Paris, Éd. du monde moderne (p. 179-210).


CHAPITRE VI


L’objection déterministe

Une philosophie pratique, si elle n’est point pratiquée, est vraiment peu de chose. En éthique comme en esthétique, le grand intérêt des théories, c’est d’éclairer la pratique antérieure. Si la Poétique d’Aristote ne nous aidait à comprendre plus profondément Eschyle, Sophocle et Euripide, que nous importerait la Poétique d’Aristote ? Lorsque le théoricien est lui-même un artiste, ses doctrines font, sur ses œuvres, des notes de lumière. Mais de celui qui projette ses rayons sur des efforts ridicules, la lumière nous est aussi indifférente que ce qu’elle éclaire. Seule la curiosité des érudits, stupide et sans choix comme celle des commères, se peut inquiéter des idées de Chapelain ou du père Lemoine sur l’épopée. Lirions-nous les Examens de Corneille, si Corneille n’avait dressé quelques abrupts chefs-d’œuvre ? Lirions-nous la préface de Cromwell, si Hugo n’était que l’auteur de Cromwell ? Le Manuel d’Épictète et, malgré nos doutes sur l’exactitude de Platon et de Mathieu, l’Apologie ou le Discours sur la Montagne nous émeuvent à nos profondeurs et à nos sommets à cause de la noblesse de Socrate, d’Épictète ou de Jésus. Transformez ces héros en caractères vulgaires : leurs paroles nous laisseront aussi froids que les déclamations morales dont l’avide Salluste fait le préambule de ses petits livres.

Le chef-d’œuvre du poète ou du sage n’est pas le produit des règles. Mais les règles, tracées d’après le chef-d’œuvre, nous en offrent comme le schéma. Nous goûtons un vif plaisir intellectuel à passer alternativement du concret à l’abstrait, de l’abstrait au concret. Si notre effort artistique ressemble en quelques points à celui de l’artiste étudié, nous sommes joyeusement et utilement éclairés sur nous-mêmes. Sa victoire et la tactique de sa victoire nous enveloppent de rayonnement et nous pénètrent de courage. Un exposé du subjectivisme n’a pas la prétention de créer des subjectivistes : une telle puissance n’appartient ni au livre ni à la parole. On peut seulement indiquer ce qu’est le sage réalisé et, dans une pauvre mesure, par quels moyens il s’est réalisé. Les règles de conduite que donnaient les stoïciens sont dignes de nos méditations. Mais la grande émotion éthique, ils la soulèvent en nous par le portrait du sage et surtout par la vie de quelques-uns d’entre eux. Supposez que le stoïcisme n’eût produit, avec des Chrysippe subtils et sans vertu, que des Senèque déclamateurs et esclaves de toutes les servitudes volontaires[1] : le stoïcisme appartiendrait à l’histoire des doctrines mortes. Ce qui le rend immortel dans de nombreuses admirations et dans quelques efforts fraternels, c’est d’avoir été vécu complètement par Zénon de Cittium, par Cléanthe, par Épictète ; c’est, à côté de ces héros sans défaillance, d’avoir produit les gestes héroïques de Thraséas, des deux Arria, de Dion Bouche-d’Or, de combien d’autres. Le stoïcisme est la doctrine la plus riche en sages et en actes de sagesse. Il est vivant comme serait vivante, dans un autre ordre, l’école à laquelle on devrait les trois quarts des chefs-d’œuvres littéraires.

Je résiste à la hâte émue qui m’entraîne vers l’étude du subjectiviste réalisé. Il me semble que je devrais, auparavant, indiquer, dans la mesure possible, quels chemins ont conduit les sages jusqu’à la magnifique réalisation. Deviné, le panorama qu’on doit apercevoir du sommet souverain m’appelle et me charme. Ne faut-il pas, avant de le décrire d’après d’autres voyageurs, chercher quel sentier permettra peut-être de monter la côte et, au lieu de continuer à le supposer, de voir enfin moi-même le grand spectacle ? Pour ce qui est de donner à autrui des jambes, et la force, et le vouloir de monter, cela ne m’appartient, ni à personne.

Mais, avant ces recherches vers quoi je me sens soulevé par des impatiences, il est peut-être utile d’écarter une objection préliminaire, l’objection déterministe. Peut-être aussi sera-t-il intéressant de chercher, avant de les remplir, les véritable limites de la sagesse et, avant de tenter de le formuler, le véritable caractère de son impératif.

À tout effort pour construire une éthique, science ou art, morale ou sagesse, on a l’habitude d’opposer comme un obstacle préjudiciel et dont, sous peine de faire œuvre vaine, le moraliste ou le sage doit d’abord triompher, le déterminisme universel. Coutume absurde, mais dont la faute première revient aux moralistes. Si beaucoup de ces imprudents n’avaient commis l’erreur de lier leur doctrine à une métaphysique et d’affirmer le libre-arbitre comme une évidence immédiate, comme une vérité démontrée ou comme un postulat nécessaire, on leur épargnerait peut-être l’importune objection.

Le déterminisme manifeste une prétention insoutenable, s’il se dit scientifique au même titre que les vérités expérimentales. Il n’y a de scientifique, au sens étroit et concret, que l’observation des phénomènes et de leurs relations invariables. Le déterminisme peut se prétendre scientifique d’une ou de plusieurs autres façons : il semblerait peut-être à un Kant physicien un postulat de la science ; d’autre part, les habitudes d’esprit données par la culture des sciences conduisent vers l’adhésion au déterminisme. Mais c’est ici de la science transportée hors de son domaine légitime, dans la métaphysique ; c’est de la science qui dépasse les connaissances positives actuelles et, si je ne me trompe, les connaissances positives possibles. Tout me paraît légitime en métaphysique sauf l’affirmation ou du moins — soyons généreux pour les dogmatiques — sauf l’affirmation exclusive et intolérante, sauf l’effrayante quantité de négations contenues dans toute affirmation précise. C’est en ce sens que le positivisme est la vérité. Dès que je pénètre au royaume métaphysique, je suis dans le rêve et la poésie[2]. Je puis y entrer par la porte scientifique : la porte une fois passée, je ne parle plus en savant. Je puis y entrer, comme Kant, par la porte morale : je commets une faute, si je continue à affirmer.

La science semble à quelques-uns exiger le déterminisme universel ; d’autres croient que l’éthique exige la liberté. Mais le savant ne se sent pas obligé, avant d’établir une loi particulière, de démontrer que tout obéit à des lois. Pourquoi le sage serait-il obligé, avant d’user de sa liberté, de démontrer sa liberté ? Zénon d’Élée croit-il, en argumentant contre la possibilité du mouvement, couper les jambes de Diogène ? Une théorie du libre arbitre n’appartient pas plus à la sagesse, qu’une théorie du mouvement n’est nécessaire à l’homme qui marche ou que la démonstration du déterminisme n’est obligatoire pour le physicien. Ni physique ni sagesse ne pénètrent au royaume des antinomies. Je n’ai pas le droit de croire que je réfute le savant en lui demandant : « Prouve-moi qu’il n’y a pas de contingence dans l’univers » ou que je réfute le moraliste en exigeant : « Prouve-moi qu’il y a de la liberté en toi ». Est-ce qu’avant de lui laisser démontrer son premier théorème, j’exige du géomètre qu’il résolve l’antinomie de l’espace infini et de l’espace fini ? Est-ce qu’avant de permettre à l’arithmétique de construire la doctrine des fractions, j’exige qu’elle me montre comment la divisibilité à l’infini peut se concilier avec l’existence des corps ?

Dans ce livre uniquement orienté vers la sagesse et qui précisément s’efforce de la dégager de toute discipline étrangère, métaphysique ou scientifique, je devrais écarter, négligent, l’objection déterministe et me refuser à toute méditation sur le libre-arbitre. Mais il arrive que de telles sévérités méthodiques me blessent dans mes lectures comme des fuites d’avare. D’ailleurs, pourquoi ne pas m’accorder, à l’occasion, la diversion et le sourire d’un peu de métaphysique, ou de quelque chose qui en approche. Il suffit que je sache, quand je consens de tels crochets, que j’ai quitté mon chemin et, pour un instant, oublié mon but. Il suffit que ces méditations supplémentaires n’aient aucune influence sur la construction de ma sagesse pratique ; comme de telles rêveries, même lorsque le savant les prend au sérieux, ne troublent en rien ses recherches de savant. Accordons-nous une promenade de plaisir et de curiosité. Visitons un site historique que le travail des siècles et les continuels combats des hommes ont peut-être rendu intéressant.

Certes, je n’espère pas résoudre le problème que personne n’a résolu. Même je suis persuadé que nul problème métaphysique ne sera jamais ni résolu ni abandonné. Et je crois apercevoir pourquoi.

Je ne puis saisir que des phénomènes. Quand j’essaie en souriant d’imaginer ce que protègent les voiles d’Isis ; quand je poursuis les fuyantes réalités qui se cachent peut-être sous le masque phénoménal, je n’ignore pas le jeu auquel je me livre. Je ne suis plus le naïf qui se contente de lointaines apparences et, dès qu’il croit apercevoir une lueur, proclame un acte de foi. Les fantômes qu’il me semble distinguer par instants, dans la brumeuse région, je connais leurs mœurs par trop d’excursions précédentes. La coquetterie de ces ombres et de ces phosphorescences semble m’appeler. Tout s’efface et s’évanouit dès que j’avance. Lorsque j’ai bondi pour en saisir une par surprise, elle s’est, comme une fumée, dissipée sous mon élan. Après mille autres, j’ai refermé, sans rencontrer que le vide, des bras déçus.

Certaines solutions métaphysiques me caressent, un moment, d’une haleine agréable ; si je m’attarde auprès d’elles, elles me glacent ; si j’essaie d’en faire le tour ou de les pénétrer, je me heurte à je ne sais quel mur invisible et froid.

Toute solution métaphysique satisfait certains de mes besoins intellectuels, blesse d’autres de mes nécessités. Est-ce parce que le fond des choses (mais en quel sens y a-t-il des choses et en quel sens ont-elles un fond ?) serait hostilité et contradiction ? Est-ce parce que les ambitieuses exigences de l’esprit humain sont elles-mêmes contradictoires ?

Mon esprit a des besoins d’unification, de liaison, d’explication, que flatte le déterminisme. Mais le besoin, logique aussi, qu’Aristote exprime par ces mots : « Il faut s’arrêter », le déterminisme le blesse. Au commencement, il ne saurait y avoir détermination. Pour que quelque chose soit déterminé, il faut qu’une ou plusieurs forces déterminantes aient préexisté. La logique ne permet pas de concevoir le commencement comme déterminé. Il me déplaît que le déterminisme, qui choque en moi tant d’autres sentiments et qui ne me promet que des satisfactions logiques, choque aussi un besoin logique.

Mais tout changement n’est-il pas un commencement ? Y aurait-il changement, s’il n’y avait rien de nouveau, si l’état actuel pouvait se ramener totalement à l’état antérieur ? Rien de nouveau au point de vue de la matière, je ne sais pas, je veux bien ; l’idée charme certaines de mes tendances. Mais du nouveau formel, certes. Et pourquoi la forme m’intéresserait-elle moins que la matière ? Pourquoi la statue m’intéresserait-elle moins que le marbre dans la carrière ? Si j’étais exclusivement déterministe, si je sacrifiais tout au besoin logique, au besoin d’expliquer totalement aujourd’hui, et par conséquent de montrer qu’il n’ajoute rien à hier, j’aurais, il me semble, le courage de nier tout changement et tout mouvement. J’affirmerais avec les Éléates l’unité et l’immuabilité. J’oserais ce coup désespéré de tout expliquer jusqu’au point de rendre tout inexplicable.

L’idée de commencement est une idée humaine à laquelle rien peut-être ne correspond dans l’insaisissable réalité. Mais il en est de même des idées de liaison, d’unité, d’explication. Il n’est pas indéniable que le monde soit une logique.

Je ne puis rien concevoir que selon certaines formes qui me constituent. Ces moules rigides, dans quelle mesure déforment-ils le réel ? Malgré les déformations les plus hardies, je ne parviens jamais à faire entrer le réel dans toutes mes formes, à le rendre conciliant à tous mes besoins. Je suis contraint, si je prends un parti définitif, de sacrifier une part de mes nécessités intellectuelles. Tout parti définitif, en métaphysique, est un consentement à une ou plusieurs amputations.

Un homme sincère osera-t-il prétendre qu’il a une conception adéquate de ce que nous appelons cause ? Chacun sent qu’il se représente mal la cause. C’est notre lassitude ou notre impuissance qui finit par subir telle ou telle conception. Ou bien c’est le désir d’apaiser, aux dépens d’autres besoins, tel besoin particulièrement exigeant et criard. Mais, chez quiconque est vraiment complet, l’affirmation s’accompagne de remords et la définition blesse, fagot d’épines. Nous sentons trop que nous acceptons comme lumière une ténèbre restée irréductible.

La conception à laquelle, faute de mieux, s’arrête celui-ci est toute mécanique et le voici déterministe. Mais peut-il être satisfait ? Son esprit n’est-il pas plus large que sa doctrine ? Peut-il ne pas sentir qu’il y a dans le monde autre chose que du mécanisme ?…

Qu’y a-t-il en dehors du mécanisme ? Je n’aurai pas l’audace de définir ce résidu sur quoi la science positive n’aura peut-être jamais aucune prise. Mais la tendance de plusieurs est d’imaginer le non-mécanique à l’image de la volonté que nous sentons ou croyons sentir en nous. Métaphysique exclusivement logique, le déterminisme donne une impression de pauvreté, déçoit ma tendance à expliquer le côté dynamique du microcosme et du macrocosme. La métaphysique de la liberté, toute psychologique, néglige certains besoins logiques. Subjectivement, aucune métaphysique ne satisfera l’ensemble de mes besoins intellectuels.

Objectivement, qu’est-ce qui me trompe le plus, ma logique ou le sentiment interne de ma liberté ? Je ne le sais, et je n’ai aucun moyen de le savoir. Dans quelle mesure tel de mes besoins intellectuels ou l’ensemble de mes besoins intellectuels correspondent-ils à la réalité profonde ? Je ne le sais ni ne vois le moyen de le savoir.

Tout ce qui existe est un produit, affirme un déterministe. Mais, d’abord, si je ne veux obéir qu’à ces besoins logiques dont il se réclame, je remarque qu’avant le premier produit, il a fallu une chose ou peut-être plusieurs choses qui ne fussent pas des produits. Chronologiquement, je ne sais ; je suis impuissant à débrouiller le problème des origines. Mais, logiquement, un produit suppose avant lui quelque chose.

Même aujourd’hui, un être n’est-il qu’un produit ? Pour affirmer ou nier scientifiquement ce déterminisme absolu, il faudrait pouvoir épuiser par l’analyse chaque être, chaque état, chaque phénomène, de façon à connaître toutes ses causes et tous ses composants. Si l’ensemble des causes expliquait toujours sans résidu la totalité de l’être, de l’état, du phénomène ; si les composants se trouvaient tous exister avant lui ; si nulle possibilité de nouveauté ne se rencontrait dans sa forme ni dans sa matière : on affirmerait le déterminisme absolu. Si, étant certain de connaître toutes les causes, il restait un résidu, on nierait le déterminisme absolu.

(Mais, puisque l’être est différent des éléments à quoi on le réduit, n’y aura-t-il pas toujours un résidu ? Même si la matière pouvait être épuisée par cette rigoureuse analyse, n’y aurait-il pas toujours dans la forme une nouveauté irréductible ?)

Cette analyse complète et où l’on serait certain de n’avoir rien négligé est-elle toujours possible ? Est-elle possible dans un seul cas concret ? Je ne le crois pas. Comme mon esprit ne veut pas affirmer ou nier témérairement, mon esprit s’abstient d’affirmer et de nier.

Si je puis suspendre mon jugement, mes gestes, eux, sont forcés d’affirmer ou de nier. Quand je fais une recherche scientifique, je procède avec la même confiance qui si le déterminisme était absolu, je m’acharne d’un zèle aussi âpre que si je concevais la possibilité d’une explication intégrale. Rares, les savants qui ne permettent pas à leurs attitudes de chercheurs et aux nécessités de leur action de peser sur leur esprit et de leur imposer une métaphysique. Rares, les positivistes assez prudents et largement intelligents pour ne pas se laisser entraîner à nier ce que la méthode leur fait négliger. Le savant a raison d’accepter le déterminisme comme hypothèse de travail. Il a tort de confondre une hypothèse de travail avec une explication complète et définitive.

Quand je fais œuvre d’art, quand je modèle suivant un rêve de beauté une matière extérieure ou ma plasticité interne, j’agis comme si j’étais certain de ma liberté.

Malgré la sincérité la plus en éveil, notre façon d’agir a toujours quelque influence sur notre façon de penser. À ceux qui pensent assez profondément pour que certains postulats de leur action leur deviennent conscients, ces postulats finissent souvent par s’imposer, malgré les protestations de la prudence, comme des vérités objectives. Défaite d’autant plus difficile à éviter que notre action remporte plus de victoires. L’homme dont l’activité est d’ordre scientifique échappe difficilement au déterminisme. L’artiste et le moraliste tendent, au contraire, à affirmer la liberté. (Il me semble pourtant que je rencontrerai tout à l’heure, quand je reviendrai à mes sages et à mes demi-sages, de curieuses exceptions.)

La logique scientifique — si prudente tant que l’observation est possible, qui multiplie à chaque pas les vérifications parce que chaque pas loin du fait la rend, elle le sait, plus incertaine et plus trompeuse —, manifeste, dès que le savant s’occupe de métaphysique, la plus amusante intrépidité. Seul un prêtre est aussi insolemment et ridiculement dogmatique qu’un savant sorti de sa science. Beaucoup osent affirmer comme un fait le déterminisme absolu sans même s’apercevoir que leur conclusion déborde infiniment ce qui est donné par les faits.

Les seuls arguments solides que les déterministes aient à leur service sont d’ordre négatif. On montre que les apparences nous trompent souvent et que par conséquent le sentiment que nous avons de notre liberté peut nous tromper. Conclusion légitime. Mais on ne parvient pas à prouver que ce sentiment nous trompe en effet. On me donne la plus utile leçon de prudence. Il ne serait pas inutile que celui qui la donne l’entendît lui-même. En dehors de mes gestes, rien ne parvient à m’acculer à la nécessité d’affirmer ou de nier. Tout réussit à m’empêcher d’affirmer, à m’empêcher de nier.

À certaines profondeurs, je ne sais plus si le mot liberté conserve encore une signification. Aux mêmes profondeurs, j’ignore si le mot cause conserve une signification. Dans une région moins ténébreuse ou moins éblouissante, dans ce pays de la diversité distincte où tout n’échappe pas à mon emprise, chaque mot a un sens, même le terme le plus relatif, même le mot « actif » ou le mot « passif ».

Un tigre me dévore. Certes, quelque passivité se mêle à son activité ; dans ma passivité aussi, on découvrira une manière d’activité. La nature de la nourriture qu’il assimile a sur lui une influence quelconque. Il me semble pourtant que le tigre a un peu plus d’influence sur la nourriture et je ne crois pas que même le Bouddha digéré réussisse à l’humaniser. Quand le tigre me dévore, le spectateur a donc le droit de dire en gros, négligeant les influences secondaires, que le tigre est l’agent et que je suis le patient.

La nourriture que je prends a une influence sur moi. Sauf quand elle m’empoisonne, j’ai plus d’influence sur elle ; je la transforme plus qu’elle ne me transforme ; je l’assimile et je ne suis pas assimilé.

De façon peut-être plus intéressante que nous ne sommes matière, le tigre et moi sommes deux formes et, de quelque manière qu’on le veuille entendre, deux puissances qui, pour maintenir ces formes, luttent contre les déterminismes extérieurs.

Dans mon esprit aussi, il y a quelque chose que, par analogie, j’appelle matière ; quelque chose que, par analogie, j’appelle forme ; quelque chose que, sans analogie, j’appelle force ou activité et qui est peut-être pour moi le type premier de tout ce que j’appelle force ou activité. Voici la guerre, le tigre. Le tigre dévore en partie Anatole France ; dévore totalement Jean Richepin et quelques autres. L’Anatole France ne subsiste plus entier, qui se caractérisait par une certaine liberté d’esprit et un dédain élégant pour « les trognes à épée ». Les derniers restes du Richepin touranien disparaissent dans l’estomac du monstre. Mais il y a toujours l’ancien Romain Rolland : sa pensée a absorbé la guerre sans en être déformée ; cette matière a pris sa forme inchangée ; il a dévoré le tigre au lieu de se laisser dévorer et il n’a pas été empoisonné.

Je croirai parler correctement si je dis que, dans cette circonstance, Romain Rolland est resté un homme libre, un esprit libre, une parole libre ; et si je dis que Richepin ou Anatole France ont été agis comme des esclaves ou, plus serviles encore, comme des soldats.

Je sens que je suis plus libre en plein air qu’en prison ; plus libre dans une prison moderne que dans le carcere duro, carcan au cou, fers aux pieds et aux mains. Je me sens plus libre en état de santé que dans la maladie, quand je sais que lorsque j’ignore, dans le sang-froid que pendant une crise de passion. Libertés relatives, qui le nie ?… Hors de la métaphysique, tout est relatif.

C’est peut-être parce que la métaphysique prétend saisir l’absolu qu’elle nous montre toujours des fuites et des évanouissements de fantômes.

Ne confondons jamais les précieuses vérités relatives de la science ou de la pratique avec les ambitieux et glissants absolus de la métaphysique.

En un sens, les gestes de Phidias sont plus libres et chanteurs que ceux de l’apprenti. En un autre sens, vous prétendez qu’ils sont également déterminés. Cela empêche-t-il le marbre travaillé par Phidias d’avoir une autre valeur que celui qui sort des mains gauches du débutant ? Phidias est mieux dirigé par l’avenir ailé ; l’apprenti est plus déterminé et attardé par le lourd passé. Pouvoir me déterminer au lieu d’être déterminé, obéir à des considérations d’idées et d’avenir au lieu d’être mécaniquement agi par le passé, c’est peut-être cela que parfois j’appelle liberté.

Comme certaines théories déterministes aiment à prendre des formes laides ! C’est que le déterminisme, expliquant le plus par le moins, diminue peut-être ce qu’il explique ; expliquant le supérieur par l’inférieur, abaisse peut-être le supérieur. Ayant sur la matière une prise plus facile, il néglige souvent la forme ou s’applique à en faire un produit de la matière, à en faire encore de la matière. Ne serait-ce point là une tare de toute explication scientifique ou pseudo-scientifique ? Ramener le complexe au simple. Mais le complexe deviendra-t-il le simple sans rien perdre à l’opération ?

L’individu présente, d’après les logiciens, des caractères en nombre infini, inépuisable, qui s’opposent à toute définition de l’individu. Mais l’individuel seul a une réalité concrète. Une formule générale ne s’applique à la rigueur à rien. Chaque fois que, pour la facilité de la parole ou de l’industrie, nous l’appliquons, sauvons notre esprit philosophique en nous souvenant qu’elle ne peut tout dire et que chaque objet concret la déborde. Plus une explication est simple, plus elle réjouit certains de mes désirs intellectuels ; plus aussi elle s’écarte de la riche complexité de ce qui est. Expliquer l’homme par la biologie ; le vivant par la chimie ; la chimie par la mécanique : tendance inévitable. Tendance scientifique. Résultats intéressants puisqu’ils éclairent une partie des phénomènes chimiques, une partie des événements de la vie, une partie de l’histoire humaine. Scandale philosophique, si on oublie qu’il y a toujours un résidu. Expliquer, comme l’entendent quelques-uns, c’est supprimer. Expliquer, c’est ramener une chose à une autre. Mais une chose n’est pas une autre chose et rien n’est jamais totalement expliqué. Ce que j’explique et supprime dans mon esprit n’est ni expliqué ni supprimé hors de mon esprit.

N’est-ce pas Octave Mirbeau qui croit quelque part expliquer Platon en constatant que les pensées du philosophe dépendent de son intestin et que, si Platon n’allait pas à la garde-robe ?…

Sans doute, l’intestin commande au cerveau dans une certaine mesure, dans une mesure que nous ignorons. Dans une mesure que nous ignorons aussi, le cerveau commande à l’intestin : Flaubert, pendant qu’il décrivait l’empoisonnement de Mme Bovary, éprouvait des symptômes d’empoisonnement. Toutefois Mirbeau eût peut-être été embarrassé pour déduire de la pensée et du style des Dialogues l’état des intestins de Platon. Croyait-il aussi, ce Mirbeau, génial par la passion et par la puissance verbale, mais de pensée un peu grosse et naïve, que tous les intestins constipés concordent avec des cerveaux puissants ou avec des cerveaux inférieurs ? J’aimerais, comme un excellent humoriste, le médecin qui verrait ici une occasion heureuse d’appliquer la méthode des variations concomitantes.

Nous pouvons affirmer un déterminisme relatif. Tel détail de style s’expliquera par l’état physique de l’écrivain. Cela pourra m’intéresser. Cela ne me donnera jamais le plus intéressant. Je soupçonne que les explications grossières laisseront un résidu d’autant plus riche que l’écrivain à expliquer aura plus de génie ou même de talent. Le génie ne serait-il pas une forme spontanée de la liberté et le talent une libération ? Platon va à la garde-robe, comme Joffre ou Hindenburg. On me permettra de préférer l’Académie de Platon à l’Académie dite française même depuis que « notre Joffre » en fait partie et de relire le Banquet plutôt que les communiqués de la dernière guerre.

Que le savant, puisque c’est son métier d’expliquer, cherche héroïquement comme si tout était explicable et comme si le déterminisme était la totale vérité. S’il veut rendre à sa pensée grâce et souplesse, qu’il oublie, hors du laboratoire, cette lourde nécessité de sa besogne. En même temps qu’il se lave les mains, qu’il se décrasse le cerveau. Penché sur les cornues malodorantes, tout entier aux réactions qu’il étudie, le chimiste oublie peut-être les fleurs et les oiseaux. Qu’il nous permette de ne les point nier.

Surtout qu’il sache bien que ses analyses ne touchent guère qu’à la matière, ne m’apprennent rien ou peu de chose sur la forme. Elles donnent les mêmes résultats quand elles s’appliquent à la dernière des croûtes ou au plus émouvant des tableaux. Les pierres de Notre-Dame sont les mêmes, pour la science, que celles de telle chaumière. Les savants me permettront peut-être, malgré leurs précieuses analyses, de ne pas confondre le chef-d’œuvre et la banale construction. Aux mêmes vingt-quatre lettres se réduisent scientifiquement la missive de l’ignorant, le feuilleton de Xavier de Montépin, la Tentation de saint Antoine et la Guerre du Feu. Je trouve pourtant dans la Guerre du Feu et dans la Tentation quelque chose qui ne se rencontre pas aux élémentaires besognes du feuilletonniste. Si la science ignore ce quelque chose, c’est que la science devient, dès qu’il s’agit du vraiment intéressant, la grande aveugle.

Mais essayons de revenir vers l’éthique.

Remarque curieuse : tandis que l’indulgence épicurienne s’associe à une doctrine du libre-arbitre, les stoïciens, plus rigoureux et qui demandent davantage à la volonté, sont déterministes. Spinoza, qui intitule Éthique son œuvre capitale, est déterministe. Les ascétiques jansénistes donnent beaucoup à la grâce, c’est-à-dire à une puissance étrangère et par conséquent à un déterminisme. Mais ne lui donnent-ils pas tout, en détail et dans l’ensemble ? Puisque nulle bonne œuvre, nulle bonne pensée n’est possible, d’après eux, sans le secours de la grâce ; puisque, tant que Dieu ne nous détermine pas au bien, la malice de notre nature nous détermine nécessairement au mal ; puisque chacun de nous est prédestiné au salut ou à la condamnation ? Les Jésuites, plus relâchés, font plus large la part de la liberté. Kant le sévère est déterministe tant qu’il s’agit de la vie que nous connaissons et du monde des phénomènes ; il relègue la liberté dans le royaume brumeux des noumènes et dans notre avant-naissance. Pratiquement, c’est la supprimer. Ainsi, historiquement, des doctrines déterministes coexistent souvent dans un même esprit avec la préoccupation de régler la conduite.

Si on y réfléchit, on ne s’en étonnera pas plus que de voir les affirmations déterministes coexister chez un même homme avec les préoccupations scientifiques. À y regarder de près, ce n’est pas seulement la liberté qui est nécessaire à la sagesse, c’est aussi le déterminisme ; ce n’est pas seulement le déterminisme qui est nécessaire à la recherche scientifique, c’est aussi la liberté.

S’il ne croyait pas que sa pensée et son désir déterminent ses actes, le sage tenterait-il de diriger sa pensée et de purifier son désir ? Si je ne croyais pas que mon geste d’aujourd’hui établit une pente qui contribuera à déterminer mes gestes futurs, je perdrais peut-être ma meilleure raison de veiller sur mon geste d’aujourd’hui. En étudiant la sagesse, en m’appliquant à la traduire dans ma conduite, je fais acte de foi tout ensemble à la liberté et au déterminisme.

En s’appliquant à ses recherches, le savant fait aussi — mais il se doute de l’un, non de l’autre — les deux actes de foi qui lui paraissent contradictoires. S’il croyait efficacement ne posséder nul pouvoir sur ses gestes et sur ses pensées, il ne s’efforcerait pas d’ordonner ses pensées, il ne dirigerait pas ses gestes vers la réalisation de telle ou telle expérience. La contradiction qu’on veut relever dans l’activité éthique se trouve, au même degré, dans toute activité téléologique. Et elle n’empêche aucune activité téléologique, ni la science, ni l’art, ni la sagesse. Le savant déterministe affirme que sa pensée actuelle est déterminée par l’état immédiatement antérieur de son cerveau, et peut-être de tout son corps, et peut-être de l’univers. Cette conviction ne l’entraîne pas à abandonner sa pensée au hasard. Il s’efforce pour établir directement, entre sa pensée de maintenant et sa pensée de tout à l’heure, un lien logique.

Dans une certaine mesure, il fait triompher le déterminisme logique sur l’ensemble des déterminismes inférieurs. Or tout déterminisme logique, comme tout déterminisme téléologique, est, comparé aux déterminismes matériels, une forme de la volonté et de la liberté. Plus une démonstration du déterminisme sera puissante, plus elle contiendra d’effort efficace et de liberté.

Je sais qu’il y a un lien entre chacun de mes actes et l’état général de mon être. Mais ce lien a sans doute quelque élasticité, puisque je m’efforce, quelquefois avec succès, d’établir un lien harmonieux dans la série de mes actions et de faire de ma conduite une courbe qui soit belle. Dans une certaine mesure, je fais triompher le déterminisme de sagesse sur les déterminismes inférieurs. Or la victoire de ma raison dans mes gestes, c’est précisément ce que j’appelle ma liberté.

Malgré votre déterminisme, vous donnez à votre esprit une éducation scientifique. Pourquoi mon déterminisme m’empêcherait-il de donner à mon caractère une éducation stoïcienne ? Le sculpteur, devant son marbre, ne songe pas que chacun de ses gestes est déterminé par l’état de ses organes et par l’état de l’univers ; il détermine téléologiquement ses coups de ciseau par l’idée d’une beauté à réaliser. Le chimiste ne s’objecte pas que la direction de son regard est déterminée physiologiquement ; il regarde le ballon où se passe la réaction qu’il veut étudier. Mais le chimiste et le sculpteur cesseront de se sentir libres, si quelque grossier déterminisme vient s’opposer à leur effort harmonieux.

Le déterminisme est une objection gênante pour le moraliste qui appuie sa morale sur une métaphysique. Cette objection est-elle moins gênante pour le savant qui mêle sans s’en apercevoir science et métaphysique ? Ne devrait-il pas, au nom de son déterminisme intolérant, condamner toute activité téléologique, son effort vers la connaissance autant que mon effort vers la sagesse ?

En réalité, ni le savant, ni l’artiste, ni le sage n’ont à résoudre des difficultés qui sont exclusivement métaphysiques. Elles ne les empêchent pas de réaliser de la connaissance positive, de la beauté éthique ou de la beauté esthétique. Ils prouvent le mouvement en marchant. C’est la seule réponse que méritent d’eux les subtilités de Zénon d’Élée. Que messieurs les métaphysiciens se débrouillent comme ils pourront avec les contradictions que l’analyse découvre aux profondeurs de toute réalité.

Donc, que l’on soit déterministe ou partisan du libre-arbitre ; qu’on cherche une formule large où déterminisme et liberté semblent s’accorder au lieu de paraître se combattre ; qu’on trouve la question frivole et sans intérêt : peu importe en dehors de la métaphysique. Nulle opinion métaphysique n’empêche l’architecte de construire la maison dans son esprit et sur le papier, n’empêche le maçon de la bâtir au pays du concret. Nulle opinion métaphysique n’empêche le mathématicien de lier un groupe de pensées en une démonstration, un groupe de démonstrations en une science. Nulle opinion métaphysique n’empêche l’artiste de s’efforcer vers l’harmonie des lignes, des couleurs ou des phrases. Nulle opinion métaphysique n’empêchera le sage de rendre harmonieuse la suite de ses gestes.

L’homme a dit à l’Univers ou à Dieu :

— Je t’aime, unité qui me dépasses, et je veux me perdre en toi.

L’Univers n’a pas répondu et Dieu non plus. Car peut-être Dieu n’est pas ni, au sens où l’homme prend ce mot, l’Univers. Et, si par hasard ils sont, ils sont muets. Mais les choses sont et ce que nous appelons les apparences détient peut-être toute la réalité. Ce sont elles qui parlent. Leurs paroles sont diverses et discordes. L’homme les unifie, et il les traduit selon son cœur.

Traduisant en une seule voix les voix diverses et discordes, il a cru que Dieu lui disait :

— Si tu te veux unir à moi, abandonne-moi toute puissance.

… Ou il a cru que l’Univers lui disait :

— Si tu te veux unir à moi, abandonne-moi toute puissance.

Il y a de l’amour du sacrifice dans la piété religieuse. Il y a de l’amour du sacrifice dans la piété scientifique. L’homme a sacrifié sa liberté pour épouser l’un ou l’autre des fantômes. Et l’homme a cru satisfaire sa soif d’unité qui le dépasse. Et l’homme n’a pas toujours su que sa soif d’unité qui le dépasse est une soif de servitude.

Moi, je n’embrasse exclusivement et définitivement ni un dieu ni un univers. Je possède un harem nombreux et ne sacrifie mon vouloir à aucune de mes épouses. Je couche avec tous les fantômes de toutes les divinités. Sur chaque fantôme d’univers, j’imprime un instant mon baiser. Mais je possède sans être possédé. Et je ris de mes joyeux incestes. Chaque divinité ou chaque unité que j’épouse est, je le sais, un succube sorti de moi. Dans la pénombre amoureuse du rêve, je ris aux chatouillements de changeantes voluptés. Mais, dès que j’allume ma lumière pour l’action, je vous écarte toutes avec le tonnerre du même rire, ô mes inconsistantes filles épousées. En mes bras, comme aux bras du fantôme Jupiter, Junon reste toujours, je ne l’ignore pas, un nuage. Et mes baisers métaphysiques, j’entends qu’ils demeurent stériles. Si on a l’imprudence de féconder une divinité ou un univers, les enfants qu’on lui fait, je ne l’ignore pas davantage, sont les plus dangereuses des demi-bêtes. Nuée, mon baiser qui joue t’assemble et te disperse ; sa dévotion ne s’attarde jamais assez et ne se prend jamais assez au sérieux pour te permettre de verser sur la terre de l’action les néfastes centaures.


  1. Sur Sénèque, les curieux peuvent lire le chapitre II de mes Apparitions d’Ahasverus.
  2. Sur l’attitude sage en métaphysique et sur ma métaphysique on peut consulter Les Synthèses Suprêmes.