Paris, Éd. du monde moderne (p. 211-230).


CHAPITRE VII


Les Limites de la Sagesse

La juste dignité du sage ne permet pas aux spontanéités voisines de dévorer sa spontanéité et de troubler son rythme ; l’équitable modestie du sage l’empêche de nuire aux autres spontanéités humaines : il essaie parfois d’éclairer, jamais de diriger. Telle, la sagesse défend son domaine contre les envahissements des autres disciplines, et elle se garde d’envahir les autres domaines.

Parmi les emphatiques folies des morales, une des plus déplaisantes est leur besoin de tout inonder. Réclamant pour elles-mêmes tout le respect, elles sont incapables d’aucun respect. Elles ne s’arrêtent devant aucune activité désintéressée et, sans crainte de les déformer, elles exigent que l’art et la science leur soient soumis. Prétention criarde qui avoue, pour quiconque a des oreilles, quelle grande immoralité est le fond même de toute morale doministe ou serviliste. L’âpre méfiance du maître n’admet pas que rien échappe à son autorité. La lâcheté du servile réclame partout des règles et des garde-fous ; son humeur paresseuse étend à toutes choses ce que Nietzsche appelle spirituellement « la science du bon sommeil ».

Autant la soumission à une métaphysique ou à une sociologie est mortelle pour l’éthique, autant l’obéissance à une morale empoisonne la science ou l’art. L’artiste dans la réalisation de son œuvre, le savant dans ses recherches n’ont pas à se préoccuper de prêcher, ou de confirmer une doctrine. Le savant observe les faits et leurs rapports ; en tant que savant, il n’a pas d’autre fonction. À s’inquiéter de justifier une morale, une politique, une religion ou une cosmologie apprises, on cesse d’être un savant ; on devient un avocat ou, comme on dit au pays du pire servilisme, un apologiste. On n’est plus un trouveur de vérités, mais un inventeur d’arguments. Or ce je ne sais quel Dieu qui veut qu’on soit vainqueur inspire aux raisonneurs de ce genre une mauvaise foi d’autant plus profonde que, restée d’ordinaire inconsciente, elle trompe celui qui parle avant de tromper ceux à qui il parle. La véritable sincérité scientifique est indifférente à la nature du résultat : le savant veut, quelle qu’elle soit, la vérité ; il n’exige pas qu’elle soit ceci plutôt que cela, serve à ceci plutôt qu’à cela. On ne peut chercher sans chercher quelque part, c’est pourquoi il se laisse diriger par des hypothèses ; mais il accueille ce qui renverse ses prévisions aussi joyeusement que ce qui les confirme.

Certes le savant peut désirer pour lui-même la beauté éthique. N’en possède-t-il pas déjà d’admirables éléments : sincérité, détachement, joyeux consentement aux persécutions ? Car il a peu regardé et peu profond celui qui, dans n’importe quel ordre de recherches, n’a pas rencontré une vérité propre à le faire maudire de ses contemporains. Interroger directement la nature conduit toujours à négliger ou combattre quelque théorie régnante et on se fait d’implacables ennemis de ceux qui vivent de cette théorie. Le vrai savant soulève contre sa tranquille hardiesse tous les parasites de la science, tous ceux qui, charlatans d’église, d’université ou d’académie, se servent d’elle au lieu de la servir.

L’homme est une harmonie. Il tient à conserver sa beauté équilibrée et ne se donne pas sans quelque noble réserve même à la plus noble des passions. Le vrai savant ne permet pas à son intelligence de détruire sa sensibilité. Sacrifier une de ses puissances, c’est déséquilibrer et, à la longue, amoindrir les autres. Savant et Artiste sont des adjectifs devant quoi j’aime à sous-entendre le substantif homme. Pour l’homme véritable, il n’existe pas de fin qui justifie les moyens inhumains. Je puis immoler mes intérêts, ma santé, ma vie même à un but qui me paraît supérieur. La divinité la plus belle et la plus abstraite devient ignoble et orde idole si elle ose me réclamer ce qui n’est pas à moi. La vie, même la plus humble et la plus élémentaire, obtient mon respect et je ne consens pas à créer volontairement de la souffrance. Le vivisecteur est-il un savant ? Quel bas instinct le pousse à cette faute de méthode de demander aux troubles de l’agonie les secrets de la vie harmonieuse ? Sadique plus ou moins conscient, sa curiosité de commère ne l’a jamais conduit et ne le pouvait conduire qu’à des erreurs. Même si ce n’était pas menteusement qu’il fait valoir je ne sais quelle utilité humaine, que de paroles méprisantes j’aurais encore, en me détournant de lui comme d’un trop écœurant spectacle, à dire de lui. Remarquerais-je que l’utile est le but de l’industrie, non de la science ? Je constaterais surtout que le respect de la sensibilité humaine est mille fois plus utile que les douteuses découvertes obtenues par de tels moyens. Sauver la vie de quelques hommes en détruisant dans l’homme le respect de la vie et la douce pitié, ce serait jeter un trésor pour ramasser un sou rouillé. À supposer, ce que je ne crois pas, que jamais vivisecteur m’ait apporté quelque ridicule avantage, je le comparerais au cuisinier qui, pour le rendre plus savoureux au palais de quelque ignoble gourmand, fait cuire vivant le crustacé. Il est un prix auquel je ne veux ni du plaisir ni du soulagement de mes douleurs.

L’artiste dont le but n’est pas uniquement de réaliser son rêve de beauté cesse, dans la mesure de ses préoccupations étrangères, d’être artiste. Souvent le prétendu artiste qui se targue de moralité ou d’immoralité est tourné tout entier vers son intérêt matériel. C’est un commerçant qui fabrique tel article pour telle clientèle ou c’est un politique qui veut plaire à tels détenteurs des emplois et des honneurs. Un marchand de sourires et un prostitué.

Le savant peut espérer que ses efforts aideront au progrès moral, croire que toute vérité découverte est un bien. Qu’il y ait naïveté ou non dans de telles espérances, elles ne le gêneront pas, si sa méthode, restée exclusivement scientifique, ne subit la pression d’aucune doctrine définie. Les opinions morales ou religieuses sont des étrangères qu’il faut consigner à la porte du laboratoire. Gamines indiscrètes qui, si on leur permet d’entrer, brouillent la besogne, mêlent le préjugé à la recherche et faussent toutes les conclusions.

L’artiste peut s’appliquer à dresser un héros ou un sage. Mais ce qu’il aime, en tant qu’artiste, c’est, plus que l’héroïsme ou la sagesse, leur rayonnement de beauté et leur déploiement de volonté ; ce sont les moyens extérieurs qui rendent sensibles ces lumières internes. Auprès de l’être noble, il fera ramper souvent un être infâme. S’il le réussit vrai, vivant et profond, il aura réalisé deux beautés au lieu d’une.

Il y a un philosophe sous certains grands artistes. Des vérités libératrices supportent telle tragédie d’Eschyle ou de Sophocle comme telle fable de La Fontaine ou tel drame d’Ibsen. Mais, si le poète, préoccupé de faire triompher théoriquement les personnages qui lui plaisent, prête à leurs adversaires moins de force éloquente, il cesse de faire œuvre d’art. Il tombe plus bas encore, et jusqu’à quel degré du ridicule, si, confondant tous les ordres et toutes les valeurs, il donne la victoire matérielle aux personnages « sympathiques » et s’applique, comme on dit, à « punir le vice et récompenser la vertu ».

Quand l’inquiétude philosophique, sans troubler l’architecture générale de l’œuvre ou d’un caractère, met dans la diction je ne sais quel tremblement sonore et profond, elle répand sur l’ouvrage la beauté et l’émotion d’une lumière. Dès qu’elle dirige la construction, il n’y a plus, à proprement parler, œuvre d’art ; il y a ouvrage de doctrine où une certaine poésie peut trouver sa place. Mais la poésie même n’y est plus poésie ; elle est éloquence ou ingéniosité.

Car on peut mettre beaucoup d’art dans un travail qui n’est pas uniquement jeu créateur, désintéressement et œuvre d’art. Les Dialogues de Platon sont le premier exemple qui se présente. Mais le poète, chez Platon, reste le serviteur du philosophe. (Et sans doute le serviteur le plus fidèle nous impose, au détail, un peu de son caractère et de sa volonté.) Chez Sophocle, même dans cette Antigone où l’on a le droit de saluer un chef-d’œuvre de l’individualisme, le philosophe reste l’aide et l’ami du poète, non son maître. Lorsque nous accordons à Platon le titre de poète, le mot ne garde plus le sens plein qui le fait sonner si magnifiquement quand il s’agit de Sophocle ou de Racine. Platon le savait, qui brûla ses tragédies. Les rythmes larges et les grandes images de Bossuet nous transportent, mais à condition que nous oubliions ce qu’ils veulent dire et où ils nous voudraient conduire. L’imagination de Bossuet n’est pas une reine ; elle est belle comme, dans Homère, telle « servante aux bras blancs ». Nous regardons l’éclat des bras et leur mouvement d’harmonie : nous oublions quelle besogne servile et quelle basse obéissance règlent ces mouvements.

Je suis tenté de désirer partout l’alliance de la poésie et de la philosophie, de la grâce et de la profondeur. Mais la poésie du philosophe et la philosophie du poète doivent venir de plus profond que la volonté consciente. Elles sont alors des richesses et des libertés, non des restrictions et des chaînes. Que jamais surtout le poète ne se fasse le serviteur d’une doctrine qui ne monte pas de lui, que d’autres hommes lui ont enseignée. Il deviendrait, si l’on peut attribuer quelque qualité même négative au néant, un néant gauche.

La science et l’art sont des affranchissements. Pendant qu’il cherche la vérité, le savant oublie les hommes, leurs préjugés et leurs désirs ; il oublie jusqu’aux pires ennemis de la science, science officielle, bavardage des chaires, mensonge routinier des académies. Aussi l’artiste, pendant qu’il réalise son œuvre : il oublie volontairement la mode du jour et de quelles banalités ont soif les populaces d’en haut et les populaces d’en bas, les populaces d’officiels, les populaces de réfractaires et leur noble entre-deux de policiers. La sagesse, elle aussi, est une méthode d’affranchissement : l’effort de modeler sa propre vie selon la beauté au lieu de la laisser modeler aux fantaisies voisines. Je la considère comme un art ou comme quelque chose de très voisin de l’art. Son caractère différentiel c’est qu’ici, je l’ai constaté souvent, l’artiste et l’œuvre se confondent. Le chef-d’œuvre d’Épictète ne s’appelle pas le Manuel, il s’appelle Épictète ; le chef-d’œuvre de Spinoza c’est, plus encore que l’Éthique, Spinoza.

L’art et la science vraiment désintéressés sont des sagesses partielles. Ils n’ont pas à se préoccuper de morale, supérieurs qu’ils sont à toutes les morales qui les voudraient asservir. Le savant qui porterait dans tous les actes de sa vie la sincérité, le détachement et le courage scientifiques serait un héros. Il ne serait pas moins héroïque, l’artiste qui n’aimerait partout que la beauté et dont tous les gestes, dans la conduite quotidienne comme dans l’art, chercheraient l’harmonie.

Je suis heureux de n’être pas le premier à comprendre qu’il faut endiguer l’éthique. J’ai cité le mot méprisant de Louis Ménard contre ceux qui veulent « moraliser la beauté ou la vérité ». Malgré les préoccupations scientifiques qui, à mes yeux, gâtent son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, j’aime, dans J.-M. Guyau, plusieurs déclarations analogues. Celle-ci, entre autres, qui ouvre presque le livre :

« On n’ébranle pas la vérité d’une science, par exemple de la morale, en montrant que son objet comme science est restreint. Au contraire, restreindre une science, c’est souvent lui donner un plus grand caractère de certitude : la chimie n’est qu’une alchimie restreinte aux faits observables. De même nous croyons que la morale purement scientifique doit ne pas prétendre tout embrasser et que, loin de vouloir exagérer l’étendue de son domaine, elle doit travailler elle-même à le délimiter. »

Pour se soumettre l’art et la science, les infâmes morales qui sont des méthodes de servitude détruisent, autant qu’il est en elles, science et art. Elles persécutent Galilée ou Baudelaire. La sagesse subjectiviste se garde de pénétrer aux domaines de l’activité désintéressée. Elle a encore une autre modestie qui étonnera les moralistes. Elle donne des conseils, non des ordres.

C’est un lieu commun même en dehors du kantisme que la morale se distingue de toute autre discipline en ce que ses commandements ont une autorité particulière. L’obligation fait, pour le moraliste vulgaire, partie de la définition même de la morale. Partout ailleurs il n’y a, à parler allemand, qu’impératifs hypothétiques ; ici, il y aurait impératif catégorique. Avouerai-je combien la différence me paraît artificielle ?

L’impératif moral n’est pas catégorique en fait, puisqu’on lui désobéit. Que Kant affamé et sans argent passe devant un étal de boulanger non surveillé, il entendra deux impératifs : « Prends ce pain et mange. — Ne touche pas au bien d’autrui. » Suis-je certain que le second soit le plus catégorique pour tous les affamés ? L’impératif moral est en réalité hypothétique, exactement comme tous les autres. Même l’hypothèse, ou du moins sa formule, variera singulièrement avec les individus. Dans l’exemple choisi, les deux impératifs doivent se traduire : « Si tu ne veux pas mourir, prends ce pain et mange. — Si tu veux rester honnête, respecte le bien d’autrui ». Et il est vrai que l’hypothèse reste le plus souvent sous-entendue. Mais ce n’est point là un privilège et l’hypothèse de l’impératif moral n’est pas seule occultée. La faim dit aussi très simplement : « Tu dois manger » ou « Il faut que tu manges » ou plutôt « Mange, mange ».

J’ai choisi un exemple qui, grave aux yeux de Kant, paraîtra ridicule à quelques autres. Kant, sa doctrine une fois établie, s’abstiendra de prendre le pain. Mais, si le problème concret s’était posé avant l’établissement de la doctrine ?… En tous cas, pour l’homme ordinaire, ce n’est pas seulement en fait que l’impératif « Mange » sera le plus catégorique et c’est peut-être la morale qui méritera ici l’épithète de malesuada, mauvaise conseillère.

Personnellement, prendrai-je le pain ?

Question difficile. Je ne parviens guère à créer une hypothèse à la fois suffisamment concrète et suffisamment pressante. Je ne réussis pas à m’imaginer toute autre issue fermée. Supposons cependant — ce qui n’arrive guère qu’aux dilemmes artificiels — que le dilemme soit absolu : prendre ce pain ou mourir.

Alors, que ferai-je ?

En toute sincérité, je l’ignore. Cela dépendra de la puissance de mon imagination à ce moment-là. Aujourd’hui, je me représente avec une malice rieuse la découverte d’un gros mercanti qui trouve son étal allégé. Ensuite je deviens sérieux. Cette brute va soupçonner quelqu’un, tendre quelque piège à quelque innocent. Et les innocents sont faits pour se prendre aux pièges. Quelles querelles, quelles erreurs judiciaires, quels drames peuvent sortir de mon heureux larcin. Décidément, je recule devant ce déclenchement de possibles maléfices ; je me déclare : Ce pain ne dépend pas de moi et me devient indifférent.

Seulement, voilà, aujourd’hui je n’ai pas faim ou je puis acheter ma nourriture. « Ventre affamé n’a pas d’oreilles. » A-t-il encore de l’imagination pour autre chose que pour sa prompte satisfaction ?

Eh ! bien, non. Je ne trouvais pas la solution propre à me satisfaire. Et pourtant elle est si simple. Je ne la trouvais pas parce que, comme presque tous les problèmes de casuistique, celui-ci est artificiel et mal posé. J’acceptais naïvement l’alternative : m’abstenir ou prendre en secret. Les deux procédés sont absurdes.

Ce qui me sera mille fois plus indifférent que le pain et ma vie, c’est la loi positive et la prétendue loi morale, les deux odieux et ridicules impératifs. Je prendrai le pain par nécessité physique et aussi pour manifester mon mépris de l’artifice légal et du mensonge moral. Tranquillement, — insolemment, diront les imbéciles — je le mangerai assis sur le seuil même du boulanger. Et j’attendrai en souriant quelles folles conséquences la société tirera de mon geste de sagesse.

Impératif catégorique, devoir, ah ! les mots grotesques… À qui est-ce que je dois le prétendu devoir ? Où est le créancier dont je serais le débiteur et quel bien m’a-t-il fait pour avoir le droit de me faire tant de mal ? Est-ce à moi-même que je devrais ? Est-ce moi-même qui me commanderais brutalement comme un caporal ou un maître d’esclaves ? Oh ! alors, je me remets ma dette en souriant.

Au nom de mon propre bonheur, je ne puis que me conseiller et me persuader. Mais toute autre fin me touche de moins près et, si je ne suis pas un fou, a moins d’autorité sur moi.

Quelle autre fin d’ailleurs ? Le bonheur d’autrui ? Sans doute, sans doute. Je lui attribue une valeur égale à celle que j’accorde au mien. La sympathie ne peut aller au delà. Il n’y a pas de raison pour que je me préfère qui que ce soit. Et je sais bien que je peux pour lui moins que pour moi, que je risque de me tromper pour lui plus que pour moi. Le conseil est plus hypothétique que tout à l’heure ; il s’appuie sur un monde de suppositions. Qu’il fasse la grosse voix et me vienne tutoyer : « Tu dois », il me fera rire. Je suis de ceux qui rient souvent en lisant les bouquins philosophiques. Même, s’ils sont une de mes lectures ordinaires, c’est que je suis ami de la gaieté. Pas de la trop grosse gaieté : j’ouvre peu les ouvrages de théologie.

Des fins plus générales que le bonheur d’un homme ? Oui, oui. Mais ma puissance s’y dilue, ou mon intelligence. Je ne réussis pas ce que je veux et je me pardonne parce que je ne sais plus ce que je fais. D’ailleurs, si universelle qu’on suppose une fin, dès que, comme un généreux canal d’irrigation, elle ne se divise pas en bras nombreux et en biens individuels, elle devient chimère et grimace.

Quand il est à peu près certain que je veux réaliser l’hypothèse, l’impératif prend une apparence catégorique. Le malade est censé vouloir guérir : les conseils du médecin s’appellent, comme les anciennes lois royales, des ordonnances. Un professeur de dessin, de danse ou de billard, parce que la direction de la volonté de l’élève est supposée, donne à ses conseils la forme des plus apodictiques préceptes. Les règles de l’arithmétique prennent un accent aussi impératif que les règles morales. Parce qu’on ne suppose pas que je désire faire des opérations inexactes. Quand un marchand est résolu à me tromper par un faux calcul, les règles éthiques ne le troublent pas plus que les règles mathématiques ; il outrage les unes comme les autres et son mensonge les laisse aussi intactes les unes que les autres. Dans le même sens où je me sens obligé à respecter mon voisin, je me sens obligé à faire des opérations justes. Le remords moral est une inquiétude sans grande originalité, assez semblable à celle qu’éprouve le mathématicien s’il a fait un calcul erroné, l’homme du monde s’il voit brusquement dans un salon qu’il a oublié de reboutonner sa braguette, l’artiste qui découvre dans son œuvre un trait inharmonieux ou le savant qui reconnaît dans sa méthode d’observation une grave cause d’erreur.

Le moraliste trouve l’immoralité monstrueuse ; le savant aussi trouve monstrueuse l’indifférence à la vérité, et l’artiste, l’indifférence à la beauté. Au vrai, ce sont eux qui sont trois beaux monstres et le commun des hommes se laisse guider à des passions un peu plus grossières et, réels ou imaginaires, à des intérêts plus vulgaires. Impératif artistique, impératif scientifique et impératif éthique sont catégoriques pour un petit nombre d’hommes qui, consciemment ou non, ont, si je puis dire, épousé à toujours l’hypothèse. Mais la nécessité intérieure de savoir, de créer ou de réaliser n’est pas commune. Les populaces d’en haut ou d’en bas ne connaissent que les nécessités biologiques, les fantaisies chatouilleuses du plaisir, de la richesse, de l’amour-propre et de la domination. Si nous consentons à reconnaître que les hommes sont en petit nombre, nous dirons que la foule ignore les seules nécessités humaines. Mais, pour les hommes véritables, il y a peut-être trois impératifs presque catégoriques au lieu d’un ; les meilleurs même et les plus complets les entendent inégalement.

La morale se veut absolue, comme la religion et comme le prétendu « immoralisme » du surhomme. C’est que morale, religion, nietzschéisme exigent toujours — et ici le conseil ne saurait suffire — le sacrifice humain. Les bûchers de Moloch et de l’inquisition ont pu devenir internes ; on me demande encore d’y brûler un homme : moi-même. Pour le purifier ou lui apprendre à se surmonter. Eh ! bien, non, ce n’est jamais à moi-même, à un moi réel et concret que j’offre l’étrange sacrifice. C’est toujours à quelque « dieu inconnu ». Et, quelque nom qu’il porte, Tu-dois et Dieu personnel ou Je-veux et surhomme, en réalité, il est intérieur, et profond, et aveugle, et démentiel. Il est un des sous-hommes qui s’agitent en moi.

La sagesse veut l’homme complet et harmonieux. L’homme est cœur et esprit ; le sage est l’harmonie de l’esprit et du cœur. Une harmonie ne s’obtient pas par des ordres et des brutalités. La sagesse sourit et conseille.