La Science et l’Hypothèse/Chapitre 10

Flammarion (p. 189-212).

CHAPITRE X

Les théories de la Physique moderne.



Signification des théories physiques. — Les gens du monde sont frappés de voir combien les théories scientifiques sont éphémères. Après quelques années de prospérité, ils les voient successivement abandonnées ; ils voient les ruines s’accumuler sur les ruines ; ils prévoient que les théories aujourd’hui à la mode devront succomber à leur tour à bref délai et ils en concluent qu’elles sont absolument vaines. C’est ce qu’ils appellent la faillite de la science.

Leur scepticisme est superficiel ; ils ne se rendent nul compte du but et du rôle des théories scientifiques, sans cela ils comprendraient que les ruines peuvent être encore bonnes à quelque chose.

Nulle théorie ne semblait plus solide que celle de Fresnel qui attribuait la lumière aux mouvements de l’éther. Cependant, on lui préfère maintenant celle de Maxwell. Cela veut-il dire que l’œuvre de Fresnel a été vaine ? Non, car le but de Fresnel n’était pas de savoir s’il y a réellement un éther, s’il est ou non formé d’atomes, si ces atomes se meuvent réellement dans tel ou tel sens ; c’était de prévoir les phénomènes optiques.

Or, cela, la théorie de Fresnel le permet toujours, aujourd’hui aussi bien qu’avant Maxwell. Les équations différentielles sont toujours vraies ; on peut toujours les intégrer par les mêmes procédés et les résultats de cette intégration conservent toujours toute leur valeur.

Et qu’on ne dise pas que nous réduisons ainsi les théories physiques au rôle de simples recettes pratiques ; ces équations expriment des rapports et, si les équations restent vraies, c’est que ces rapports conservent leur réalité. Elles nous apprennent, après comme avant, qu’il y a tel rapports entre quelque chose et quelque autre chose ; seulement, ce quelque chose nous l’appelions autrefois mouvement, nous l’appelons maintenant courant électrique. Mais ces appellations n’étaient que des images substituées aux objets réels que la nature nous cachera éternellement. Les rapports véritables entre ces objets réels sont la seule réalité que nous puissions atteindre, et la seule condition, c’est qu’il y ait les mêmes rapports entre ces objets qu’entre les images que nous sommes forcés de mettre à leur place. Si ces rapports nous sont connus, qu’importe si nous jugeons commode de remplacer une image par une autre.

Que tel phénomène périodique (une oscillation électrique, par exemple) soit réellement dû à la vibration de tel atome qui, se comportant comme un pendule, se déplace véritablement dans tel ou tel sens, voilà ce qui n’est ni certain ni intéressant. Mais qu’il y ait entre l’oscillation électrique, le mouvement du pendule et tous les phénomènes périodiques une parenté intime qui correspond à une réalité profonde ; que cette parenté, cette similitude, ou plutôt ce parallélisme se poursuive dans le détail ; qu’elle soit une conséquence de principes plus généraux, celui de l’énergie et celui de la moindre action ; voilà ce que nous pouvons affirmer ; voilà la vérité qui restera toujours la même sous tous les costumes dont nous pourrons juger utile de l’affubler.

On a proposé de nombreuses théories de la dispersion ; les premières étaient imparfaites et ne contenaient qu’une faible part de vérité. Ensuite est venue celle de Helmholtz ; puis on l’a modifiée de diverses manières et son auteur lui-même en a imaginé une autre fondée sur les principes de Maxwell. Mais, chose remarquable, tous les savants qui sont venus après Helmholtz sont arrivés aux mêmes équations, en partant de points de départ en apparence très éloignés. J’oserai dire que ces théories sont toutes vraies à la fois, non seulement parce qu’elles nous font prévoir les mêmes phénomènes, mais parce qu’elles mettent en évidence un rapport vrai, celui de l’absorption et de la dispersion anormale. Dans les prémisses de ces théories, ce qu’il y a de vrai, c’est ce qui est commun à tous les auteurs ; c’est l’affirmation de tel ou tel rapport entre certaines choses que les uns appellent d’un nom et les autres d’un autre.

La théorie cinétique des gaz a donné lieu à bien des objections, auxquelles on pourrait difficilement répondre si l’on avait la prétention d’y voir la vérité absolue. Mais toutes ces objections n’empêcheront pas qu’elle a été utile et qu’elle l’a été en particulier en nous révélant un rapport vrai et sans elle profondément caché, celui de la pression gazeuse et de la pression osmotique. En ce sens, on peut donc dire qu’elle est vraie.

Quand un physicien constate une contradiction entre deux théories qui lui sont également chères, il dit quelquefois : Ne nous inquiétons pas de cela mais tenons fermement les deux bouts de la chaîne bien que les anneaux intermédiaires nous soient cachés. Cet argument de théologien embarrassé serait ridicule si l’on devait attribuer aux théories physiques le sens que leur donnent les gens du monde. En cas de contradiction, l’une d’elles au moins devrait alors être regardée comme fausse. Il n’en est plus de même si l’on y cherche seulement ce qu’on y doit chercher. Il peut se faire qu’elles expriment l’une et l’autre des rapports vrais et qu’il n’y ait de contradiction que dans les images dont nous avons habillé la réalité.

À ceux qui trouvent que nous restreignons trop le domaine accessible au savant, je répondrai : Ces questions, que nous vous interdisons et que vous regrettez, ne sont pas seulement insolubles, elles sont illusoires et dépourvues de sens.

Tel philosophe prétend que toute la physique s’explique par les chocs mutuels des atomes. S’il veut dire simplement qu’il y a entre les phénomènes physiques les mêmes rapports qu’entre les chocs mutuels d’un grand nombre de billes, rien de mieux, cela est vérifiable, cela est peut-être vrai. Mais il veut dire quelque chose de plus ; et nous croyons le comprendre parce que nous croyons savoir ce que c’est que le choc en soi ; pourquoi ? Tout simplement parce que nous avons vu souvent des parties de billard. Entendrons-nous que Dieu, en contemplant son œuvre, éprouve les mêmes sensations que nous en présence d’un match de billard ? Si nous ne voulons pas donner à son assertion ce sens bizarre, si nous ne voulons pas non plus du sens restreint que j’expliquais tout à l’heure et qui est le bon, elle n’en a plus aucun.

Les hypothèses de ce genre n’ont donc qu’un sens métaphorique. Le savant ne doit pas plus se les interdire, que le poète ne s’interdit les métaphores ; mais il doit savoir ce qu’elles valent. Elles peuvent être utiles pour donner une satisfaction à l’esprit, et elles ne seront pas nuisibles pourvu qu’elles ne soient que des hypothèses indifférentes.

Ces considérations nous expliquent pourquoi certaines théories, que l’on croyait abandonnées et définitivement condamnées par l’expérience, renaissent tout à coup de leurs cendres et recommencent une vie nouvelle. C’est qu’elles exprimaient des rapports vrais ; et qu’elles n’avaient pas cessé de le faire quand, pour une raison ou pour une autre, nous avions cru devoir énoncer les mêmes rapports dans un autre langage. Elles avaient ainsi conservé une sorte de vie latente.

Il y a quinze ans à peine, y avait-il rien de plus ridicule, de plus naïvement vieux jeu que les fluides de Coulomb ? Et pourtant les voilà qui reparaissent sous le nom d’électrons. En quoi ces molécules électrisées d’une façon permanente diffèrent-elles des molécules électriques de Coulomb ? Il est vrai que, dans les électrons, l’électricité est supportée par un peu de matière, mais si peu ; en d’autres termes, elles ont une masse (et encore voilà qu’aujourd’hui on la leur conteste) ; mais Coulomb ne refusait pas la masse à ses fluides, ou, s’il le faisait, ce n’était qu’à regret. Il serait téméraire d’affirmer que la croyance aux électrons ne subira plus d’éclipse ; il n’en était pas moins curieux de constater cette renaissance inattendue.

Mais l’exemple le plus frappant est le principe de Carnot. Carnot l’a établi en partant d’hypothèses fausses ; quand on s’aperçut que la chaleur n’est pas indestructible, mais peut être transformée en travail, on abandonna complètement ses idées ; puis Clausius y revint et les fit définitivement triompher. La théorie de Carnot, sous sa forme primitive, exprimait, à côté de rapports véritables, d’autres rapports inexacts, débris des vieilles idées ; mais la présence de ces derniers n’altérait pas la réalité des autres. Clausius n’a eu qu’à les écarter comme on émonde des branches mortes.

Le résultat a été la seconde loi fondamentale de la thermodynamique. C’étaient toujours les mêmes rapports ; quoique ces rapports n’eussent plus lieu, au moins en apparence, entre les mêmes objets. C’en était assez pour que le principe conservât sa valeur. Et même les raisonnements de Carnot n’ont pas péri pour cela ; ils s’appliquaient à une matière entachée d’erreur ; mais leur forme (c’est-à-dire l’essentiel) demeurait correcte.

Ce que je viens de dire éclaire en même temps le rôle des principes généraux tels que le principe de moindre action, ou celui de la conservation de l’énergie.

Ces principes ont une très haute valeur ; on les a obtenus en cherchant ce qu’il y avait de commun dans l’énoncé de nombreuses lois physiques ; ils représentent donc comme la quintessence d’innombrables observations.

Toutefois, de leur généralité même résulte une conséquence sur laquelle j’ai appelé l’attention dans le chapitre VIII, c’est qu’ils ne peuvent plus ne pas être vérifiés. Comme nous ne pouvons pas donner de l’énergie une définition générale, le principe de la conservation de l’énergie signifie simplement qu’il y a quelque chose qui demeure constant. Eh bien, quelles que soient les notions nouvelles que les expériences futures nous donneront sur le monde, nous sommes sûrs d’avance qu’il y aura quelque chose qui demeurera constant et que nous pourrons appeler énergie.

Est-ce à dire que le principe n’a aucun sens et s’évanouit en une tautologie ? Nullement, il signifie que les différentes choses auxquelles nous donnons le nom d’énergie sont liées par une parenté véritable ; il affirme entre elles un rapport réel. Mais alors si ce principe a un sens, il peut être faux ; il peut se faire qu’on n’ait pas le droit d’en étendre indéfiniment les applications et cependant il est assuré d’avance d’être vérifié dans l’acception stricte du mot ; comment donc serons-nous avertis quand il aura atteint toute l’extension qu’on peut légitimement lui donner ? C’est tout simplement quand il cessera de nous être utile, c’est-à-dire de nous faire prévoir sans nous tromper des phénomènes nouveaux. Nous serons sûrs en pareil cas que le rapport affirmé n’est plus réel ; car sans cela il serait fécond ; l’expérience, sans contredire directement une nouvelle extension du principe, l’aura cependant condamnée.


La physique et le mécanisme. — La plupart des théoriciens ont une prédilection constante pour les explications empruntées à la mécanique ou à la dynamique. Les uns seraient satisfaits s’ils pouvaient rendre compte de tous les phénomènes par les mouvements de molécules s’attirant mutuellement suivant certaines lois. Les autres sont plus exigeants, ils voudraient supprimer les attractions à distance ; leurs molécules suivraient des trajectoires rectilignes dont elles ne pourraient être déviées que par des chocs. D’autres encore, comme Hertz, suppriment aussi les forces, mais supposent leurs molécules soumises à des liaisons géométriques analogues, par exemple, à celles de nos systèmes articulés ; ils veulent ainsi réduire la dynamique à une sorte de cinématique.

Tous, en un mot, veulent plier la nature à une certaine forme en dehors de laquelle leur esprit ne saurait être satisfait. La nature sera-t-elle assez flexible pour cela ?

Nous examinerons la question au chapitre XII à propos de la théorie de Maxwell. Toutes les fois que les principes de l’énergie et de la moindre action sont satisfaits, nous verrons non seulement qu’il y a toujours une explication mécanique possible, mais qu’il y en a toujours une infinité. Grâce à un théorème bien connu de M. Königs sur les systèmes articulés, on pourrait montrer qu’on peut d’une infinité de manières, tout expliquer par des liaisons à la manière de Hertz, ou encore par des forces centrales. On démontrerait sans doute aussi facilement que tout peut toujours s’expliquer avec de simples chocs.

Pour cela, il faut, bien entendu, ne pas se contenter de la matière vulgaire, de celle qui tombe sous nos sens et dont nous observons directement les mouvements. Ou bien on supposera que cette matière vulgaire est formée d’atomes dont les mouvements intestins nous échappent, le déplacement d’ensemble restant seul accessible à nos sens. Ou bien on imaginera quelqu’un de ces fluides subtils qui, sous le nom d’éther ou sous d’autres noms, ont joué de tout temps un si grand rôle dans les théories physiques.

Souvent on va plus loin et l’on regarde l’éther comme la seule matière primitive ou même comme la seule matière véritable. Les plus modérés considèrent la matière vulgaire comme de l’éther condensé, ce qui n’a rien de choquant ; mais d’autres en réduisent plus encore l’importance et n’y voient plus que le lieu géométrique des singularités de l’éther. Par exemple, pour Lord Kelvin, ce que nous appelons matière n’est que le lieu des points où l’éther est animé de mouvements tourbillonnaires ; pour Riemann, c’était le lieu des points où l’éther est constamment détruit ; pour d’autres auteurs plus récents, Wiechert ou Larmor, c’est le lieu des points où l’éther subit une sorte de torsion d’une nature toute particulière. Si l’on veut se placer à un de ces points de vue, je me demande de quel droit on étendra à l’éther, sous prétexte que c’est de la vraie matière, les propriétés mécaniques observées sur la matière vulgaire, qui n’est que de la fausse matière.

Les anciens fluides, calorique, électricité, etc., ont été abandonnés quand on s’est aperçu que la chaleur n’est pas indestructible. Mais ils l’ont été aussi pour une autre raison. En les matérialisant, on accentuait pour ainsi dire leur individualité, on creusait entre eux une sorte d’abîme. Il a bien fallu le combler quand on a eu un sentiment plus vif de l’unité de la nature, et qu’on a aperçu les relations intimes qui en relient toutes les parties. Non seulement les anciens physiciens, en multipliant les fluides, créaient des êtres sans nécessité, mais ils rompaient des liens véritables.

Il ne suffit pas qu’une théorie n’affirme pas des rapports faux, il faut qu’elle ne dissimule pas des rapports vrais.

Et notre éther, existe-t-il réellement ?

On sait d’où nous vient la croyance à l’éther. Si la lumière nous arrive d’une étoile éloignée, pendant plusieurs années, elle n’est plus sur l’étoile et elle n’est pas encore sur la terre, il faut bien qu’alors elle soit quelque part et soutenue, pour ainsi dire, par quelque support matériel.

On peut exprimer la même idée sous une forme plus mathématique et plus abstraite. Ce que nous constatons ce sont les changements subis par les molécules matérielles ; nous voyons, par exemple, que notre plaque photographique éprouve les conséquences des phénomènes dont la masse incandescente de l’étoile a été le théâtre plusieurs années auparavant. Or, dans la mécanique ordinaire, l’état du système étudié ne dépend que de son état à un instant immédiatement antérieur ; le système satisfait donc à des équations différentielles. Au contraire, si nous ne croyions pas à l’éther, l’état de l’univers matériel dépendrait non seulement de l’état immédiatement antérieur, mais d’états beaucoup plus anciens ; le système satisferait à des équations aux différences finies. C’est pour échapper à cette dérogation aux lois générales de la mécanique que nous avons inventé l’éther.

Cela ne nous obligerait encore qu’à remplir, avec l’éther, le vide interplanétaire, mais non de le faire pénétrer au sein des milieux matériels eux-mêmes. L’expérience de Fizeau va plus loin. Par l’interférence des rayons qui ont traversé de l’air ou de l’eau en mouvement, elle semble nous montrer deux milieux différents se pénétrant et pourtant se déplaçant l’un par rapport à l’autre. On croit toucher l’éther du doigt.

On peut concevoir cependant des expériences qui nous le feraient toucher de plus près encore. Supposons que le principe de Newton, de l’égalité de l’action et de la réaction, ne soit plus vrai si on l’applique à la matière seule et qu’on vienne à le constater. La somme géométrique de toutes les forces appliquées à toutes les molécules matérielles ne serait plus nulle. Il faudrait bien, si on ne voulait changer toute la mécanique, introduire l’éther, pour que cette action que la matière paraîtrait subir fût contrebalancée par la réaction de la matière sur quelque chose.

Ou bien encore je suppose que l’on reconnaisse que les phénomènes optiques et électriques sont influencés par le mouvement de la terre. On serait conduit à conclure que ces phénomènes pourraient nous révéler non seulement les mouvements relatifs des corps matériels, mais ce qui semblerait être leurs mouvements absolus. Il faudrait bien encore qu’il y eût un éther, pour que ces soi-disant mouvements absolus ne fussent pas leurs déplacements par rapport à un espace vide, mais leurs déplacements par rapport à quelque chose de concret.

En arrivera-t-on jamais là ? Je n’ai pas cette espérance, je dirai tout à l’heure pourquoi, et cependant elle n’est pas si absurde, puisque d’autres l’ont eue.

Par exemple, si la théorie de Lorentz, dont je parlerai plus loin en détail au chapitre XIII, était vraie, le principe de Newton ne s’appliquerait pas à la matière seule et la différence ne serait pas très loin d’être accessible à l’expérience.

D’un autre côté, on a fait bien des recherches sur l’influence du mouvement de la terre. Les résultats ont toujours été négatifs. Mais si l’on a entrepris ces expériences, c’est qu’on n’en était pas sûr d’avance, et même, d’après les théories régnantes, la compensation ne serait qu’approchée, et l’on devrait s’attendre à voir des méthodes précises donner des résultats positifs.

Je crois qu’une telle espérance est illusoire ; il n’en était pas moins curieux de montrer qu’un succès de ce genre nous ouvrirait, en quelque sorte, un monde nouveau.

Et maintenant il faut qu’on me permette une digression ; je dois expliquer, en effet, pourquoi je ne crois pas, malgré Lorentz, que des observations plus précises puissent jamais mettre en évidence autre chose que les déplacements relatifs des corps matériels. On a fait des expériences qui auraient dû déceler les termes du premier ordre ; les résultats ont été négatifs ; cela pouvait-il être par hasard ? Personne ne l’a admis ; on a cherché une explication générale, et Lorentz l’a trouvée ; il a montré que les termes du premier ordre devaient se détruire, mais il n’en était pas de même de ceux du second. Alors on a fait des expériences plus précises ; elles ont aussi été négatives ; ce ne pouvait non plus être l’effet du hasard ; il fallait une explication ; on l’a trouvée ; on en trouve toujours ; les hypothèses, c’est le fonds qui manque le moins.

Mais ce n’est pas assez ; qui ne sent que c’est encore là laisser au hasard un trop grand rôle ? Ne serait-ce pas aussi un hasard que ce singulier concours qui ferait qu’une certaine circonstance viendrait juste à point pour détruire les termes du premier ordre, et qu’une autre circonstance, tout à fait différente, mais tout aussi opportune, se chargerait de détruire ceux du second ordre ? Non, il faut trouver une même explication pour les uns et pour les autres, et alors tout nous porte à penser que cette explication vaudra également pour les termes d’ordre supérieur, et que la destruction mutuelle de ces termes sera rigoureuse et absolue.


État actuel de la science. — Dans l’histoire du développement de la physique, on distingue deux tendances inverses. D’une part, on découvre à chaque instant des liens nouveaux entre des objets qui semblaient devoir rester à jamais séparés ; les faits épars cessent d’être étrangers les uns aux autres ; ils tendent à s’ordonner en une imposante synthèse. La science marche vers l’unité et la simplicité.

D’autre part, l’observation nous révèle tous les jours des phénomènes nouveaux ; il faut qu’ils attendent longtemps leur place et quelquefois, pour leur en faire une, on doit démolir un coin de l’édifice. Dans les phénomènes connus eux-mêmes, où nos sens grossiers nous montraient l’uniformité, nous apercevons des détails de jour en jour plus variés ; ce que nous croyions simple redevient complexe et la science paraît marcher vers la variété et la complication.

De ces deux tendances inverses, qui semblent triompher tour à tour, laquelle l’emportera ? Si c’est la première, la science est possible ; mais rien ne le prouve a priori, et l’on peut craindre qu’après avoir fait de vains efforts pour plier la nature malgré elle à notre idéal d’unité, débordés par le flot toujours montant de nos nouvelles richesses, nous ne devions renoncer à les classer, abandonner notre idéal, et réduire la science à l’enregistrement d’innombrables recettes.

À cette question, nous ne pouvons répondre. Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’observer la science d’aujourd’hui et de la comparer à celle d’hier. De cet examen nous pourrons sans doute tirer quelques présomptions.

Il y a un demi-siècle, on avait conçu les plus grandes espérances. La découverte de la conservation de l’énergie et de ses transformations venait de nous révéler l’unité de la force. Elle montrait ainsi que les phénomènes de la chaleur pouvaient s’expliquer par des mouvements moléculaires. Quelle était la nature de ces mouvements, on ne le savait pas au juste, mais on ne doutait pas qu’on le sût bientôt. Pour la lumière la tâche semblait complètement accomplie. En ce qui concerne l’électricité, on était moins avancé. L’électricité venait de s’annexer le magnétisme. C’était un pas considérable vers l’unité, un pas définitif. Mais comment l’électricité rentrerait-elle à son tour dans l’unité générale, comment se ramènerait-elle au mécanisme universel ? On n’en avait aucune idée. La possibilité de cette réduction n’était cependant mise en doute par personne, on avait la foi. Enfin, en ce qui concerne les propriétés moléculaires des corps matériels, la réduction semblait encore plus facile, mais tout le détail restait dans un brouillard. En un mot, les espérances étaient vastes, elles étaient vives, mais elles étaient vagues.

Aujourd’hui, que voyons-nous ?

D’abord un premier progrès, progrès immense. Les rapports de l’électricité et de la lumière sont maintenant connus ; les trois domaines de la lumière, de l’électricité et du magnétisme, autrefois séparés, n’en forment plus qu’un ; et cette annexion semble définitive.

Cette conquête, toutefois, nous a coûté quelques sacrifices. Les phénomènes optiques rentrent comme cas particuliers dans les phénomènes électriques ; tant qu’ils restaient isolés, il était aisé de les expliquer par des mouvements qu’on croyait connaître dans tous leurs détails, cela allait tout seul ; mais maintenant une explication, pour être acceptable, doit s’étendre sans peine au domaine électrique tout entier. Or, cela ne marche pas sans difficultés.

Ce que nous avons de plus satisfaisant, c’est la théorie de Lorentz qui, ainsi que nous le verrons au dernier chapitre, explique les courants électriques par les mouvements de petites particules électrisées ; c’est sans contredit celle qui rend le mieux compte des faits connus, celle qui met en lumière le plus grand nombre de rapports vrais, celle dont on retrouvera le plus de traces dans la construction définitive. Néanmoins elle a encore un défaut grave, que j’ai signalé plus haut ; elle est contraire au principe de Newton, de l’égalité de l’action et de la réaction ; ou plutôt ce principe, aux yeux de Lorentz, ne serait pas applicable à la matière seule ; pour qu’il fût vrai, il faudrait tenir compte des actions exercées par l’éther sur la matière et de la réaction de la matière sur l’éther. Or, jusqu’à nouvel ordre, il est vraisemblable que les choses ne se passent pas ainsi.

Quoi qu’il en soit, grâce à Lorentz, les résultats de Fizeau sur l’optique des corps en mouvement, les lois de la dispersion normale et anormale et de l’absorption se trouvent rattachés entre eux et aux autres propriétés de l’éther par des liens qui sans aucun doute ne se rompront plus. Voyez la facilité avec laquelle le phénomène nouveau de Zeeman a trouvé sa place toute prête, et a même aidé à classer la rotation magnétique de Faraday qui était restée rebelle aux efforts de Maxwell ; cette facilité prouve bien que la théorie de Lorentz n’est pas un assemblage artificiel destiné à se dissoudre. On devra probablement la modifier, mais non la détruire.

Mais Lorentz n’avait d’autre ambition que d’embrasser dans un même ensemble toute l’optique et l’électro-dynamique des corps en mouvement ; il n’avait pas la prétention d’en donner une explication mécanique. Larmor va plus loin ; conservant la théorie de Lorentz dans ce qu’elle a d’essentiel, il y greffe pour ainsi dire les idées de Mac-Cullagh sur la direction des mouvements de l’éther. Pour lui la vitesse de l’éther aurait même direction et même grandeur que la force magnétique. Cette vitesse nous est donc connue puisque la force magnétique est accessible à l’expérience. Quelque ingénieuse que soit cette tentative, le défaut de la théorie de Lorentz subsiste et même il s’aggrave. L’action n’est pas égale à la réaction. Avec Lorentz, nous ne savions pas quels sont les mouvements de l’éther ; grâce à cette ignorance, nous pouvions les supposer tels que, compensant ceux de la matière, ils rétablissent l’égalité de l’action et de la réaction. Avec Larmor, nous connaissons les mouvements de l’éther et nous pouvons constater que la compensation ne se fait pas.

Si Larmor a à mon sens échoué, cela veut-il dire qu’une explication mécanique est impossible ? Loin de là : j’ai dit plus haut que dès qu’un phénomène obéit aux deux principes de l’énergie et de la moindre action, il comporte une infinité d’explications mécaniques ; il en est donc ainsi des phénomènes optiques et électriques.

Mais cela ne suffit pas ; pour qu’une explication mécanique soit bonne, il faut qu’elle soit simple ; il faut que, pour la choisir entre toutes celles qui sont possibles, on ait d’autres raison que la nécessité de faire un choix. Eh bien, une théorie qui satisfasse à cette condition et par conséquent qui puisse servir à quelque chose, nous n’en avons pas encore. Devons-nous nous en plaindre ? Ce serait oublier quel est le but poursuivi ; ce n’est pas le mécanisme, le vrai, le seul but, c’est l’unité.

Nous devons donc borner notre ambition ; ne cherchons pas à formuler une explication mécanique ; contentons-nous de montrer que nous pourrions toujours en trouver une si nous le voulions. À cela, nous avons réussi ; le principe de la conservation de l’énergie n’a reçu que des confirmations ; un second principe est venu s’y joindre, celui de la moindre action, mis sous la forme qui convient à la physique. Lui aussi a toujours été vérifié, au moins en ce qui concerne les phénomènes réversibles qui obéissent ainsi aux équations de Lagrange, c’est-à-dire aux lois les plus générales de la mécanique.

Les phénomènes irréversibles sont beaucoup plus rebelles. Eux aussi cependant s’ordonnent et tendent à rentrer dans l’unité ; la lumière qui les a éclairés nous est venue du principe de Carnot. Longtemps la thermodynamique s’est confinée dans l’étude de la dilatation des corps et de leurs changements d’état. Depuis quelque temps, elle s’est enhardie et elle a considérablement élargi son domaine. Nous lui devons la théorie de la pile, celle des phénomènes thermo-électriques ; il n’est pas dans toute la physique de coin qu’elle n’ait exploré et elle s’est attaquée à la chimie elle-même. Partout règnent les mêmes lois ; partout, sous la diversité des apparences, on retrouve le principe de Carnot ; partout aussi ce concept si prodigieusement abstrait de l’entropie, qui est aussi universel que celui de l’énergie et semble comme lui recouvrir une réalité. La chaleur rayonnante paraissait devoir lui échapper ; on l’a vue récemment plier sous les mêmes lois.

Par là nous sont révélées des analogies nouvelles, qui souvent se poursuivent dans le détail ; la résistance ohmique ressemble à la viscosité des liquides ; l’hystérésis ressemblerait plutôt au frottement des solides. Dans tous les cas, le frottement paraît le type sur lequel se calquent les phénomènes irréversibles les plus divers, et cette parenté est réelle et profonde.

On a cherché aussi une explication mécanique proprement dite de ces phénomènes. Ils ne s’y prêtaient guère. Pour la trouver, il a fallu supposer que l’irréversibilité n’est qu’une apparence, que les phénomènes élémentaires sont réversibles et obéissent aux lois connues de la dynamique. Mais les éléments sont extrêmement nombreux et se mêlent de plus en plus, de sorte que pour nos yeux grossiers tout paraît tendre vers l’uniformité, c’est-à-dire que tout semble marcher dans le même sens, sans espoir de retour. L’irréversibilité apparente n’est ainsi qu’un effet de la loi des grand nombres. Seul un être dont les sens seraient infiniment subtils, comme le démon imaginaire de Maxwell, pourrait démêler cet écheveau inextricable et ramener le monde en arrière.

Cette conception, qui se rattache à la théorie cinétique des gaz, a coûté de grands efforts et a été en somme assez peu féconde ; elle pourra le devenir. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si elle ne conduit pas à des contradictions et si elle est bien conforme à la véritable nature des choses.

Signalons toutefois les idées originales de M. Gouy sur le mouvement brownien. D’après ce savant, ce singulier mouvement échapperait au principe de Carnot. Les particules qu’il met en branle seraient plus petites que les mailles de cet écheveau si serré ; elles seraient donc en mesure de les démêler et par là de faire marcher le monde à contre-courant. On croirait voir à l’œuvre le démon de Maxwell.

En résumé, les phénomènes anciennement connus se classent de mieux en mieux ; mais des phénomènes nouveaux viennent réclamer leur place ; la plupart d’entre eux, comme celui de Zeemann, l’ont trouvée tout de suite.

Mais nous avons les rayons cathodiques, les rayons X, ceux de l’uranium et du radium. Il y a là tout un monde que nul ne soupçonnait. Que d’hôtes inattendus il faut caser !

Personne ne peut encore prévoir la place qu’ils occuperont. Mais je ne crois pas qu’ils détruiront l’unité générale, je crois plutôt qu’ils la compléteront. D’une part, en effet, les radiations nouvelles semblent liées aux phénomènes de luminescence ; non seulement elles excitent la fluorescence, mais elles prennent naissance quelquefois dans les mêmes conditions qu’elle.

Elles ne sont pas non plus sans parenté avec les causes qui font éclater l’étincelle sous l’action de la lumière ultra-violette.

Enfin, et surtout, on croit retrouver dans tous ces phénomènes de véritables ions animés, il est vrai, de vitesses incomparablement plus fortes que dans les électrolytes.

Tout cela est bien vague, mais tout cela se précisera.

La phosphorescence, l’action de la lumière sur l’étincelle, c’étaient là des cantons un peu isolés, et par suite un peu délaissés par les chercheurs. On peut espérer maintenant qu’on va construire une nouvelle ligne qui facilitera leurs communications avec la science universelle.

Non seulement nous découvrons des phénomènes nouveaux, mais dans ceux que nous croyions connaître, se révèlent des aspects imprévus. Dans l’éther libre, les lois conservent leur majestueuse simplicité ; mais la matière proprement dite semble de plus en plus complexe ; tout ce qu’on en dit n’est jamais qu’approché et à chaque instant nos formules exigent de nouveaux termes.

Néanmoins les cadres ne sont pas rompus ; les rapports que nous avions reconnus entre des objets que nous croyions simples, subsistent encore entre ces mêmes objets quand nous connaissons leur complexité, et c’est cela seul qui importe. Nos équations deviennent de plus en plus compliquées, c’est vrai, afin de serrer de plus près la complication de la nature ; mais rien n’est changé aux relations qui permettent de déduire ces équations les unes des autres. En un mot, la forme de ces équations a résisté.

Prenons pour exemple les lois de la réflexion, Fresnel les avait établies par une théorie simple et séduisante que l’expérience semblait confirmer. Depuis, des recherches plus précises ont prouvé que cette vérification n’était qu’approximative ; elles ont montré partout des traces de polarisation elliptique. Mais, grâce à l’appui que nous prêtait la première approximation, on a trouvé tout de suite la cause de ces anomalies, qui est la présence d’une couche de passage ; et la théorie de Fresnel a subsisté dans ce qu’elle avait d’essentiel.

Seulement on ne peut s’empêcher de faire une réflexion : Tous ces rapports seraient demeurés inaperçus si l’on s’était douté d’abord de la complexité des objets qu’ils relient. Il y a longtemps qu’on l’a dit : Si Tycho avait eu des instruments dix fois plus précis, il n’y aurait jamais eu ni Képler, ni Newton, ni Astronomie. C’est un malheur pour une science de prendre naissance trop tard, quand les moyens d’observation sont devenus trop parfaits. C’est ce qui arrive aujourd’hui à la physico-chimie ; ses fondateurs sont gênés dans leurs aperçus par la troisième et la quatrième décimales ; heureusement, ce sont des hommes d’une foi robuste.

À mesure qu’on connaît mieux les propriétés de la matière, on y voit régner la continuité. Depuis les travaux d’Andrews et de Van del Wals, on se rend compte de la façon dont se fait le passage de l’état liquide à l’état gazeux et que ce passage n’est pas brusque. De même il n’y a pas un abîme entre les états liquide et solide, et dans les comptes rendus d’un Congrès récent on voyait à côté d’un travail sur la rigidité des liquides, un mémoire sur l’écoulement des solides.

À cette tendance la simplicité perd sans doute ; tel phénomène était représenté par plusieurs droites : il faut raccorder ces droites par des courbes plus ou moins compliquées. En revanche l’unité y gagne beaucoup. Ces catégories tranchées reposaient l’esprit, mais elles ne le satisfaisaient pas.

Enfin les méthodes de la physique ont envahi un domaine nouveau, celui de la chimie ; la physico-chimie est née. Elle est encore bien jeune, mais on voit déjà qu’elle nous permettra de relier entre eux des phénomènes tels que l’électrolyse, l’osmose, les mouvements des ions.

De ce rapide exposé, que conclurons-nous ?

Tout compte fait, on s’est rapproché de l’unité, on n’a pas été aussi vite qu’on l’espérait il y a cinquante ans, on n’a pas toujours pris le chemin prévu ; mais, en définitive, on a gagné beaucoup de terrain.