La Science et l’Hypothèse/Chapitre 9

Flammarion (p. 167-188).

QUATRIÈME PARTIE

LA NATURE



CHAPITRE IX

Les Hypothèses en Physique.



Rôle de l’expérience et de la généralisation. — L’expérience est la source unique de la vérité : elle seule peut nous apprendre quelque chose de nouveau ; elle seule peut nous donner la certitude. Voilà deux points que nul ne peut contester.

Mais alors si l’expérience est tout, quelle place restera-t-il pour la physique mathématique ? Qu’est-ce que la physique expérimentale a à faire d’un tel auxiliaire qui semble inutile et peut-être même dangereux ?

Et pourtant la physique mathématique existe ; elle a rendu des services indéniables ; il y a là un fait qu’il est nécessaire d’expliquer.

C’est qu’il ne suffit pas d’observer, il faut se servir de ses observations, et pour cela il faut généraliser. C’est ce que l’on a fait de tout temps ; seulement, comme le souvenir des erreurs passées a rendu l’homme de plus en plus circonspect, on a observé de plus en plus et généralisé de moins en moins.

Chaque siècle se moquait du précédent, l’accusant d’avoir généralisé trop vite et trop naïvement. Descartes avait pitié des Ioniens ; Descartes à son tour nous fait sourire ; sans aucun doute nos fils riront de nous quelque jour.

Mais alors ne pouvons-nous aller tout de suite jusqu’au bout ? N’est-ce pas le moyen d’échapper à ces railleries que nous prévoyons ? Ne pouvons-nous nous contenter de l’expérience toute nue ?

Non, cela est impossible ; ce serait méconnaître complètement le véritable caractère de la science. Le savant doit ordonner ; on fait la science avec des faits comme une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison.

Et avant tout le savant doit prévoir. Carlyle a écrit quelque part quelque chose comme ceci : « Le fait seul importe ; Jean sans Terre a passé par ici, voilà ce qui est admirable, voilà une réalité pour laquelle je donnerais toutes les théories du monde ». Carlyle était un compatriote de Bacon ; mais Bacon n’aurait pas dit cela. C’est là le langage de l’historien. Le physicien dirait plutôt : « Jean sans Terre a passé par ici ; cela m’est bien égal, puisqu’il n’y repassera plus ».

Nous savons tous qu’il y a de bonnes expériences et qu’il y en a de mauvaises. Celles-ci s’accumuleront en vain ; qu’on en ait fait cent, qu’on en ait fait mille, un seul travail d’un vrai maître, d’un Pasteur par exemple, suffira pour les faire tomber dans l’oubli. Bacon aurait bien compris cela, c’est lui qui a inventé le mot experimentum crucis. Mais Carlyle ne devait pas le comprendre. Un fait est un fait ; un écolier a lu tel nombre sur son thermomètre, il n’avait pris aucune précaution ; n’importe, il l’a lu, et s’il n’y a que le fait qui compte, c’est là une réalité au même titre que les pérégrinations du roi Jean sans Terre. Pourquoi le fait que cet écolier a fait cette lecture est-il sans intérêt, tandis que le fait qu’un physicien habile aurait fait une autre lecture serait au contraire très important ? C’est que de la première lecture nous ne pouvons rien conclure. Qu’est-ce donc qu’une bonne expérience ? C’est celle qui nous fait connaître autre chose qu’un fait isolé ; c’est celle qui nous permet de prévoir, c’est-à-dire celle qui nous permet de généraliser.

Car sans généralisation, la prévision est impossible. Les circonstances où l’on a opéré ne se reproduiront jamais toutes à la fois. Le fait observé ne recommencera donc jamais ; la seule chose que l’on puisse affirmer, c’est que dans des circonstances analogues, un fait analogue se produira. Pour prévoir il faut donc au moins invoquer l’analogie, c’est-à-dire déjà généraliser.

Si timide que l’on soit, il faut bien que l’on interpole ; l’expérience ne nous donne qu’un certain nombre de points isolés, il faut les réunir par un trait continu ; c’est là une véritable généralisation. Mais on fait plus, la courbe que l’on tracera passera entre les points observés et près de ces points ; elle ne passera pas par ces points eux-mêmes. Ainsi on ne se borne pas à généraliser l’expérience, on la corrige ; et le physicien qui voudrait s’abstenir de ces corrections et se contenter vraiment de l’expérience toute nue serait forcé d’énoncer des lois bien extraordinaires.

Les faits tout nus ne sauraient donc nous suffire ; c’est pourquoi il nous faut la science ordonnée ou plutôt organisée.

On dit souvent qu’il faut expérimenter sans idée préconçue. Cela n’est pas possible ; non seulement ce serait rendre toute expérience stérile, mais on le voudrait qu’on ne le pourrait pas. Chacun porte en soi sa conception du monde dont il ne peut se défaire si aisément. Il faut bien, par exemple, que nous nous servions du langage, et notre langage n’est pétri que d’idées préconçues et ne peut l’être d’autre chose. Seulement ce sont des idées préconçues inconscientes, mille fois plus dangereuses que les autres.

Dirons-nous que si nous en faisons intervenir d’autres, dont nous aurons pleine conscience, nous ne ferons qu’aggraver le mal ! je ne le crois pas ; j’estime plutôt qu’elles se serviront mutuellement de contrepoids, j’allais dire d’antidote ; elles s’accorderont généralement mal entre elles ; elles entreront en conflit les unes avec les autres et par là elles nous forceront à envisager les choses sous différents aspects. C’est assez pour nous affranchir : on n’est plus esclave quand on peut choisir son maître.

Ainsi, grâce à la généralisation, chaque fait observé nous en fait prévoir un grand nombre ; seulement nous ne devons pas oublier que le premier seul est certain, que tous les autres ne sont que probables. Si solidement assise que puisse nous paraître une prévision, nous ne sommes jamais sûrs absolument que l’expérience ne la démentira pas, si nous entreprenons de la vérifier. Mais la probabilité est souvent assez grande pour que pratiquement nous puissions nous en contenter. Mieux vaut prévoir sans certitude que de ne pas prévoir du tout.

On ne doit donc jamais dédaigner de faire une vérification, quand l’occasion s’en présente. Mais toute expérience est longue et difficile, les travailleurs sont peu nombreux ; et le nombre des faits que nous avons besoin de prévoir est immense ; auprès de cette masse, le nombre des vérifications directes que nous pourrons faire ne sera jamais qu’une quantité négligeable.

De ce peu que nous pouvons directement atteindre, il faut tirer le meilleur parti ; il faut que chaque expérience nous permette le plus grand nombre possible de prévisions et avec le plus haut degré de probabilité qu’il se pourra. Le problème est pour ainsi dire d’augmenter le rendement de la machine scientifique.

Qu’on me permette de comparer la Science à une bibliothèque qui doit s’accroître sans cesse ; le bibliothécaire ne dispose pour ses achats que de crédits insuffisants ; il doit s’efforcer de ne pas les gaspiller.

C’est la physique expérimentale qui est chargée des achats ; elle seule peut donc enrichir la bibliothèque.

Quant à la physique mathématique, elle aura pour mission de dresser le catalogue. Si ce catalogue est bien fait, la bibliothèque n’en sera pas plus riche. Mais il pourra aider le lecteur à se servir de ces richesses.

Et même en montrant au bibliothécaire les lacunes de ses collections, il lui permettra de faire de ses crédits un emploi judicieux ; ce qui est d’autant plus important que ces crédits sont tout à fait insuffisants.

Tel est donc le rôle de la physique mathématique ; elle doit guider la généralisation de façon à augmenter ce que j’appelais tout à l’heure le rendement de la science. Par quels moyens y parvient-elle, et comment peut-elle le faire sans danger, c’est ce qu’il nous reste à examiner.


L’unité de la nature. — Observons d’abord que toute généralisation suppose dans une certaine mesure la croyance à l’unité et à la simplicité de la nature. Pour l’unité il ne peut pas y avoir de difficulté. Si les diverses parties de l’univers n’étaient pas comme les organes d’un même corps, elles n’agiraient pas les unes sur les autres, elles s’ignoreraient mutuellement ; et nous, en particulier, nous n’en connaîtrions qu’une seule. Nous n’avons donc pas à nous demander si la nature est une, mais comment elle est une.

Pour le second point, cela ne va pas si aisément. Il n’est pas sûr que la nature soit simple. Pouvons-nous sans danger faire comme si elle l’était ?

Il fut un temps où la simplicité de la loi de Mariotte était un argument invoqué en faveur de son exactitude ; où Fresnel lui-même, après avoir dit, dans une conversation avec Laplace, que la nature ne se soucie pas des difficultés analytiques, se croyait obligé de donner des explications pour ne pas trop heurter l’opinion régnante.

Aujourd’hui les idées ont bien changé ; et cependant ceux qui ne croient pas que les lois naturelles doivent être simples, sont encore obligés souvent de faire comme s’ils le croyaient. Ils ne pourraient se soustraire entièrement à cette nécessité sans rendre impossible toute généralisation et par conséquent toute science.

Il est clair qu’un fait quelconque peut se généraliser d’une infinité de manières, et il s’agit de choisir ; le choix ne peut être guidé que par des considérations de simplicité. Prenons le cas le plus banal, celui de l’interpolation. Nous faisons passer un trait continu, aussi régulier que possible, entre les points donnés par l’observation. Pourquoi évitons-nous les points anguleux, les inflexions trop brusques ? Pourquoi ne faisons-nous pas décrire à notre courbe les zigzags les plus capricieux ? C’est parce que nous savons d’avance, ou que nous croyons savoir que la loi à exprimer ne peut pas être si compliquée que cela.

On peut déduire la masse de Jupiter soit des mouvements de ses satellites, soit des perturbations des grosses planètes, soit de celles des petites planètes. Si l’on prend la moyenne des déterminations obtenues par ces trois méthodes, on trouve trois nombres très voisins mais différents. On pourrait interpréter ce résultat en supposant que le coefficient de la gravitation n’est pas le même dans les trois cas ; les observations seraient certainement beaucoup mieux représentées. Pourquoi rejetons-nous cette interprétation ? Ce n’est pas qu’elle soit absurde, c’est qu’elle est inutilement compliquée. On ne l’acceptera que le jour où elle s’imposera, et elle ne s’impose pas encore.

En résumé, le plus souvent, toute loi est réputée simple jusqu’à preuve du contraire.

Cette habitude est imposée aux physiciens par les raisons que je viens d’expliquer ; mais comment la justifier en présence des découvertes qui nous montrent chaque jour de nouveaux détails plus riches et plus complexes ? Comment même la concilier avec le sentiment de l’unité de la nature ? car si tout dépend de tout, des rapports où interviennent tant d’objets divers ne peuvent plus être simples.

Si nous étudions l’histoire de la science, nous voyons se produire deux phénomènes pour ainsi dire inverses : tantôt c’est la simplicité qui se cache sous des apparences complexes, tantôt c’est au contraire la simplicité qui est apparente et qui dissimule des réalités extrêmement compliquées.

Quoi de plus compliqué que les mouvements troublés des planètes, quoi de plus simple que la loi de Newton ? Là, la nature, se jouant, comme disait Fresnel, des difficultés analytiques, n’emploie que des moyens simples et engendre, par leur combinaison, je ne sais quel écheveau inextricable. C’est là la simplicité cachée, celle qu’il faut découvrir.

Les exemples du contraire abondent. Dans la théorie cinétique des gaz, on envisage des molécules animées de grandes vitesses, dont les trajectoires, déformées par des chocs incessants, ont les formes les plus capricieuses, et sillonnent l’espace dans tous les sens. Le résultat observable est la loi simple de Mariotte ; chaque fait individuel était compliqué ; la loi des grands nombres a rétabli la simplicité dans la moyenne. Ici la simplicité n’est qu’apparente, et la grossièreté de nos sens nous empêche seule d’apercevoir la complexité.

Bien des phénomènes obéissent à une loi de proportionnalité ; mais pourquoi ? Parce que dans ces phénomènes il y a quelque chose qui est très petit. La loi simple observée n’est alors qu’une traduction de cette règle analytique générale, d’après laquelle l’accroissement infiniment petit d’une fonction est proportionnel à l’accroissement de la variable. Comme en réalité nos accroissements ne sont pas infiniment petits, mais très petits, la loi de proportionnalité n’est qu’approchée et la simplicité n’est qu’apparente. Ce que je viens de dire s’applique à la règle de la superposition des petits mouvements, dont l’emploi est si fécond et qui est le fondement de l’optique.

Et la loi de Newton elle-même ? Sa simplicité, si longtemps cachée, n’est peut-être qu’apparente. Qui sait si elle n’est pas due à quelque mécanisme compliqué, au choc de quelque matière subtile animée de mouvements irréguliers, et si elle n’est devenue simple que par le jeu des moyennes et des grands nombres ? En tout cas il est difficile de ne pas supposer que la loi véritable contient des termes complémentaires, qui deviendraient sensibles aux petites distances. Si en astronomie, ils sont négligeables devant celui de Newton et si la loi retrouve ainsi sa simplicité, ce serait uniquement à cause de l’énormité des distances célestes.

Sans doute, si nos moyens d’investigation devenaient de plus en plus pénétrants, nous découvririons le simple sous le complexe, puis le complexe sous le simple, puis de nouveau le simple sous le complexe, et ainsi de suite, sans que nous puissions prévoir quel sera le dernier terme.

Il faut bien s’arrêter quelque part, et pour que la science soit possible, il faut s’arrêter quand on a trouvé la simplicité. C’est là le seul terrain sur lequel nous pourrons élever l’édifice de nos généralisations. Mais, cette simplicité n’étant qu’apparente, ce terrain sera-t-il assez solide ? C’est ce qu’il convient de rechercher.

Pour cela, voyons quel rôle joue dans nos généralisations la croyance à la simplicité. Nous avons vérifié une loi simple dans un assez grand nombre de cas particuliers ; nous nous refusons à admettre que cette rencontre, si souvent répétée, soit un simple effet du hasard et nous en concluons que la loi doit être vraie dans le cas général.

Képler remarque que les positions d’une planète observées par Tycho sont toutes sur une même ellipse. Il n’a pas un seul instant la pensée que, par un jeu singulier du hasard, Tycho n’a jamais regardé le ciel qu’au moment où la trajectoire véritable de la planète venait couper cette ellipse.

Qu’importe alors que la simplicité soit réelle, ou qu’elle recouvre une vérité complexe ? Qu’elle soit due à l’influence des grands nombres, qui nivelle les différences individuelles, qu’elle soit due à la grandeur ou à la petitesse de certaines quantités qui permet de négliger certains termes, dans tous les cas, elle n’est pas due au hasard. Cette simplicité, réelle ou apparente, a toujours une cause. Nous pourrons donc toujours faire le même raisonnement, et si une loi simple a été observée dans plusieurs cas particuliers, nous pourrons légitimement supposer qu’elle sera encore vraie dans les cas analogues. Nous y refuser serait attribuer au hasard un rôle inadmissible.

Cependant il y a une différence. Si la simplicité était réelle et profonde, elle résisterait à la précision croissante de nos moyens de mesure ; si donc nous croyons la nature profondément simple, nous devrions conclure d’une simplicité approchée à une simplicité rigoureuse. C’est ce qu’on faisait autrefois ; c’est ce que nous n’avons plus le droit de faire.

La simplicité des lois de Képler, par exemple, n’est qu’apparente. Cela n’empêche pas qu’elles s’appliqueront, à fort peu près, à tous les systèmes analogues au système solaire, mais cela empêche qu’elles soient rigoureusement exactes.


Rôle de l’hypothèse. — Toute généralisation est une hypothèse ; l’hypothèse a donc un rôle nécessaire que personne n’a jamais contesté. Seulement elle doit toujours être, le plus tôt possible et le plus souvent possible, soumise à la vérification. Il va sans dire que, si elle ne supporte pas cette épreuve, on doit l’abandonner sans arrière-pensée. C’est bien ce qu’on fait en général, mais quelquefois avec une certaine mauvaise humeur.

Eh bien, cette mauvaise humeur même n’est pas justifiée ; le physicien qui vient de renoncer à une de ses hypothèses devrait être, au contraire, plein de joie, car il vient de trouver une occasion inespérée de découverte. Son hypothèse, j’imagine, n’avait pas été adoptée à la légère ; elle tenait compte de tous les facteurs connus qui semblaient pouvoir intervenir dans le phénomène. Si la vérification ne se fait pas, c’est qu’il y a quelque chose d’inattendu, d’extraordinaire ; c’est qu’on va trouver de l’inconnu et du nouveau.

L’hypothèse ainsi renversée a-t-elle donc été stérile ? Loin de là, ou peut dire qu’elle a rendu plus de services qu’une hypothèse vraie ; non seulement elle a été l’occasion de l’expérience décisive, mais on aurait fait cette expérience par hasard, sans avoir fait l’hypothèse, qu’on n’en aurait rien tiré ; on n’y aurait rien vu d’extraordinaire ; on n’aurait catalogué qu’un fait de plus sans en déduire la moindre conséquence.

Maintenant à quelle condition l’usage de l’hypothèse est-il sans danger ?

Le ferme propos de se soumettre à l’expérience ne suffit pas ; il y a encore des hypothèses dangereuses ; ce sont d’abord, ce sont surtout celles qui sont tacites et inconscientes. Puisque nous les faisons sans le savoir, nous sommes impuissants à les abandonner. C’est donc là encore un service que peut nous rendre la physique mathématique. Par la précision qui lui est propre, elle nous oblige à formuler toutes les hypothèses que nous ferions sans elle, mais sans nous en douter.

Remarquons, d’autre part, qu’il importe de ne pas multiplier les hypothèses outre mesure et de ne les faire que l’une après l’autre. Si nous construisons une théorie fondée sur des hypothèses multiples, et, si l’expérience la condamne, quelle est parmi nos prémisses celle qu’il est nécessaire de changer ? Il sera impossible de le savoir. Et inversement, si l’expérience réussit, croira-t-on avoir vérifié toutes ces hypothèses à la fois ? Croira-t-on avec une seule équation avoir déterminé plusieurs inconnues ?

Il faut également avoir soin de distinguer entre les différentes sortes d’hypothèses. Il y a d’abord celles qui sont toutes naturelles et auxquelles on ne peut guère se soustraire. Il est difficile de ne pas supposer que l’influence des corps très éloignés est tout à fait négligeable, que les petits mouvements obéissent à une loi linéaire, que l’effet est une fonction continue de sa cause. J’en dirai autant des conditions imposées par la symétrie. Toutes ces hypothèses forment pour ainsi dire le fonds commun de toutes les théories de la physique mathématique. Ce sont les dernières que l’on doit abandonner.

Il y a une seconde catégorie d’hypothèses que je qualifierai d’indifférentes. Dans la plupart des questions, l’analyste suppose, au début de son calcul, soit que la matière est continue, soit, inversement, qu’elle est formée d’atomes. Il aurait fait le contraire que ses résultats n’en auraient pas été changés ; il aurait eu plus de peine à les obtenir, voilà tout. Si alors l’expérience confirme ses conclusions, pensera-t-il avoir démontré, par exemple, l’existence réelle des atomes ?

Dans les théories optiques s’introduisent deux vecteurs que l’on regarde, l’un comme une vitesse, l’autre comme un tourbillon. C’est là encore une hypothèse indifférente, puisqu’on serait arrivé aux mêmes conclusions en faisant précisément le contraire ; le succès de l’expérience ne peut donc prouver que le premier vecteur est bien une vitesse ; il ne prouve qu’une chose, c’est que c’est un vecteur ; c’est là la seule hypothèse qu’on ait réellement introduite dans les prémisses. Pour lui donner cette apparence concrète qu’exige la faiblesse de notre esprit, il a bien fallu le considérer, soit comme une vitesse, soit comme un tourbillon ; de même qu’il a fallu le représenter par une lettre, soit par x, soit par y ; mais le résultat, quel qu’il soit, ne prouvera pas que l’on a eu raison ou tort de le regarder comme une vitesse ; pas plus qu’il ne prouvera que l’on a eu raison ou tort de l’appeler x et non pas y.

Ces hypothèses indifférentes ne sont jamais dangereuses, pourvu qu’on n’en méconnaisse pas le caractère. Elles peuvent être utiles, soit comme artifices de calcul, soit pour soutenir notre entendement par des images concrètes, pour fixer les idées, comme on dit. Il n’y a donc pas lieu de les proscrire.

Les hypothèses de la troisième catégorie sont les véritables généralisations. Ce sont elles que l’expérience doit confirmer ou infirmer. Vérifiées on condamnées, elles pourront être fécondes. Mais, pour les raisons que j’ai exposées, elles ne le seront que si on ne les multiplie pas.


Origine de la physique mathématique. — Pénétrons plus avant et étudions de plus près les conditions qui ont permis le développement de la physique mathématique. Nous reconnaissons du premier coup que les efforts des savants ont toujours tendu à résoudre le phénomène complexe donné directement par l’expérience en un nombre très grand de phénomènes élémentaires.

Et cela de trois manières différentes : d’abord dans le temps. Au lieu d’embrasser dans son ensemble le développement progressif d’un phénomène, on cherche simplement à relier chaque instant à l’instant immédiatement antérieur ; on admet que l’état actuel du monde ne dépend que du passé le plus proche, sans être directement influencé pour ainsi dire par le souvenir d’un passé lointain. Grâce à ce postulat, au lieu d’étudier directement toute la succession des phénomènes, on peut se borner à en écrire « l’équation différentielle » ; aux lois de Képler, on substitue celle de Newton.

Ensuite, on cherche à décomposer le phénomène dans l’espace. Ce que l’expérience nous donne, c’est un ensemble confus de faits se produisant sur un théâtre d’une certaine étendue ; il faut tâcher de discerner le phénomène élémentaire qui sera, au contraire, localisé dans une région très petite de l’espace.

Quelques exemples feront peut-être mieux comprendre ma pensée. Si l’on voulait étudier dans toute sa complexité la distribution de la température dans un solide qui se refroidit, on n’y pourrait jamais parvenir. Tout devient simple si l’on réfléchit qu’un point du solide ne peut directement céder de chaleur à un point éloigné ; il n’en cédera immédiatement qu’aux points les plus voisins, et c’est de proche en proche que le flux de chaleur pourra atteindre d’autres portions du solide. Le phénomène élémentaire, c’est l’échange de chaleur entre deux points contigus ; il est strictement localisé, et il est relativement simple, si l’on admet, comme il est naturel, qu’il n’est pas influencé par la température des molécules dont la distance est sensible.

Je ploie une verge ; elle va prendre une forme très compliquée dont l’étude directe serait impossible ; mais je pourrai l’aborder cependant, si j’observe que sa flexion n’est que la résultante de la déformation des éléments très petits de la verge, et que la déformation de chacun de ces éléments ne dépend que des forces qui lui sont directement appliquées et nullement de celles qui peuvent agir sur les autres éléments.

Dans tous ces exemples, que je pourrais multiplier sans peine, on admet qu’il n’y a pas d’action à distance ou du moins à grande distance. C’est là une hypothèse ; elle n’est pas toujours vraie, la loi de la gravitation nous le prouve ; il faut donc la soumettre à la vérification ; si elle est confirmée, même approximativement, elle est précieuse, car elle va nous permettre de faire de la physique mathématique au moins par approximations successives.

Si elle ne résiste pas à l’épreuve, il faut chercher autre chose d’analogue, car il y a encore d’autres moyens d’arriver au phénomène élémentaire. Si plusieurs corps agissent simultanément, il peut arriver que leurs actions soient indépendantes et s’ajoutent simplement les unes aux autres, soit à la façon des vecteurs, soit à la façon des quantités scalaires. Le phénomène élémentaire est alors l’action d’un corps isolé. Ou bien encore on a affaire à de petits mouvements, ou plus généralement à de petites variations, qui obéissent à la loi bien connue de la superposition. Le mouvement observé sera alors décomposé en mouvements simples, par exemple le son en ses harmoniques, la lumière blanche en ses composantes monochromatiques.

Quand on a discerné de quel côté il convient de chercher le phénomène élémentaire, par quels moyens peut-on l’atteindre ?

D’abord, il arrivera souvent que, pour le deviner, ou plutôt pour en deviner ce qui nous est utile, il ne sera pas nécessaire d’en pénétrer le mécanisme ; la loi des grands nombres suffira. Reprenons l’exemple de la propagation de la chaleur ; chaque molécule rayonne vers chaque molécule voisine ; suivant quelle loi, nous n’avons pas besoin de le savoir ; si nous supposions quelque chose à cet égard, ce serait une hypothèse indifférente et par conséquent inutile et invérifiable. Et, en effet, par l’action des moyennes et grâce à la symétrie du milieu, toutes les différences se nivellent et, quelle que soit l’hypothèse faite, le résultat est toujours le même.

La même circonstance se présente dans la théorie de l’élasticité, dans celle de la capillarité ; les molécules voisines s’attirent et se repoussent ; nous n’avons pas besoin de savoir d’après quelle loi ; il nous suffit que cette attraction ne soit sensible qu’aux petites distances, que les molécules soient très nombreuses, que le milieu soit symétrique et nous n’aurons plus qu’à laisser agir la loi des grands nombres.

Ici encore la simplicité du phénomène élémentaire se cachait sous la complication du phénomène résultant observable ; mais, à son tour, cette simplicité n’était qu’apparente et dissimulait un mécanisme très complexe.

Le meilleur moyen d’arriver au phénomène élémentaire serait évidemment l’expérience. Il faudrait, par des artifices expérimentaux, dissocier le faisceau complexe que la nature offre à nos recherches et en étudier avec soin les éléments aussi purifiés que possible ; par exemple, on décomposera la lumière blanche naturelle en lumières monochromatiques à l’aide du prisme et en lumières polarisées à l’aide du polariseur.

Malheureusement, cela n’est ni toujours possible, ni toujours suffisant et il faut quelquefois que l’esprit devance l’expérience. Je n’en citerai qu’un exemple qui m’a toujours vivement frappé :

Si je décompose la lumière blanche, je pourrai isoler une petite portion du spectre, mais, si petite qu’elle soit, elle conservera une certaine largeur. De même, les lumières naturelles dites monochromatiques nous donnent une raie très fine, mais qui n’est pas cependant infiniment fine. On pourrait supposer qu’en étudiant expérimentalement les propriétés de ces lumières naturelles, en opérant avec des raies spectrales de plus en plus fines, et en passant enfin à la limite, pour ainsi dire, on arrivera à connaître les propriétés d’une lumière rigoureusement monochromatique.

Cela ne serait pas exact. Je suppose que deux rayons émanent d’une même source, qu’on les polarise d’abord dans deux plans rectangulaires, qu’on les ramène ensuite au même plan de polarisation et qu’on cherche à les faire interférer. Si la lumière était rigoureusement monochromatique, ils interféreraient ; mais, avec nos lumières à peu près monochromatiques, il n’y aura pas d’interférence, et cela si étroite que soit la raie ; il faudrait, pour qu’il en fût autrement, qu’elle fût plusieurs millions de fois plus étroite que les plus fines raies connues.

Ici donc, le passage à la limite nous aurait trompés ; il a fallu que l’esprit devançât l’expérience et, s’il l’a fait avec succès, c’est qu’il s’est laissé guider par l’instinct de la simplicité.

La connaissance du fait élémentaire nous permet de mettre le problème en équation ; il ne reste plus qu’à en déduire par combinaison le fait complexe observable et vérifiable. C’est ce qu’on appelle l’intégration ; c’est là l’affaire du mathématicien.

On peut se demander pourquoi, dans les sciences physiques, la généralisation prend volontiers la forme mathématique. La raison est maintenant facile à voir ; ce n’est pas seulement parce que l’on a à exprimer des lois numériques ; c’est parce que le phénomène observable est dû à la superposition d’un grand nombre de phénomènes élémentaires tous semblables entre eux ; ainsi s’introduisent tout naturellement les équations différentielles.

Il ne suffit pas que chaque phénomène élémentaire obéisse à des lois simples, il faut que tous ceux que l’on a à combiner obéissent à la même loi. C’est alors seulement que l’intervention des mathématiques peut être utile ; les mathématiques nous apprennent, en effet, à combiner le semblable au semblable. Leur but est de deviner le résultat d’une combinaison, sans avoir besoin de refaire cette combinaison pièce à pièce. Si l’on a à répéter plusieurs fois une même opération, elles nous permettent d’éviter cette répétition en nous en faisant connaître d’avance le résultat par une sorte d’induction. Je l’ai expliqué plus haut, dans le chapitre sur le raisonnement mathématique.

Mais, pour cela, il faut que toutes ces opérations soient semblables entre elles ; dans le cas contraire, il faudrait évidemment se résigner à les faire effectivement l’une après l’autre et les mathématiques deviendraient inutiles.

C’est donc grâce à l’homogénéité approchée de la matière étudiée par les physiciens que la physique mathématique a pu naître.

Dans les sciences naturelles, on ne retrouve plus ces conditions : homogénéité, indépendance relative des parties éloignées, simplicité du fait élémentaire, et c’est pour cela que les naturalistes sont obligés de recourir à d’autres modes de généralisation.