La Science et l’Agriculture - La Terre arable/02

La Science et l’Agriculture - La Terre arable
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 895-917).
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LA SCIENCE ET L’AGRICULTURE

LA TERRE ARABLE

II[1]
LE TRAVAIL DU SOL

On étonne profondément un cultivateur quand on lui demande pourquoi il travaille sa terre. Il sait bien que ce travail est nécessaire et qu’on le pratique depuis un temps immémorial ; une expérience journalière lui a si clairement démontré qu’une terre non ameublie ne donne que de misérables récoltes, qu’une discussion sur ce sujet lui paraît oiseuse. Si on insiste cependant, on s’aperçoit bien vite qu’il n’a que des connaissances empiriques ; des observations répétées lui ont appris comment il doit opérer pour ameublir sa terre, mais il ignore en quoi cet ameublissement est favorable à la végétation ; le déterminisme des phénomènes, comme disait Claude Bernard, lui échappe.

Il est naturel que cette ignorance ait longtemps persisté ; pour qu’elle se dissipât, il a fallu que les conditions de vie de la plante aient été découvertes et qu’on ait reconnu qu’elles ne sont assurées que dans une terre bien travaillée. Ces notions sont nouvelles, et quoiqu’elles ne soient pas encore complètes, il y a intérêt à les exposer, car en précisant l’effet utile de l’ameublissement du sol, on ne donne pas seulement satisfaction aux esprits curieux, on saisit l’opinion de projets dont la réalisation donnerait à la production agricole de notre pays un admirable essor ; or, ils ne seront exécutés que si le public, persuadé de leur utilité, les exige et les soutient.

Comment s’exécute le travail du sol ? Pourquoi ce travail est-il nécessaire ? En quoi des terres ameublies diffèrent-elles de celles qui n’ont pas été travaillées ? Telles sont les questions que je veux étudier aujourd’hui.


I. — L’AMEUBLISSEMENT DU SOL

Quand on parcourt, au mois d’août, une plaine récemment dépouillée de sa moisson, on aperçoit, entre les lignes de chaumes, une terre durcie par les ardeurs du soleil et desséchée par la récolte même qu’elle a portée ; elle est presque nue ; de place en place, cependant, apparaissent les plantes adventices : les liserons, les chardons et le terrible chiendent. Ce sont là des ennemis redoutables qu’il faut se hâter de détruire, car si on laisse les mauvaises herbes, pour prendre l’expression énergique des cultivateurs, mûrir leurs graines, les récoltes suivantes seront envahies et leur rendement diminué.

Habituellement, en été, la terre est trop dure pour qu’on en puisse remuer une grande épaisseur ; on tourne la difficulté en se bornant à briser la couche superficielle, c’est ce qu’on appelle donner un labour de déchaumage. On y emploie soit des charrues légères, soit des appareils spéciaux : extirpateurs, scarificateurs ou déchaumeuses. Ces instrumens sont aujourd’hui assez répandus pour que quelques mois suffisent à leur description. Sur un cadre de fer, soutenu par des roues de petit diamètre, sont disposées des barres transversales ; elles portent, distribuées en quinconces, des tiges de fer courbées en avant ; leur extrémité inférieure est armer de lames triangulaires tranchantes. Quand l’instrument, auquel sont attelés des chevaux ou une paire de bœufs, est mis en route, les lames pénètrent dans le sol, y tracent des sillon-rapprochés ; les racines des plantes adventices, celles des chaumes, sont coupées, amenées à la surface ; après quelques jours d’exposition au soleil, on rassemble avec une herse, puis un râteau à cheval, tous ces débris devenus assez secs pour être brûlés.

On déchaume non seulement pour détruire les mauvaises herbes, mais aussi pour briser la croûte dure qui recouvre la terre ; quand la pluie survient, au lieu de glisser sur une surface imperméable, elle pénètre, par les longues déchirures qu’ont faites les lames des scarificateurs, elle s’infiltre et rend la terre assez molle, assez souple pour qu’on puisse labourer.

Le travail a essentiellement pour but d’ameublir la terre, de la pulvériser jusqu’à 15, 20, ou même 30 centimètres ; on emploie à cette besogne les charrues, les herses et les rouleaux.

La charrue, l’instrument par excellence du cultivateur, celui qu’il a pris comme emblème de sa profession, découpe verticalement une bande de terre, la détache du fond et la retourne ; pour exécuter cette besogne, trois outils différens sont nécessaires : le contre, sorte de couteau vertical ; le soc, couteau horizontal et enfin le versoir, large lame sur laquelle glisse, tourne et se renverse la bande de terre, déjà détachée de la masse.

Sur deux roues, formant l’avant-train auquel les animaux sont attelés, est fixée une barre de bois ou de fer, l’âge, qui porte d’abord le coutre, ce solide couteau vertical, incliné en avant et destiné à fendre le sol. Il est souvent remplacé dans les charrues américaines par un disque roulant et tranchant qui n’exige pas des animaux un effort de traction aussi considérable que le coutre. La lame horizontale, le soc, se renfle à sa partie postérieure fixée au versoir, de façon qu’en avançant elle sépare du fond et soulève la bande de terre, déjà détachée de la paroi verticale par le coutre ; saisie par le versoir, dont la surface est contournée en hélice, cette bande de terre subit un mouvement de torsion qui la renverse et la couche obliquement sur le côté. Une pièce horizontale, le cep, fixée à l’âge, derrière le soc, donne à la charrue un solide point d’appui. Enfin, deux barres de bois, obliques et légèrement recourbées, les mancherons, faisant suite à l’âge, servent au laboureur à guider l’instrument.

La bande découpée se brise parfois si la terre est légère, mais plus habituellement les particules, rapprochées par le travail, se soudent et tombent sur le côté formant un long prisme quadrangulaire, qui ne repose : sur le fond, que par une arête ; sur le flanc, que par une partie de sa paroi. La bande est ainsi, en quelque sorte, placée en porte-à-faux ; elle donne prise, par ses arêtes saillantes, aux dents des herses, et peut être écrasée, pulvérisée, par les lourds rouleaux qui terminent le travail de l’ameublissement.

Dans les terres fortes, l’infiltration des eaux se fait mal ; pour leur ménager un écoulement, on laboure dans le sens de la pente de la pièce, et on confectionne des billons. Quand on a moins à craindre les eaux stagnantes, ou laboure en planches ; enfin quand les terres sont filtrantes, ou drainées, ou laboure à plat, et il est aisé de comprendre comment il faut opérer pour diviser la pièce en bandes plus ou moins bombées, ou au contraire laisser sa surface horizontale.

En avançant, la charrue ordinaire rejette toujours à droite du sens de son mouvement la terre détachée du fond. En allant et en revenant, elle verse donc la terre de deux côtés opposés. Quand on veut commencer un billon, on dirige l’attelage parallèlement à un des côtés du champ et on rejette, ainsi qu’il a été dit, la terre à droite du mouvement. Quand on arrive à l’extrémité de la pièce, on fait tourner les animaux et on entame la terre à une faible distance du premier sillon tracé, de façon que, retombant sur celle qui a déjà été relevée au parcours précédent, elle la recouvre légèrement, ou au moins s’appuie sur elle ; on a ainsi au milieu du champ une bande saillante. Si ensuite on continue le travail des deux côtés, parallèlement à la première direction, les deux bandes viennent s’appuyer sur cette saillie, mais sans en atteindre la hauteur. Si enfin, après avoir tracé quelques sillons des deux côtés de la crête, on fait repasser deux fois la charrue sur la même ligne, on rejettera la terre à droite en allant, puis à gauche en revenant, et on tracera une rigole, une enrayure qui limitera le billon et permettra aux eaux, descendant les petites pentes de cette surface bombée, de s’écouler en dehors de la pièce. Ces billons présentent l’avantage de débarrasser la terre des eaux stagnantes, mais ils ont, parmi beaucoup d’inconvéniens, celui de ne permettre l’emploi ni des semoirs, ni des faucheuses mécaniques.

Quand on laboure en planches, on espace d’autant plus les enrayures que la terre est plus filtrante ; quand, enfin, on travaille une terre légère, ou encore forte mais bien drainée, on laboure à plat, mais il convient alors d’employer une charrue très différente de celle que nous avons décrite, car, toutes les bandes devant être inclinées dans le même sens, il faudrait, après avoir parcouru le champ dans toute sa longueur, revenir au point de départ sans travailler, ce qui occasionnerait une énorme perte de temps. Pour obvier à cet inconvénient, on a imaginé la charrue à retournement ; une des plus employées est dite brabant double, ou encore tourne-oreilles. Sur le même âge se trouvent deux charrues complètes : coutre, soc et versoir ; elles sont montées dans le même plan vertical de telle sorte que l’une soit l’image de l’autre vue dans une glace. L’âge, sur lequel les deux charrues sont fixées, est mobile autour d’un axe horizontal et on peut, à volonté, faire travailler l’une ou l’autre des deux charrues.

Nous partons, le versoir rejette à droite la bande de terre découpée ; lorsque nous sommes arrivés à l’extrémité du parcours, nous ramenons la charrue à côté du sillon qu’elle vient de tracer, nous tournons l’âge et nous substituons à la charrue qui verse la terre à droite celle qui la couche à gauche, et les bandes, successivement détachées à l’aller et au retour, s’appuient régulièrement les unes sur les autres. Les brabans doubles sont souvent attelés de quatre bœufs et, bien qu’ils ne portent pas de mancherons, deux hommes sont nécessaires pour les conduire : l’un dirige l’attelage, l’autre, à l’arrière, s’assure que l’instrument fonctionne convenablement. Pour labourer avec la vieille charrue, un homme suffit ; il tient les mancherons et les guides des chevaux ; au départ, il vise un point de repère à l’extrémité de la pièce, dirige ses animaux assez adroitement pour que le sillon soit droit. On n’y réussit pas du premier coup et, bien souvent, nos jeunes gens de Grignon, qui, au début, sont plus habitués à feuilleter un dictionnaire ou à résoudre une équation qu’à conduire un attelage, ne tracent que des sillons ondulés ; ils s’appliquent cependant à suivre les indications du laboureur expérimenté qui les assiste de ses conseils, afin d’éviter les lazzis des camarades qui, impitoyablement, soulignent les maladresses.

La résistance que la terre oppose au travail de la charrue, croît avec sa ténacité et la profondeur du labour ; pour attaquer les terres fortes, on est amené à augmenter le nombre des animaux de trait ; on ne peut cependant dépasser une certaine limite, les difficultés de conduire de très longs attelages, de leur faire combiner leurs efforts, s’augmentent très vite et forcent de substituer aux animaux une machine à vapeur.

Le labourage à vapeur emploie presque toujours une machine locomobile qui, fixée sur le chemin qui borde la pièce à labourer, fait mouvoir un câble sans fin, lequel glisse, d’une part, sur une poulie placée près de la locomobile, et de l’autre, sur une seconde poulie, également à axe vertical, fixée à un chariot-ancre placé à l’autre extrémité du champ, en face de la locomobile. Une charrue à retournement est attachée au câble ; elle porte habituellement plusieurs appareils, de là son nom de polysocs. En avançant, elle laboure une première surface ; quand elle est arrivée au bout du sillon, la locomobile et le chariot-ancre se déplacent parallèlement de quelques mètres, on renverse la charrue polysocs qui, en revenant, laboure une bande à côté de celle qu’elle a fouillée pendant son parcours précédent.

Nos petits domaines de France se prêtent mal à l’emploi de des charrues mues par la vapeur, cependant elles sont utilisées dans les pays vignobles quand il s’agit de procéder à des défoncemens de grandes surfaces, jusqu’à une profondeur de 50 centimètres. Elles sont également employées avec avantage dans les grandes plaines de l’Ouest américain, où l’esprit des inventeurs s’est donné carrière en variant la disposition des câbles de traction, selon la forme des champs à travailler.

Le labour, quel que soit l’instrument employé, commence seulement l’ameublissement ; il laisse la terre hérissée de crêtes saillantes, qu’il faut aplanir, de mottes, qui doivent être pulvérisées. On y parvient à l’aide de herses, qui opèrent par déchirement, et de rouleaux spéciaux, dits brise-mottes.

Les herses les plus communes sont formées de cadres de bois armés de dents ; on lie plusieurs de ces herses les unes aux autres, on y attelle des chevaux, qui sont également attachés entre eux, de telle sorte qu’un homme suffit à conduire tout un système de herses ; leurs dents agissent à la façon de coins qui pénètrent dans le sol et s’y fraient un passage en le découpant en menus fragmens ; si elles travaillent bien, elles écrêtent les parties saillantes des bandes de terre, déchirent les mottes et les réduisent en poudre ; mais quand la terre est tenace, les mottes résistantes, il arrive que les herses sautent par-dessus, sans réussir à les broyer : aussi leur substitue-t-on souvent des instrumens dont le travail est plus efficace.

On a imaginé la herse norvégienne, composée d’un axe horizontal sur lequel sont montés, en grand nombre, des outils travailleurs en forme d’étoiles dont les cinq pointes tranchantes pénètrent dans les mottes pour les déchirer. On emploie également un pulvérisateur formé de deux arbres horizontaux, très légèrement inclinés l’un vers l’autre, de telle sorte qu’en roulant, des disques étroits et coupans, montés perpendiculairement sur les arbres, attaquent la terre obliquement, la pénètrent et l’émiettent. Ces deux appareils sont munis de sièges pour l’ouvrier, qui peut donner à son attelage une allure plus rapide que lorsqu’il marche à côté de lui.

Tous les appareils désignés sous les noms de scarificateurs, de cultivateurs, peuvent encore être employés utilement à la pulvérisation du sol labouré. On la termine à l’aide des rouleaux brise-mottes ; le plus en usage est dû au constructeur Croskill, dont il a pris le nom ; un grand nombre de petites roues, armées de dents, sont montées sur un arbre horizontal, autour duquel elles peuvent tourner ; mais, comme la surface sur laquelle le Croskill va rouler est très inégale, il ne faut pas que, lorsqu’une roue rencontre un obstacle qui la soulève, tout l’appareil soit soulevé également, ce qui ne manquerait pas de se produire si toutes les roues étaient invariablement fixées à l’arbre. Pour obvier à cet inconvénient, on a donné à chaque disque un moyeu de grande dimension par rapport à celui de l’arbre sur lequel il est enfilé, de sorte que, tout en tournant, il s’élève, s’il ne peut écraser la motte ou la pierre qu’il rencontre, puis s’abaisse, quand il les a dépassées.

Quand, après l’arrachage des betteraves, on prépare hâtivement la terre pour semer le blé d’automne, on se borne parfois à un labour léger, même à un coup de scarificateur, car l’arrachage des racines a déjà ameubli le sol ; mais si, au contraire, on ne doit ensemencer qu’au printemps, on trouve grand avantage à abandonner la terre après les labours d’automne et à ne pas chercher à détruire les grosses mottes qu’ils ont formées. Le proverbe dit : « La gelée mûrit les labours. » Au moment où la terre se gèle, ses particules cimentées par la glace paraissent irréductibles ; en réalité, la cohésion a disparu, toutes les particules de terre, rapprochées par le versoir, soudées les unes aux autres par la compression qu’il leur fait subir, sont séparées par la dilatation qu’éprouve l’eau en se solidifiant ; quand le dégel arrive, les mottes sont désagrégées et le travail du printemps se trouve grandement facilité. Lorsque l’hiver n’a pas été rigoureux, la pulvérisation des mottes est plus difficile ; elle est nécessaire cependant. En effet, sur une surface raboteuse, on ne peut faire passer un semoir mécanique ; le semis à la volée, lui-même, se fait mal, les graines tombent dans les trous, se répartissent inégalement, et la levée est irrégulière. En outre, dans les mottes gisantes sur le champ, ou incomplètement reliées au reste de la terre, l’aération et l’infiltration de l’eau se font mal. Si la pluie survient, elles restent gorgées d’eau et ne contiennent plus d’air ; si, au contraire, le temps est sec, elles perdent toute l’eau qu’elles renfermaient. Je les ai soumises à une étude spéciale et j’y ai toujours trouvé des proportions d’eau et d’air, plus faibles que dans les terres continues. Il est naturel qu’il en soit ainsi. Les particules de terre ne restent agrégées en mottes que lorsqu’elles sont soudées les unes aux autres ; ce qui implique que les vides, dans lesquels se logent l’air et l’eau, soient restreints.

Le travail des herses et des rouleaux brise-mottes est donc tout aussi nécessaire que celui de la charrue elle-même ; au printemps, son intervention devient parfois dangereuse, car elle peut provoquer, dans un sol encore mal ressuyé des pluies d’hiver, une nouvelle formation de mottes, très difficiles à réduire, puisqu’on ne peut plus compter sur l’action efficace de la gelée.

Il faut avoir été soi-même victime d’un travail entrepris mal à propos, avoir eu à gémir sur une terre gâtée, pour comprendre quelle connaissance approfondie un bon praticien doit avoir de sa terre, afin de la prendre à temps et de savoir quelle façon il convient de lui donner. Dire d’un cultivateur qu’il connaît bien sa terre est un des plus grands éloges qu’on puisse faire de son habileté.

Au lieu d’utiliser la force des animaux, la petite culture ne met en œuvre que les bras de l’homme ; ils servent même parfois aux défrichemens et j’ai vu en Algérie de longues bandes de Marocains ouvrir, à grands coups de pioche, les terres incultes sur lesquelles on voulait planter la vigne. Le jardinier, le maraîcher, qui tiennent des terres depuis longtemps en culture, se bornent à les bêcher, et ce travail, habilement exécuté, ameublit le sol bien plus complètement que ne le peuvent faire les instrumens attelés, mis en œuvre sur de grandes surfaces.


II. — LES EFFETS DE L’AMEUBLISSEMENT

À l’aide des charrues, des herses, des rouleaux, on a pulvérisé la terre ; elle est bien ameublie. Quelles propriétés nouvelles a-t-elle acquises qui légitiment le pénible travail auquel nous nous sommes appliqués ? C’est là ce qu’il s’agit de préciser.

Pour que de tout temps on ait reconnu que la fécondité du sol est étroitement liée à son ameublissement, il faut que la plante trouve dans une terre bien travaillée les conditions favorables à son développement, et que celles-ci fassent défaut, au moins partiellement, dans un sol durci par la sécheresse, ou tassé par la pluie. Or, une plante ne se développe normalement que si elle envoie ses racines dans un milieu aéré, humide et si elle y trouve en quantité suffisante ses alimens : nitrates, phosphates, sels de chaux et de potasse. Nous sommes donc conduits, pour comprendre les effets heureux du travail du sol, à comparer l’aération, l’approvisionnement d’eau, les transformations que subissent les substances propres à l’alimentation végétale, dans une terre meuble et dans une terre tassée.

À quelque état qu’elle se trouve, la terre est toujours très poreuse ; les petites particules solides qui la composent sont loin de s’encastrer complètement les unes dans les autres ; elles laissent au contraire, entre elles, de nombreux espaces vides dans lesquels se logent de l’air et de l’eau. On le reconnaît aisément en comparant le poids spécifique d’une terre à sa densité. Quand on remplit d’une terre en poudre un vase d’un litre, qu’on l’y tasse par des secousses répétées, on constate un poids de 1 300 à 1 400 grammes, tandis que si, par une des méthodes usitées en physique, on détermine sa densité, on arrive à 2,5 ou 2,6. Cette énorme différence indique clairement qu’une terre qui paraît tassée est bien loin cependant de former une masse continue. Ses particules laissent entre elles des vides, dont on peut mesurer grossièrement l’étendue en versant doucement, dans le litre de terre tassée, de l’eau contenue dans un vase gradué, jusqu’au moment où elle forme une très légère couche à la surface. On réussit d’ordinaire à faire pénétrer dans la terre de 300 à 400 centimètres cubes d’eau, qui se logent dans les interstices, en chassant l’air qui les occupait.

Ce sont là des expériences de laboratoire qui ne donnent pas une idée précise de l’état d’aération d’une terre en place, bien travaillée et d’une autre terre abandonnée à la végétation spontanée. J’ai procédé à cette détermination à l’aide de cadres, boîtes carrées sans fond, en tôle, dont les parois verticales sont rebroussées à angle droit à la partie supérieure. Les côtés horizontaux des deux cadres que j’ai employés avaient 20 centimètres, mais la hauteur de l’un était de 15 centimètres, celle de l’autre de 20 ; ces cadres présentaient donc une capacité de 6 et de 8 litres. On conçoit aisément qu’en enfonçant un de ces cadres, jusqu’à ce que les rebords s’appliquent exactement sur le sol, on emprisonne 6 ou 8 litres de terre, puis, qu’en pesant, on ait un nombre dont on défalque d’abord le poids du cadre, de façon à trouver le poids de la terre enlevée. En déterminant au laboratoire la quantité d’eau que contient un petit échantillon de cette terre, on calcule aisément l’humidité à retrancher pour avoir le poids de la terre sèche. En divisant enfin ce dernier nombre par la densité, on a le volume occupé par la terre sèche jet, en y ajoutant celui de l’eau, qui se confond avec son poids, on obtient un chiffre très inférieur à 6, ou à 8, capacité des cadres employés[2]. La différence représente l’air contenu dans le sol.

On constate ainsi qu’une terre bien travaillée à la bêche renferme jusqu’à 45 volumes d’air sur 100 ; elle est donc extraordinairement poreuse. D’autres terres, soumises aux travaux moins parfaits exécutés par les instrumens attelés, contenaient de 30 à 40 volumes d’air pour 100 volumes de terre. En appliquant ce mode de recherche à des terres de prairies, ou de forêts, abandonnées à la végétation spontanée depuis un temps immémorial sans avoir jamais été ouvertes par la charrue, on s’aperçoit avec étonnement qu’elles renferment encore une grande quantité d’air : 20 volumes sur 100, environ. Les différences ne sont donc pas aussi considérables qu’on aurait pu le supposer ; elles sont trop faibles pour qu’on puisse admettre que le travail du sol a essentiellement pour but de l’aérer. On est d’autant mieux persuadé que ce n’est pas là son utilité principale, que toutes les analyses de l’air extrait du sol montrent qu’il est oxygéné. Or, quand on enferme de l’air et de la terre humide dans un flacon, et qu’après quelques jours on procède à l’analyse, on reconnaît que tout l’oxygène a disparu et qu’il est partiellement remplacé par de l’acide carbonique. Si l’air contenu dans le sol est oxygéné, c’est donc qu’il n’y est pas confiné, comme on le dit quelquefois à tort, mais qu’il est, au contraire, en libre communication avec l’atmosphère et que les échanges sont constans. Ils sont déterminés par les variations barométriques et, en outre, par les dilatations et contractions successives que subit l’air du sol, échauffé pendant le jour, ou refroidi pendant la nuit.

L’air circule librement dans le sol toutes les fois que l’eau n’y fait pas obstacle ; quand une terre très forte ne renferme pas une dose suffisante de calcaire, elle se gorge d’eau ; il en est de même d’une terre qui repose sur un sous-sol imperméable et non incliné. Dans ces conditions, la terre est mal aérée, mais, pour l’assainir, les travaux d’ameublissement habituels deviennent insuffisans. Il faut la rendre filtrante, ce à quoi on réussit par le chaulage ; la débarrasser des eaux stagnantes, en y posant des drains. Ce sont là deux opérations spéciales, sur lesquelles nous reviendrons.

Il ne suffit pas, pour que nos plantes prospèrent, qu’elles trouvent dans la terre une atmosphère oxygénée, il faut encore qu’elles y puisent d’énormes quantités d’eau. La terre doit être non seulement un magasin bien garni de matières alimentaires, mais encore un réservoir où s’abreuvent les racines pendant les longues périodes de sécheresse.

Voyons donc si l’approvisionnement d’eau est mieux assuré dans une terre bien travaillée que dans une autre qui n’a pas été ouverte par la charrue, puis émiettée par la herse et les rouleaux.

Il est d’observation usuelle, tout d’abord, que l’eau glisse sans pénétrer, sur une surface dure et polie, comme est celle d’une terre après la moisson, tandis qu’elle s’infiltre dans une terre ameublie ; nous reconnaissons sans peine que le labour de déchaumage, que nous avons donné aussitôt après que le blé et l’avoine ont été récoltés, a non seulement pour but de détruire les mauvaises herbes, ainsi que cela a été dit, mais encore d’assurer la pénétration des premières pluies d’automne.

On voit mieux, au reste, l’effet de l’ameublissement en exécutant au laboratoire quelques expériences d’une extrême simplicité. On introduit dans deux entonnoirs de verre des échantillons de la même terre bien pulvérisée, présentant le même poids ; l’un est laissé meuble, l’autre, au contraire, est tassé au maximum, ce à quoi on ne parvient qu’en le mouillant légèrement et en le comprimant à l’aide d’une surface métallique. Quand ces deux terres sont ainsi préparées, on fait tomber, sur l’une et sur l’autre, de l’eau en pluie, à l’aide d’un de ces pulvérisateurs à main très répandus aujourd’hui, jusqu’à ce que le changement de teinte annonce que la terre est mouillée sur toute sa profondeur ; puis on pèse, afin de savoir quelle est la quantité d’eau qui a pu se loger dans la terre meuble et dans la terre tassée. La première retient infiniment plus d’eau que la seconde, la proportion est souvent de 3 à 2, parfois du double. Il est naturel qu’il en soit ainsi ; les vides dans lesquels l’eau peut se loger sont plus nombreux, plus spacieux dans la terre meuble que dans la terre tassée, et c’est déjà là un fait d’un haut intérêt. Ce n’est pas tout : continuons à faire tomber l’eau en pluie sur les deux terres saturées, l’une et l’autre ; le liquide qui arrive sur la terre meuble continue à s’infiltrer rapidement, il traverse et tombe au-dessous de l’entonnoir ; la pluie qui tombe sur la terre tassée n’y pénètre qu’avec une extrême difficulté ; elle ne tarde pas à former une nappe à la surface. Or, elle n’y séjourne que parce que les bords de l’entonnoir la retiennent ; visiblement, si elle était tombée sur un sol légèrement incliné, elle aurait glissé et se serait écoulée jusqu’au ruisseau voisin ; ou, si elle avait séjourné, elle aurait disparu par évaporation, au premier rayon de soleil.

Pour mieux savoir comment l’eau s’infiltre dans les terres, meubles ou tassées, j’ai fait construire des cloches en cuivre rouge, munies, au fond et sur les parois, de tubulures placées les unes au-dessous des autres ; puis, après avoir garni l’une de terre meuble et l’autre de terre tassée, je les ai exposées à la pluie pendant l’hiver, en ayant soin de les loger dans des boîtes de bois garnies de sable, afin de les garantir de réchauffement extérieur. Les tubulures latérales passaient au travers d’une des parois de ces boîtes, de façon qu’on pût toujours prélever aux diverses hauteurs des échantillons de terre, pour y déterminer l’humidité.

On reconnaît ainsi que, très vite, l’eau descend au travers de la terre meuble ; après quelques jours, les couches profondes sont aussi humides que les couches superficielles. Il n’en est plus de même pour la terre tassée ; après un mois, on ne trouve encore que de faibles quantités d’eau dans les couches profondes. Dans un cas, toute la hauteur de terre ameublie est mouillée ; dans l’autre, l’eau reste dans les couches supérieures. Si on prolonge l’expérience assez longtemps pour que les deux terres soient saturées et que l’eau s’écoule par l’orifice inférieur, puis qu’on mesure l’eau écoulée dans un flacon, qui simule le sous-sol sur lequel repose la terre, on constate des résultats du plus haut intérêt.

Quand on a opéré sur une terre forte, on a trouvé que sur 100 d’eau tombée, il en reste 21,9 dans le lot ameubli et seulement 10, 2 dans celui qui a été tassé ; ce dernier n’a laissé couler dans le flacon inférieur que 9,6 tandis que 64,4 de l’eau tombée a traversé la terre ameublie ; l’évaporation n’y a été que de 13,7 ; pour la terre tassée elle s’est élevée à 80,1.

Ainsi, une terre bien travaillée se charge de plus d’eau qu’une terre tassée, elle enrichit infiniment plus son sous-sol et, naturellement, perd beaucoup moins par évaporation.

Les expériences, que je rapporte ici un peu longuement, car elles me paraissent de nature à préciser Futilité du travail du sol, ont aussi porté sur une terre légère, et tout d’abord elles ont conduit à des résultats analogues aux précédens ; mais au cours des observations, il s’est produit un fait curieux : du 5 au 13 février 1898, la terre a reçu 251 centimètres cubes d’eau de pluie et a laissé couler 295 centimètres cubes d’eau de drainage ; plus, par conséquent, qu’il ne lui en est arrivé.

A priori, ce résultat paraît invraisemblable, puisqu’il montre qu’après la pluie, la terre retient moins d’eau qu’elle n’en contenait avant l’averse, ou encore, que sous l’influence de la pluie la terre s’est desséchée. On n’était pas cependant victime d’une illusion ; on avait déjà observé en 1892 que la pluie tombée du 2 au 12 novembre, représentant seulement 59 mm, 4, l’eau de drainage, écoulée d’une case de végétation laissée en jachère, atteignait 61 mm, 5. Pour comprendre comment les choses se sont passées, il faut se rappeler qu’une terre ameublie est très poreuse, qu’elle présente de nombreux espaces vides ; les particules ne s’y touchent que par quelques points, elles sont dans un état d’équilibre instable, que la pluie détruit. Quand elle est prolongée, elle tasse la terre, le volume de celle-ci diminue, ses particules s’écroulent et comblent les espaces vides, l’eau en est chassée, comme elle l’est d’une éponge qu’on presse dans la main.

Cette observation montre clairement que l’ameublissement n’est pas durable, il disparaît sous l’influence des pluies prolongées. En 1896, j’ai trouvé qu’une terre qui contenait 30 volumes d’air sur 100 après quelques pluies légères, n’en renfermait plus que 20 quand elle eut reçu de copieuses averses. Elle était donc infiniment plus tassée, moins poreuse après la pluie qu’avant. C’est précisément parce que la pluie détruit l’ameublissement obtenu par l’emploi des instrumens que tous les ans il faut le rétablir et que le travail du sol est incessant. Quand une terre a été bien travaillée, elle garde cependant une certaine perméabilité ; ainsi la terre meuble de l’expérience précédente laissa couler dans le sous-sol 64, 4 centièmes de l’eau tombée, contre 30 centièmes qui traversèrent la terre systématiquement tassée. En travaillant la terre, on lui permet d’absorber une grande quantité d’eau et d’en emmagasiner dans le sous-sol de puissantes réserves, et la fraction de l’eau tombée, perdue par évaporation, est minime ; elle est énorme au contraire quand la pluie arrive sur une terre non ameublie. Elle s’infiltre mal, séjourne à la surface et reprend aisément l’état de vapeur ; si elle pénètre, elle ne descend que lentement, s’arrête dans les couches superficielles et reste soumise à une puissante cause de déperdition ; quand la surface s’échauffe et se dessèche, l’eau remonte aisément, car la capillarité est puissante dans ce milieu dont les particules solides sont très rapprochées ; un mouvement ascensionnel s’établit, l’approvisionnement d’eau diminue peu à peu, et, quand l’été arrive, les plantes, mal abreuvées, ne fournissent que de médiocres récoltes.

Non seulement la terre meuble retient plus d’eau que la terre tassée, mais, en outre, elle laisse couler dans le sous-sol une réserve qui exerce souvent une action décisive sur l’abondance des rendemens, particulièrement sur ceux du blé.

Les cases de végétation de Grignon m’en fournissent un excellent exemple. Je les ai déjà décrites ici même et je me borne à rappeler que ce sont de grandes boites carrées, en ciment, de deux mètres de côté et d’un mètre de profondeur ; après avoir couvert le fond d’une couche de cailloux de deux centimètres d’épaisseur pour assurer l’écoulement des eaux de drainage, on a rempli les cases avec la terre qu’on avait enlevée au moment de leur construction. Cette terre est donc identique à celle des parcelles voisines, et cependant les récoltes de blé sont sensiblement plus faibles sur les cases qu’en pleine terre ; tandis qu’en moyenne je n’ai obtenu pendant ces six dernières années, en calculant à l’hectare, que 20 quintaux métriques de blé des cases, j’en récoltais 30 sur les parcelles voisines.

Pour saisir les causes de cette différence, il faut se rappeler que les racines ne prennent l’eau dans le sol que par l’intermédiaire de poils, très faciles à voir à la loupe et encore mieux au microscope, et qu’à cause de leur fonction on appelle « poils absorbans. » Les racines du blé n’en sont garnies que dans leurs parties les plus jeunes, nouvellement développées. Au mois de juin, toute la partie supérieure de la racine en est dépourvue, ils ne sont abondans qu’aux extrémités. J’ai fait vider, il y a déjà quelques années, une case ensemencée en blé et j’ai vu les racines s’enfoncer tout droit dans le sol, dépasser la bonne terre pour venir s’enrouler dans les cailloux du fond et s’y ramifier en tous sens. Bien que la profondeur des cases ne soit, ainsi qu’il vient d’être dit, que d’un mètre, on a pu en extraire une racine d’une longueur de 1 m, 75. Les parties jeunes des racines, celles qui sont chargées de poils absorbans, ne trouvent pas d’eau dans les cailloux qui garnissent le fond, et comme la partie supérieure de la racine ne peut profiter de l’humidité de la bonne terre qu’elle traverse, puisque les poils absorbans font défaut, la tige aérienne du blé est mal abreuvée, elle jaunit rapidement dès le mois de juin, se dessèche, et la récolte est faible.

Dans les champs, les racines traversent la bonne terre, comme elles le font dans les cases, mais elles ne rencontrent pas d’obstacles à leur élongation, elles s’enfoncent dans le sous-sol, profitant pour passer de tous les trous forés par les insectes, et, si les réserves sont abondantes dans ces profondeurs, la récolte est bonne.

Je connais dans la Limagne d’Auvergne une pièce dont les rendemens en blé sont presque toujours excellens ; j’y ai fait exécuter des fouilles ; à 1 m, 50 environ, on trouve une couche absolument mouillée ; elle alimente une population de roseaux, dont les tiges vertes se mêlent en juillet aux épis dorés de la moisson. Les plus belles récoltes de blé que nous ayons faites dans le Nord et le Pas-de-Calais, feu M. Porion et moi, nous ont été données par une pièce reposant sur une couche d’argile, tellement imperméable qu’il avait fallu drainer. Dans cette argile, l’eau ne faisait jamais défaut, et l’on a recueilli, sur cette terre forte, jusqu’à 48 quintaux de grain par hectare. Ces terres fortes, à sous-sol argileux, sont essentiellement des terres à blé, mais elles n’acquièrent toute leur valeur qu’autant qu’elles ont été assez bien ameublies pour constituer dans leur sous-sol de puissantes réserves d’humidité.

Quand on fait creuser une tranchée dans un champ de betteraves, de façon à voir la disposition des racines, on reconnaît qu’elles ne s’enfoncent pas dans les profondeurs comme celles du blé, elles ne dépassent guère 50 ou 60 centimètres, elles profitent surtout de l’eau que renferme la couche ameublie ; aussi, pour obtenir de bonnes récoltes de racines, y a-t-il avantage à augmenter l’épaisseur de cette couche par des labours profonds. Pour cette culture cependant, comme pour celle du blé, les réserves du sous-sol exercent dans certains cas une action décisive. Pendant les années humides, les betteraves des cases sont aussi belles que celles de pleine terre, les rendemens s’équilibrent ; pendant les années sèches, au contraire, les différences deviennent considérables ; dans les parcelles, l’eau du sous-sol remonte par capillarité jusqu’aux couches moyennes et y tempère l’influence désastreuse de la sécheresse, qui sévit dans les cases, où ces réserves font défaut. Pendant l’automne très sec de 1895, les betteraves à sucre des parcelles ont présenté une grande richesse, leur composition cependant n’avait rien d’anormal ; dans les cases, au contraire, où l’approvisionnement du sous-sol n’existe pas, on a recueilli de petites racines, racornies, desséchées à un point tel qu’elles renfermaient 64 centièmes d’humidité au lieu de 78 à 80, qu’on y dose d’ordinaire.

Approvisionner d’eau la couche ameublie, assurer de puissantes réserves dans le sous-sol, telle nous paraît être la principale utilité du travail obstiné du cultivateur ; mieux la terre est émiettée, plus elle est perméable et plus aussi l’infiltration est facile. Or, si cette pénétration est utile quand la plante a formé ses racines et qu’elles arrivent dans les profondeurs, il est un moment, au contraire, où l’infiltration devient nuisible, où il faut retenir l’eau dans la couche superficielle, c’est l’époque des semis. La graine ne germe qu’autant qu’elle est imprégnée d’humidité ; pour que la levée soit régulière, c’est-à-dire pour que l’embryon contenu dans la graine utilise à la formation de ses organes rudimentaires, radicelle et tigelle, les alimens qui l’enveloppent, pour que ces réserves soient dissoutes et assimilées, il faut que la graine ait absorbé de l’eau.

La réussite du semis n’est certaine que si la terre est humide ; et, si les divers travaux auxquels se livre le cultivateur ont essentiellement pour but d’assurer la descente de l’eau dans le sol, comment va-t-il opérer pour qu’au contraire la couche superficielle soit mouillée ? Il va exécuter une opération non seulement différente, mais inverse, des précédentes. Pendant l’automne, l’hiver, le printemps, il a ameubli sa terre, il l’a émiettée, rendue poreuse, de façon que toute l’eau tombée fût recueillie, emmagasinée, mise à l’abri de l’évaporation ; après les semailles, il faut opérer autrement et retenir l’eau de la pluie dans les couches superficielles et même favoriser son ascension, par capillarité, des couches profondes jusqu’à la surface. L’expérience a enseigné depuis longtemps ce qu’il convient de faire pour y réussir ; aussitôt qu’un jardinier a semé des graines, il piétine la plate-bande où il vient de les enfouir… les cultivateurs agissent d’une façon analogue, ils font passer sur les jeunes semis de lourds rouleaux unis, des rouleaux plombeurs, qui tassent la terre et en diminuent les vides.

Je me suis assuré, par des expériences directes, exécutées par la méthode des cadres, qu’une terre est moins poreuse, moins chargée d’air, après le roulage qu’avant cette opération, et d’autre part, ce qui était bien facile à prévoir, que l’eau s’élève plus facilement, plus haut, dans une terre tassée que dans celle qui a été ameublie, et, comme l’eau descend plus lentement dans un sol serré que dans une terre émiettée, on conçoit que le roulage soit tout à fait favorable à la réussite des semailles. Cette coïncidence entre les pratiques agricoles et les expériences de laboratoire nous affermit dans cette opinion que les diverses façons qu’on donne à la terre ont pour effet d’y assurer le mouvement de l’eau, mouvement de descente quand il s’agit de créer l’approvisionnement, mouvement ascensionnel, maintien dans les couches superficielles, quand il faut les conserver humides, pour assurer la levée des semis.

Nous avons fait travailler les charrues, les herses, les rouleaux ; les plantes semées commencent à montrer leurs tiges vertes ; allons-nous pouvoir nous reposer et attendre en paix la moisson prochaine ? Oui, sans doute, si nous avons ensemencé d’immenses espaces de peu de valeur, comme le font les Américains, et qu’il nous suffise d’une maigre récolte pour obtenir quand même de bons bénéfices ; non, au contraire, si nous visons les hauts rendemens et si, avec le blé, nous cultivons, en outre, betteraves et pommes de terre.

Les travaux du printemps et de l’été sont tellement impérieux que, pour les exécuter, nous réclamons une main-d’œuvre étrangère et que nous faisons venir, jusque dans le centre de la France, des équipes de Flamands, ou de Bretons, pour biner nos betteraves, ou sarcler nos pommes de terre.

L’âpre lutte pour la vie existe entre les espèces végétales aussi bien qu’entre les animaux. Les longs espaces vides que laissent entre eux nos jeunes semis sont bientôt envahis par les plantes adventices vigoureuses, robustes, qui reparaissent toujours, malgré le combat que nous leur livrons sans cesse ; elles s’installent, enfoncent leurs racines dans le sol, y puisent l’eau, les engrais, et prospèrent au grand détriment de nos jeunes semis, encore incapables de se défendre.

Quand on ne maîtrise pas, à l’aide d’un travail soigné, l’envahissement des plantes adventices, la récolte s’amoindrit. Je me rappelle avec quelle véhémence Georges Ville racontait qu’un régisseur indolent n’ayant pas combattu énergiquement les envahisseurs, les abondantes fumures distribuées avaient conduit seulement à récolter « des tombereaux de mauvaises herbes. »

Il faut donc les détruire, il faut sarcler, biner ; l’expérience enseigne qu’aucun travail n’est plus efficace. Mais, pourquoi l’est-il ? Un dicton populaire nous l’indique, il dit : « Deux binages valent un arrosage. » Si, comme d’ordinaire, ce proverbe est juste, s’il résume en quelques mots une longue suite d’observations, il nous apprend que le binage, qui n’apporte pas d’eau nouvelle, économise celle qui est emmagasinée et protège nos réserves.

On a cru longtemps qu’en brisant avec la houe la couche superficielle du sol, en y détruisant la capillarité, on empêchait l’eau d’arriver jusqu’à la surface où elle s’évapore. Pour vérifier cette hypothèse, on a exécuté des expériences nombreuses et variées ; sous le climat de Paris, elles ont complètement échoué. On n’a pas trouvé plus d’eau dans une terre nue, binée avec soin, que dans une autre qui n’avait pas reçu te travail. Quand on compare, au contraire, deux terres voisines : l’une, couverte de végétaux ; l’autre en jachère, on trouve des différences considérables ; la terre nue est toujours plus humide, et il ne peut en être autrement. Il ne faut jamais oublier combien est énorme la transpiration des plantes herbacées : pendant le temps qu’elles élaborent 1 kilogramme de matière sèche, elles rejettent dans l’atmosphère de 250 à 300 kilogrammes d’eau. Nous venons de voir que l’ameublissement de la terre a surtout pour effet d’y assurer un ample approvisionnement d’humidité, il importe, au plus haut point, de le réserver aux plantes cultivées ; nous devons les défendre énergiquement contre les convives imprévus qui viennent partager avec elles les réserves péniblement acquises. Si nous sommes négligens et que nous laissions s’installer ces hôtes avides : chardons, chiendent, etc., nos betteraves sont réduites à la portion congrue ; binons, au contraire, détruisons ces mauvaises herbes, et nous réservons pour nos récoltes toute l’humidité que le sol renferme. Débarrassées à deux reprises de ces consommateurs, nos plantes prospèrent comme si elles avaient reçu de l’eau d’irrigation, et c’est ainsi que l’on peut dire : « Deux binages valent un arrosage. » Nous arrivons donc toujours aux mêmes conclusions, toujours nous trouvons que ce travail incessant du cultivateur, qui commence aussitôt après la moisson, pour ne finir que pendant l’été suivant, que la charrue, les herses, les bêches et les houes qui déchirent le sol et le triturent, ne le font que pour y assurer l’approvisionnement d’eau et pour l’y défendre.

Cet effort continu est d’autant plus avantageux que l’eau est nécessaire non seulement à nos plantes de grande culture, mais aussi aux fermens qui fixent dans nos terres l’azote atmosphérique et à ceux qui transforment les matières organiques en nitrates assimilables.

Ces nitrates filtrent au travers de la terre sans être retenus, comme le sont les carbonates de potasse ou d’ammoniaque, de telle sorte qu’on est très bien renseigné sur l’activité des fermens nitrificateurs en étudiant les eaux qui ont traversé le sol, les eaux de drainage, et c’est précisément pour les recueillir que j’ai fait construire, au champ d’expériences de Grignon, les cases de végétation décrites plus haut. Quelques-unes ont été maintenues en jachère depuis le début des observations, et l’influence de l’humidité du sol sur l’énergie de la nitrification y apparaît avec une admirable netteté.

Pendant l’année écoulée, de mars 1894 à mars 1895, on n’a recueilli au pluviomètre que 420 millimètres d’eau ; les eaux de drainage, en calculant pour un hectare, ont entraîné 76 kilogrammes d’azote, contenu dans les nitrates. De mars 1896 à mars 1897 ; il est tombé 722 millimètres d’eau de pluie, et on a recueilli, au-dessous des cases en jachère, 203 kilogrammes d’azote nitrique par hectare, c’est-à-dire presque trois fois autant de nitrates que dans la saison précédente.

Quand on se rappelle qu’une très bonne récolte de blé ou de betteraves n’exige que de 100 à 120 kilogrammes d’azote par hectare, on serait tenté de croire que la nitrification qui s’établit naturellement dans la terre est suffisante pour subvenir aux besoins de nos cultures, et que l’acquisition du nitrate de soude grève inutilement nos budgets. On commettrait une grosse erreur : c’est seulement des terres en jachère qu’on obtient ces grandes quantités de nitrates ; les eaux de drainage qui s’écoulent au-dessous des terres cultivées sont beaucoup plus pauvres, et elles le sont non seulement parce que les plantes utilisent à leur profit les nitrates formés, mais parce qu’elles dessèchent le sol, en y puisant sans cesse pour subvenir à leur énorme transpiration.

Si on détermine la quantité d’azote contenue dans les récoltes des cases, et qu’on admette que tout cet azote a pénétré dans les végétaux à l’état de nitrates, puis qu’on ajoute au nombre ainsi calculé ce que renferment les eaux de drainage, on arrive à un chiffre plus faible que celui qu’on a trouvé dans les cases en jachère.

Dans un sol emblavé, il n’y a pas habituellement assez d’eau pour subvenir à la fois aux besoins des plantes et à l’activité des fermens nitriques.

Pendant l’année mars 1896-mars 1897, on a trouvé, en additionnant l’azote du blé, recueilli dans les cases de végétation, et celui qu’ont entraîné les eaux de drainage, 94 kilos par hectare ; ce n’est donc pas la moitié de ce que les cases en jachère ont donné. Le printemps a été relativement sec, et les fermens nitriques n’ont pu travailler que là où la terre n’a pas été desséchée par la végétation. Au contraire, l’été et l’automne 1897 ont été très humides ; cette année-là, sur quelques cases de végétation, on a semé du maïs-fourrage, tardivement, en mai, car on craint toujours les atteintes de la gelée pour cette plante d’origine méridionale. Son développement a coïncidé avec la période pluvieuse ; aussi, malgré l’énorme consommation d’eau du maïs, le sol est resté humide et la nitrification active. On a calculé que le maïs renfermait 174 kilos d’azote ; si on y ajoute les 23 kilos entraînés par les eaux de drainage, on retombe à peu près sur les 200 kilos des cases en jachère. Il y a eu assez d’eau pour subvenir à la fois à la vie des plantes et à celle des fermens.

Le travail du sol favorise la pénétration de l’eau dans le sol et, par cela même, la nitrification, la production du plus puissant des engrais azotés. Ce travail, cette trituration, exerce en outre une action spécifique d’une extrême énergie sur l’activité de la fermentation nitrique et, bien que la cause n’en soit pas encore complètement éclaircie, le fait présente en lui-même trop d’intérêt pour ne pas nous arrêter un instant.

C’est mon confrère à l’Académie, M. Schlœsing, qui le premier a observé cette influence très particulière de la trituration du sol ; j’en ai constaté moi-même des exemples fort curieux.

En 1891, je reçois du département de Seine-et-Marne un lot de terre que je pulvérise grossièrement avant de l’introduire dans de grands vases exposés à la pluie ; bientôt elle traverse la terre maintenue sans végétation, et s’écoule. Dans les eaux de drainage, analysées au mois de mars, on trouva : pour l’un des pots, par mètre cube, 584 grammes d’azote appartenant à des nitrates ; 539 grammes dans l’eau écoulée d’un autre. Au mois d’avril, 664 grammes pour l’un, 466 grammes pour l’autre. Ces nombres sont prodigieux ; d’ordinaire, les eaux de drainage des terres nues renferment 10, 20, ou 40 grammes d’azote nitrique par mètre cube. J’étais si peu préparé à comprendre les causes de cette nitrification excessive que je crus à quelque irrégularité dans l’envoi de terre ; mais l’année suivante, en 1892, des terres expédiées d’Auvergne présentèrent le même fait : on recueillit des eaux renfermant : dans un cas, 884 grammes, et dans l’autre, 4i0 grammes d’azote nitrique par mètre cube.

Évidemment, on se trouvait devant un phénomène qui méritait d’attirer l’attention, et on chercha à obtenir, par une trituration régulière, les grandes quantités de nitrates observées fortuitement. On y réussit parfaitement : tandis que des terres restées en place dans les pots, où elles étaient en observation depuis plusieurs années, renfermaient environ 20 milligrammes d’azote nitrique par kilogramme, d’autres échantillons remués, triturés à de fréquentes reprises dans un bâtiment de la Station agronomique, renfermaient respectivement, par kilogramme, 440, 510 et 710 milligrammes d’azote nitrique.

Une autre expérience, de plus longue durée, portant sur environ un mètre cube de terre maintenue humide et travaillée régulièrement à la bêche, dans une étable non habitée, a dévoilé des faits encore plus curieux. Non seulement les nitrates y ont augmenté peu à peu, tellement qu’après deux ans, l’azote qui en faisait partie atteignait la quantité énorme de 2 grammes par kilog., mais en outre l’azote des matières organiques n’avait pas diminué. Ce n’était pas celui des composés humiques qui s’était nitrifié, mais bien de l’azote atmosphérique, fixé dans le sol par action microbienne. Quels sont les mécanismes de cette fixation, de cette transformation ? Nous ne le savons encore que confusément ; il nous suffit d’avoir constaté le fait pour que nous reconnaissions à quel point le travail du sol est efficace.

Il l’est, pourvu que l’humidité ne fasse pas défaut et que la terre soit aérée. Ce sont là les conditions nécessaires à la vie des plantes et à celle des fermens.

Autant l’eau qui se renouvelle est salutaire, autant l’eau stagnante est nuisible, et le travail du sol a pour but, non seulement de faire pénétrer l’eau, mais encore d’en assurer l’écoulement.

Il est des cas, cependant, où il devient impuissant, quand la terre, riche en argile, est collante, que ses particules, se soudant les unes aux autres, forment pendant l’hiver des boues imperméables, qui deviennent dures comme la brique pendant les sécheresses de l’été. Pour tirer parti des sols de cette nature, il faut faire intervenir les amendemens calcaires.

Il est encore un autre cas dans lequel les améliorations foncières sont nécessaires, c’est celui d’une terre plate, à sous-sol imperméable ; j’ai décrit déjà le beau travail exécuté par notre regretté confrère de l’Académie, M. Chambrelent, dans les landes de Gascogne, que les eaux stagnantes rendaient improductives ; assainies par des fossés d’écoulement, elles ont été boisées. Dans la Sologne, dans la Dombe, les eaux stagnantes ont exercé longtemps une influence funeste sur la production agricole et même sur la santé des habitans. L’eau n’est salutaire, n’engendre la fertilité, qu’autant qu’elle se renouvelle sans cesse, et dans nombre de départemens, nous voyons notre blé jaunir en hiver, parce que les racines trempent dans une eau dont l’écoulement n’est pas assuré. Les terres de cette nature doivent être drainées. Chaulage, drainage, telles sont les améliorations foncières dont nous nous occuperons dans un autre travail.

Supposons, comme disent les géomètres, le problème résolu ; nos terres sont saines : soit que leurs élémens se trouvent réunis en proportions convenables, soit que nous ayons chaulé et drainé. Comment pousser nos rendemens assez haut pour qu’ils assurent aux cultivateurs de larges bénéfices ? Pour donner à notre pays une puissance de production qu’il n’a jamais connue, il faut y construire des canaux d’arrosage, il faut irriguer ; et ce sera l’œuvre grandiose à laquelle devra se consacrer le XXe siècle. Celui qui finit a couvert la France d’un vaste réseau de chemins de fer ; grâce à lui, nos produits circulent ; ils peuvent s’accroître sans que l’encombrement amène les baisses de prix désastreuses si fréquentes jadis. Avec des eaux abondantes, notre région méridionale obtiendrait une richesse qu’on ne rencontre encore que là où les eaux arrivent.

En avançant en âge, quand, par métier, on a été en relations avec beaucoup de cultivateurs, on les a entendus bien souvent se plaindre : il m’est arrivé cependant, une fois, d’entendre des producteurs vanter la prospérité de leur pays ; c’était en 1891 à Saint-Rémy de Provence. L’Association Française pour l’avancement des sciences, dont j’étais président cette année-là, avait été en excursion dans cette petite ville ; à notre arrivée, le maire nous adressa un compliment de bienvenue et, connaissant la profession du Président, voulut bien attribuer aux travaux des agronomes la prospérité agricole dont jouissait le pays ; en réalité elle était due à l’abondance des eaux d’irrigation, qui avait permis d’entreprendre avec grand profit la production des graines de fleurs. Dans le Midi, là où l’eau arrive, à la grande culture se joint le jardinage. À côté de prairies, d’un bon rapport puisqu’on coupe cinq ou six fois dans le cours d’une année, on obtient, dès le premier printemps, des gerbes de fleurs, des primeurs qu’on expédie dans les pays du Nord, encore engourdis par les froids de l’hiver. Plus tard, ce sont des légumes frais, des fruits, dont la vente procure de larges bénéfices.

Dans le Centre et dans le Nord même, les eaux d’arrosage arrivant à propos nous préserveraient des sécheresses désastreuses comme celle de 1893 qui a coûté à la France des centaines de millions de francs, elles rendraient habituelles les bonnes récoltes si rares aujourd’hui. En 1898, nous avons obtenu 131 millions d’hectolitres de blé, on a presque atteint les 134 millions produits en 1874, ce qu’on n’avait jamais revu depuis vingt-quatre ans. Bien des conditions favorables doivent être réunies pour que ces hauts rendemens soient réalisés ; une d’entre elles, celle qui domine toutes les autres, s’est manifestée en 1898 : le mois de mai a été pluvieux.

Près de la moitié de la population de la France vit de la culture ; péniblement, tous les ans, nos paysans rétablissent l’ameublissement de leurs terres, détruit par les eaux pluviales. Ils assurent ainsi la pénétration, l’emmagasinement, la circulation de ces eaux ; si elles arrivent en temps opportun, la récolte est bonne et le labeur trouve sa juste récompense ; si elles font défaut, leurs efforts sont vains, leur peine perdue ! N’est-il pas temps de venir en aide aux praticiens ? Puisque nous savons qu’il travaillent pour que leurs terres soient humides, hâtons-nous de mettre à leur portée les eaux qui s’écoulent inutiles jusqu’à la mer.

Je m’efforcerai prochainement de montrer les avantages que notre pays tirerait de la construction de canaux d’irrigation dont les eaux rendraient infiniment plus efficace qu’il ne l’est aujourd’hui le travail du sol.


P.-P. DEHÉRAIN.

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1898.
  2. Le détail des déterminations se trouve dans le tome XXII des Annales agronomiques, p. 449.