orient ; ils affirmaient aussi qu’ils voyaient les dieux. Maintenant encore les sauvages de l’Amérique divinisent tout ce qui est au delà de leur faible capacité. Quelles que soient la simplicité et la grossièreté de ces nations, nous devons présumer que celles des premiers hommes du paganisme allaient bien au delà. Ils donnaient aux objets de leur admiration une existence analogue à leurs propres idées. C’est ce que font précisément les enfants (axiome 37), lorsqu’ils prennent dans leurs jeux des choses inanimées, et qu’ils leur parlent comme à des personnes vivantes. Ainsi ces premiers hommes, qui nous représentent l’enfance du genre humain, créaient eux-mêmes les choses d’après leurs idées. Mais cette création différait infiniment de celle de Dieu : Dieu, dans sa pure intelligence, connaît les êtres et les crée, par cela même qu’il les connaît ; les premiers hommes, puissants de leur ignorance, créaient à leur manière, par la force d’une imagination, si je puis dire, toute matérielle. Plus elle était matérielle, plus ses créations furent sublimes ; elles l’étaient au point de troubler à l’excès l’esprit même d’où elles étaient sorties. Aussi les premiers hommes furent appelés poètes, c’est-à-dire créateurs, dans le sens étymologique du mot grec. Leurs créations réunirent les trois caractères qui distinguent la haute poésie dans l’invention des fables : la sublimité, la popularité et la puissance d’émotion qui la rend plus capable d’atteindre le but qu’elle se propose, celui d’enseigner au vulgaire à agir selon la vertu. — De cette faculté originaire de l’esprit humain, il est resté une loi éternelle : les esprits une fois frappés de terreur, fingunt simul creduntque, comme le dit si bien Tacite.
Tels durent se trouver les fondateurs de la civilisation païenne, lorsqu’un siècle ou deux après le déluge la terre desséchée forma de nouveaux orages, et que la foudre se fit entendre. Alors sans doute un petit nombre de géants dispersés dans les bois, vers le sommet des montagnes, furent épouvantés par ce phénomène dont ils ignoraient la cause, levèrent les yeux et remarquèrent le ciel pour la première fois. Or, comme en pareille circonstance il est dans la nature de l’esprit humain d’attribuer au phénomène qui le frappe ce qu’il trouve en lui-même, ces premiers hommes, dont toute l’existence était alors dans l’énergie des forces corporelles, et qui exprimaient la violence extrême de leurs passions par des murmures et des hurlements, se figurèrent le ciel comme un grand corps animé et l’appelèrent Jupiter[1]. Ils présumèrent que, par le fracas du tonnerre, par les éclats de la foudre, Jupiter voulait leur dire quelque chose ; et ils commencèrent à se livrer à la Curiosité, fille de l’Ignorance et mère de la Science [qu’elle produit, lorsque l’admiration a ouvert l’esprit de l’homme]. Ce caractère est toujours le même dans le vulgaire : voient-ils une comète, une parhélie, ou tout autre phénomène céleste, ils s’inquiètent et demandent ce qu’il signifie (axiome 39). Observent-ils les effets étonnants de l’aimant mis en contact avec le fer : ils ne manquent pas, même dans ce siècle de lumières, de décider que l’aimant a pour le fer une sympathie mystérieuse, et ils font ainsi de toute la nature un vaste corps animé, qui a ses sentiments et ses passions. Mais, à une époque si avancée de la civilisation, les esprits, même du vulgaire, sont trop détachés des sens, trop spiritualisés par les nombreuses abstractions de nos langues, par l’art de l’écriture, par l’habitude du calcul, pour que nous puissions nous former cette image prodigieuse de la nature passionnée ; nous disons bien ce mot de la bouche, mais nous n’avons rien dans l’esprit. Comment pourrions-nous nous replacer dans la vaste imagination de ces premiers hommes dont l’esprit étranger à toute abstraction, à toute subtilité, était tout émoussé par les passions, plongé dans les sens et comme enseveli dans la matière. Aussi, nous l’avons déjà dit, on comprend à peine aujourd’hui, mais on ne peut imaginer comment pensaient les premiers hommes qui fondèrent la civilisation païenne.
C’est ainsi que les premiers poètes théologiens inventèrent la première fable divine, la plus sublime de toutes celles qu’on imagina : c’est ce Jupiter, roi et père des hommes et des dieux, dont la main lance la foudre ; image si populaire, si capable d’émouvoir les esprits et d’exercer sur eux une influence morale, que les inventeurs eux-mêmes crurent à sa réalité, la redoutèrent et l’honorèrent avec des rites affreux. Par un effet de ce caractère de l’esprit humain que nous avons remarqué d’après Tacite (mobiles ad superstitionem perculsæ semel mentes, axiome 23), dans tout ce qu’ils apercevaient, imaginaient ou faisaient eux-mêmes, ils ne virent que Jupiter, animant ainsi l’univers dans toute l’étendue qu’ils pouvaient concevoir. C’est ainsi qu’il faut entendre, dans l’histoire de la civilisation, le Jovis omnia plena ; c’est ce Jupiter que Platon prit pour l’éther, qui pénètre et remplit toutes choses ; mais les premiers hommes ne plaçaient pas leur Jupiter plus haut que la cime des montagnes, comme nous le verrons bientôt.
Comme ils parlaient par signes, ils crurent, d’après leur propre nature, que le tonnerre et la foudre étaient les signes de Jupiter. C’est de nuere, faire signe, que la volonté divine fut plus tard appelée numen ; Jupiter commandait par signes, idée sublime, digne expression de la majesté divine. Ces signes étaient, si je l’ose dire, des paroles réelles, et la nature entière était la langue de Jupiter. Toutes les nations païennes crurent posséder cette langue dans la divination, laquelle fut appelée par les Grecs théologie, c’est-à-dire science du langage des dieux. Ainsi Jupiter acquit ce regnum fulminis, par lequel il est le roi des hommes et des dieux. Il reçut alors deux titres, optimus dans le sens de très fort (de même que chez les anciens Latins fortis eut le même sens que bonus dans des temps plus modernes) ; et maximus, d’après l’étendue de son corps, aussi vaste que le ciel.
De là tant de Jupiters dont le nombre étonne les philologues ; chaque nation païenne eut le sien.
Originairement Jupiter fut en poésie un caractère divin, un genre créé par l’imagination plutôt que par l’intelligence (universale fantastico), auquel tous les peuples païens rapportaient les choses relatives aux auspices. Ces peuples durent être tous poètes, puisque la sagesse poétique commença par cette métaphysique poétique qui contemple Dieu dans l’attribut de sa Providence, et les premiers hommes s’appelèrent poètes théologiens, c’est-à-dire sages qui entendent le langage des dieux, exprimé par les auspices de Jupiter. Ils furent surnommés divins, dans le sens du mot devins, qui vient de divinari, deviner, prédire. Cette science fut appelée muse, expression qu’Homère nous définit par la science du bien et du mal, qui n’est autre que la divination[2]. C’est encore d’après cette théologie mystique que les poètes furent appelés par les Grecs mustai [qu’Horace traduit fort bien par les interprètes des dieux], lesquels expliquaient les divins mystères des auspices et des oracles. Toute nation païenne eut une sibylle qui possédait cette science ; on en a compté jusqu’à douze. Les sibylles et les oracles sont les choses les plus anciennes dont nous parle le paganisme.
Tout ce qui vient d’être dit s’accorde donc avec le mot célèbre :
mais les hommes ne s’inspirèrent pas cette crainte les
uns aux autres ; ils la durent à leur propre imagination (ce qui répond à l’axiome : les fausses religions sont nées de la crédulité et non de l’imposture). Cette origine
de l’idolâtrie étant démontrée, celle de la divination
l’est aussi ; ces deux sœurs naquirent en même temps.
Les sacrifices en furent une conséquence immédiate,
puisqu’on les faisait pour procurare (c’est-à-dire pour
bien entendre) les auspices.
Ce qui nous prouve que la poésie a dû naître ainsi, c’est ce caractère éternel et singulier qui lui est propre : le sujet propre à la poésie, c’est l’impossible, et pourtant le croyable (impossibile credibile). Il est impossible que la matière soit esprit, et pourtant l’on a cru que le ciel, d’où semblait partir la foudre, était Jupiter. Voilà encore pourquoi les poètes aiment tant à chanter les prodiges opérés par les magiciennes dans leurs enchantements ; cette disposition d’esprit peut être rapportée au sentiment instinctif de la toute-puissance de Dieu, qu’ont en eux les hommes de toutes les nations.
Les vérités que nous venons d’établir renversent tout ce qui a été dit sur l’origine de la poésie, depuis Aristote et Platon jusqu’aux Scaliger et aux Castelvetro. Nous l’avons montré, c’est par un effet de la faiblesse du raisonnement de l’homme que la poésie s’est trouvée si sublime à sa naissance, et qu’avec tous les secours de la philosophie, de la poétique et de la critique, qui sont venues plus tard, on n’a jamais pu, je ne dirai point surpasser, mais égaler son premier essor[3]. Cette découverte de l’origine de la poésie détruit le préjugé commun sur la profondeur de la sagesse antique, à laquelle les modernes devraient désespérer d’atteindre, et dont tous les philosophes, depuis Platon jusqu’à Bacon, ont tant souhaité de pénétrer le secret. Elle n’a été autre chose qu’une sagesse vulgaire de législateurs qui fondaient l’ordre social, et non point une sagesse mystérieuse sortie du génie de philosophes profonds. Aussi, comme on le voit déjà par l’exemple tiré de Jupiter, tous les sens mystiques d’une haute philosophie attribués par les savants aux fables grecques et aux hiéroglyphes égyptiens, paraîtront aussi choquants que le sens historique se trouvera facile et naturel.
1. On peut conclure de tout ce qui précède que, conformément au premier principe de la science nouvelle, développé dans le chapitre de la Méthode (l’homme, n’espérant plus aucun secours de la nature, appelle de ses désirs quelque chose de surnaturel qui puisse le sauver), la Providence permit que les premiers hommes tombassent dans l’erreur de craindre une fausse divinité, un Jupiter auquel ils attribuaient le pouvoir de les foudroyer. Au milieu des nuées de ces premiers orages, à la lueur de ces éclairs, ils aperçurent cette grande vérité, que la Providence veille à la conservation du genre humain. Aussi, sous un de ses principaux aspects, la science nouvelle est d’abord une théologie civile, une explication raisonnée de la marche suivie par la Providence ; et cette théologie commença par la sagesse vulgaire des législateurs qui fondèrent les sociétés, en prenant pour base la croyance d’un Dieu doué de providence ; elle s’acheva par la sagesse plus élevée (riposta) des philosophes qui démontrent la même vérité par des raisonnements, dans leur théologie naturelle.
2. Un autre aspect principal de la science nouvelle, c’est une philosophie de la propriété (ou autorité dans le sens primitif où les Douze Tables prennent ce mot[4]). La première propriété fut divine : Dieu s’appropria les premiers hommes peu nombreux qu’il tira de la vie sauvage pour commencer la vie sociale. — La seconde propriété fut humaine, et dans le sens le plus exact ; elle consista pour l’homme dans la possession de ce qu’on ne peut lui ôter sans l’anéantir, dans le libre usage de sa volonté. Pour l’intelligence, ce n’est qu’une puissance passive sujette de la vérité. Les hommes commencèrent, dès ce moment, à exercer leur liberté en réprimant les impulsions passionnées du corps, de manière à les étouffer ou à les mieux diriger, effort qui caractérise les agents libres. Le premier acte libre des hommes fut d’abandonner la vie vagabonde qu’ils menaient dans la vaste forêt qui couvrait la terre, et de s’accoutumer à une vie sédentaire, si opposée à leurs habitudes. — Le troisième genre de propriété fut celle de droit naturel. Les premiers hommes qui abandonnaient la vie vagabonde occupèrent des terres et y restèrent longtemps ; ils en devinrent seigneurs par droit d’occupation et de longue possession. C’est l’origine de tous les domaines.
Cette philosophie de la propriété suit naturellement la théologie civile dont nous parlions. Éclairée par les preuves que lui fournit la théologie civile, elle éclaire elle-même, avec celles qui lui sont propres, les preuves que la philologie tire de l’histoire et des langues, trois sortes de preuves qui ont été énumérées dans le chapitre de la méthode. Introduisant la certitude dans le domaine de la liberté humaine, dont l’étude est si incertaine de sa nature, elle éclaire les ténèbres de l’antiquité, et donne forme de science à la philologie.
3. Le troisième aspect est une histoire des idées humaines. De même que la métaphysique poétique s’est divisée en plusieurs sciences subalternes, poétiques comme leur mère, cette histoire des idées nous donnera l’origine informe des sciences pratiques cultivées par les nations, et des sciences spéculatives étudiées de nos jours par les savants.
4. Le quatrième aspect est une critique philosophique qui naît de l’histoire des idées mentionnée ci-dessus. Cette critique cherche ce que l’on doit croire sur les fondateurs ou auteurs des nations, lesquels doivent précéder de plus de mille ans les auteurs de livres, qui sont l’objet de la critique philologique.
5. Le cinquième aspect est une histoire idéale éternelle dans laquelle tournent les histoires réelles de toutes les nations. De quelque état de barbarie et de férocité que partent les hommes pour se civiliser par l’influence des religions, les sociétés commencent, se développent et finissent d’après les lois que nous examinerons dans ce second livre, et que nous retrouverons au livre IV, où nous suivons la marche des sociétés, et au livre V, où nous observons le retour des choses humaines.
6. Le sixième aspect est un système du droit naturel des gens. C’était avec le commencement des peuples que Grotius, Selden et Puffendorf devaient commencer leurs systèmes (axiome 106 : les sciences doivent prendre pour point de départ l’époque où commence le sujet dont elles traitent). Ils se sont égarés tous trois, parce qu’ils ne sont partis que du milieu de la route. Je veux dire qu’ils supposent d’abord un état de civilisation où les hommes seraient déjà éclairés par une raison développée, état dans lequel les nations ont produit les philosophes qui se sont élevés jusqu’à l’idéal de la justice. En premier lieu, Grotius procède indépendamment du principe d’une Providence, et prétend que son système donne un degré nouveau de précision à toute connaissance de Dieu. Aussi toutes ses attaques contre les jurisconsultes romains portent à faux, puisqu’ils ont pris pour principe la Providence divine, et qu’ils ont voulu traiter du droit naturel des gens, et non point du droit naturel des philosophes et des théologiens moralistes. — Ensuite vient Selden, dont le système suppose la Providence. Il prétend que le droit des enfants de Dieu s’étendit à toutes les nations, sans faire attention au caractère inhospitalier des premiers peuples, ni à la division établie entre les Hébreux et les Gentils ; sans observer que les Hébreux ayant perdu de vue leur droit naturel dans la servitude d’Égypte, il fallut que Dieu lui-même le leur rappelât en leur donnant sa loi sur le mont Sinaï. Il oublie que Dieu, dans sa loi, défend jusqu’aux pensées injustes, chose dont ne s’embarrassèrent jamais les législateurs mortels. Comment peut-il prouver que les Hébreux ont transmis aux Gentils leur droit naturel, contre l’aveu magnanime de Josèphe, contre la réflexion de Lactance citée plus haut ? Ne connaît-on pas, enfin, la haine des Hébreux contre les Gentils, haine qu’ils conservent encore aujourd’hui dans leur dispersion ? — Quant à Puffendorf, il commence son système par jeter l’homme dans le monde sans soin ni secours de Dieu. En vain il essaie d’excuser, dans une dissertation particulière, cette hypothèse épicurienne. Il ne peut pas dire le premier mot en fait de droit sans prendre la Providence pour principe[5]. — Pour nous, persuadés que l’idée du droit et l’idée d’une Providence naquirent en même temps, nous commençons à parler du droit en parlant de ce moment où les premiers auteurs des nations conçurent l’idée de ter. Ce droit fut d’abord divin, dans ce sens qu’il était interprété par la divination, science des auspices de Jupiter ; les auspices furent les choses divines au moyen desquelles les nations païennes réglaient toutes les choses humaines, et la réunion des unes et des autres forme le sujet de la jurisprudence.
7. Considérée sous le dernier de ses principaux aspects, la science nouvelle nous donnera les principes et les origines de l’histoire universelle, en partant de l’âge appelé par les Égyptiens âge des dieux, par les Grecs âge d’or. Faute de connaître la chronologie raisonnée de l’histoire poétique, on n’a pu saisir jusqu’ici l’enchaînement de toute l’histoire du monde païen.
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Avec l’idée d’un Jupiter, auquel ils attribuèrent bientôt une Providence,
naquit le droit, jus, appelé ious par les Latins, et par les anciens Grecs
diaion, céleste, du mot dios ; les Latins dirent également sub dio, et sub jove pour exprimer sous le ciel. Puis, si l’on en croit Platon dans son
Cratyle, on substitua par euphonie dikaion. Ainsi toutes les nations païennes
ont contemplé le ciel, qu’elles considéraient comme Jupiter, pour en recevoir
par les auspices des lois, des avis divins ; ce qui prouve que le principe commun des sociétés a été la croyance à une Providence divine. Et pour en
commencer l’énumération, Jupiter fut le ciel chez les Chaldéens, en ce sens
qu’ils croyaient recevoir de lui la connaissance de l’avenir par l’observation
des aspects divers et des mouvements des étoiles, et on nomma astronomie
et astrologie la science des lois qu’observent les astres, et celle de leur langage ; la dernière fut prise dans le sens d’astrologie judiciaire, et dans les
lois romaines Chaldéen veut dire astrologue. — Chez les Perses, Jupiter fut
le ciel, qui faisait connaître aux hommes les choses cachées ; ceux qui possédaient cette science s’appelaient mages, et tenaient dans leurs rites une verge
qui répond au bâton augural des Romains. Ils s’en servaient pour tracer des
cercles astronomiques, comme depuis les magiciens dans leurs enchantements.
Le ciel était pour les Perses le temple de Jupiter, et leurs rois, imbus de cette
opinion, détruisaient les temples construits par les Grecs. — Les Égyptiens
confondaient aussi Jupiter et le ciel, sous le rapport de l’influence qu’il avait
sur les choses sublunaires et des moyens qu’il donnait de connaître l’avenir ;
de nos jours encore ils conservent une divination vulgaire. — Même opinion
chez les Grecs qui tiraient du ciel des theôrèmata et des mathèmata, en les
contemplant des yeux du corps, et en les observant, c’est-à-dire, en leur
obéissant comme aux lois de Jupiter. C’est du mot mathèmata, que les astrologues sont nommés mathématiciens dans les lois romaines. — Quant à la
croyance des Romains, on connaît le vers d’Ennius :
Aspice hoc sublime cadens, quem omnes invocant Jovem ;
le pronom hoc est pris dans le sens de cœlum. Les Romains disaient aussi templa cœli, pour exprimer la région du ciel désignée par les augures pour prendre les auspices, et par dérivation, templum signifia tout lieu découvert où la vue ne rencontre point d’obstacle (neptunia templa, la mer, dans Virgile). — Les anciens Germains, selon Tacite, adoraient leurs dieux dans les lieux sacrés qu’il appelle lucos et nemora, ce qui indique sans doute des clairières dans l’épaisseur des bois. L’Église eut beaucoup de peine à leur faire abandonner cet usage (Voy. Concilia Stranctense et Bracharense, dans le recueil de Bouchard). On en trouve encore aujourd’hui des traces chez les Lapons et chez les Livoniens. Les Perses disaient simplement le Sublime pour désigner Dieu. Leurs temples n’étaient que des collines découvertes où l’on montait de deux côtés par d’immenses escaliers ; c’est dans la hauteur de ces collines qu’ils faisaient consister leur magnificence. Tous les peuples placent la beauté des temples dans leur élévation prodigieuse. Le point le plus élevé s’appelait, selon Pausanias, aetos, l’aigle, l’oiseau des auspices, celui dont le vol est le plus élevé. De là peut être pinnæ templorum, pinnæ murorum et en dernier lieu, aquilæ pour les créneaux. Les Hébreux adoraient dans le tabernacle le Très-Haut qui est au-dessus des cieux ; et partout où le peuple de Dieu étendait ses conquêtes, Moïse ordonnait que l’on brûlât les bois sacrés, sanctuaires de l’idolâtrie. — Chez les chrétiens mêmes, plusieurs nations disent le ciel pour Dieu. Les Français et les Italiens disent fasse le ciel, j’espère dans les secours du ciel ; il en est de même en espagnol. Les Français disent bleu pour le ciel, dans une espèce de serment par bleu, et dans ce blasphème impie morbleu (c’est-à-dire meure le ciel, en prenant ce mot dans le sens de Dieu). Nous venons de donner un essai du vocabulaire dont on a parlé dans les axiomes 13 et 22. (Vico.) - ↑ La défense de la divination faite par Dieu à son peuple fut le fondement de la véritable religion. (Vico.)
- ↑ Voilà pourquoi Homère se trouve le premier de tous les poètes du genre héroïque, le plus sublime de tous, dans l’ordre du mérite comme dans celui du temps. (Vico.)
- ↑ On continua à appeler dans le droit nos auteurs ceux dont nous tenons un droit à une propriété. (Vico.)
- ↑
Nous rapprocherons de ce passage celui qui y correspond dans la première édition : Grotius prétend que son système peut se passer de l’idée
de la Providence. Cependant sans religion les hommes ne seraient pas réunis
en nations… Point de physique sans mathématique, point de morale ni de
politique sans métaphysique, c’est-à-dire sans démonstration de Dieu. — Il
suppose le premier homme bon parce qu’il n’était pas mauvais. Il compose
le genre humain à sa naissance d’hommes simples et débonnaires, qui
auraient été poussés par l’intérêt à la vie sociale ; c’est dans le fait l’hypothèse
d’Épicure.
Puis vient Selden, qui appuie son système sur le petit nombre des lois que Dieu dicta aux enfants de Noë. Mais Sem fut le seul qui persévéra dans la religion du Dieu d’Adam. Loin de fonder un droit commun à ses descendants et à ceux de Cham et de Japhet, on pourrait dire plutôt qu’il fonda un droit exclusif, qui fit plus tard distinguer les Juifs des Gentils…
Puffendorf, en jetant l’homme dans le monde sans secours de la Providence, hasarde une hypothèse digne d’Épicure, ou plutôt de Hobbes…
Écartant ainsi la Providence, ils ne pouvaient découvrir les sources de tout ce qui a rapport à l’économie du droit naturel des gens, ni celles des religions, des langues et des lois, ni celles de la paix et de la guerre, des traités, etc. De là deux erreurs capitales.
1o D’abord ils croient que leur droit naturel, fondé sur les théories des philosophes, des théologiens, et sur quelques-unes de celles des jurisconsultes, et qui est éternel dans son idée abstraite, a dû être aussi éternel dans l’usage et dans la pratique des nations. Les jurisconsultes romains raisonnent mieux en considérant ce droit naturel comme ordonné par la Providence, et comme éternel en ce sens que, sorti des mêmes origines que les religions, il passe comme elles par différents âges, jusqu’à ce que les philosophes viennent le perfectionner et le compléter par des théories fondées sur l’idée de la justice éternelle.
2o Leurs systèmes n’embrassent pas la moitié du droit naturel des gens. Ils parlent de celui qui regarde la conservation du genre humain, et ils ne disent rien de celui qui a rapport à la conservation des peuples en particulier. Cependant c’est le droit naturel établi séparément dans chaque cité qui a préparé les peuples à reconnaître, dès leurs premières communications, le sens commun qui les unit, de sorte qu’ils donnassent et reçussent des lois conformes à toute la nature humaine, et les respectassent comme dictées par la Providence. (Vico.)