Paris, Éd. du monde moderne (p. 41-68).


CHAPITRE II


Rapports de l’Éthique
avec
la Métaphysique et la Sociologie

Sauf à l’heure de l’action et dans la mesure nécessaire pour l’action, je trouverais présomptueux de croire que j’aie résolu une question d’art ou de sagesse.

Présomptueux, je me permettrai de ne l’être pas beaucoup plus pour les autres que pour moi-même. Admettrai-je exclusivement la théorie et la pratique de Racine jusqu’à ne plus comprendre Shakespeare ; ou celles de Shakespeare jusqu’à mépriser Racine ? Aurai-je l’absurdité de condamner Jésus au nom d’Épicure ou Épicure au nom de Jésus ? J’espère éviter toujours ces intolérances d’écolier d’une école.

Même les questions que j’ai provisoirement résolues dans un sens, je ne m’étonne pas si d’autres les résolvent autrement et je ne me refuse guère, quand je suis de loisir, à les reprendre et à les examiner d’un autre biais.

Je les ai résolues pour moi, pour un moment, en attendant de nouvelles lumières. Je me réjouis quand l’occasion se présente de les exposer dans un jour différent et d’en étudier d’autres aspects.

Ma tendance est de considérer l’effort de bien vivre comme la matière non d’une science, mais d’un art. Cette opinion, d’ailleurs, ne me passionne guère actuellement. Elle prendra peut-être de l’importance à mes yeux, ou elle en perdra, selon qu’elle sera plus ou moins d’accord avec d’autres tendances et d’autres demi-solutions.

Que je doive revenir plus tard vers une morale à forme scientifique ou que je reste fidèle à une sagesse plus semblable à l’art, je me demande en ce moment si la discipline de la vie doit être indépendante ou si elle appuiera ses préceptes sur d’autres connaissances.

Cette dernière opinion est, je crois, la plus répandue. Cependant, dès que je l’examine, j’éprouve pour elle une forte répugnance.

L’expérience semble montrer qu’il est nuisible à une recherche de la faire dépendre, dans son but ou dans sa méthode, d’une autre recherche. Aussi longtemps que les sciences restèrent les servantes de la théologie, elles furent stupides comme des servantes. Tant que les sciences du concret consentirent à la déduction, si féconde en mathématiques, elles restèrent des systèmes d’erreurs. Si la morale est une science, son absence de progrès s’explique peut-être par le fait qu’on tente généralement de la construire d’après des plans étrangers et selon des méthodes empruntées. Si la sagesse est un art, de telles servitudes ne lui sont pas moins nuisibles. L’œuvre qui se modèle suivant la rigueur scientifique s’éloigne des formes pures de la beauté et de la danse souple des Muses.

Un hasard heureux me fait rencontrer ces lignes de Louis Ménard : « Moraliser la beauté ou la vérité, soumettre l’art ou la morale au raisonnement et juger un théorème par le sentiment esthétique ou par la conscience, ce sont trois tentatives de la même force et qui rappellent la condamnation de Galilée. »

Connue des savants, sentie par les vrais artistes, cette vérité paraît encore échapper à plusieurs moralistes. Ceux qui construisent leur morale selon une métaphysique avouée deviennent peut-être moins nombreux. Mais de plus en plus les systèmes moraux sont construits en fonction de systèmes sociologiques.

La sociologie semble d’ailleurs envahissante aujourd’hui comme jadis la théologie. Des biologistes la mêlent de façon ingénue à leur science. Je les soupçonne de cesser, à ces moments-là, d’être des savants pour devenir des poètes. Certes, je ne vois nulle déchéance dans la métamorphose ; mais je m’inquiète devant des affirmations qui semblent prononcées dans un rêve.

Je rencontre deux façons de rattacher la morale à la métaphysique. Quelques métaphysiciens et la plupart des théologiens considèrent la morale comme une conséquence de la métaphysique et comme une métaphysique en action. Mais Kant, renversant le rapport ordinaire, fait de la métaphysique une exigence et un postulat de la morale. Avant que le rigide Pie X succédât au souple Léon XIII, lorsque, malgré les dénonciations et les récriminations des jésuites, la spéculation théologique jouissait d’une ombre de liberté, la doctrine kantienne séduisait, dans le monde religieux, les modernistes de la néo-apologie. Aujourd’hui encore (1928) elle conserve, me semble-t-il, des partisans chez les derniers pragmatistes.

Théoriquement, la méthode de Kant et celle des dogmatiques manifestent une même opinion métaphysique intéressante. Il est poétique d’admettre que tout se tient et que, entre l’homme et l’univers, comme entre l’univers et n’importe lequel des éléments qui le constituent, il existe des rapports étroits. Cette universelle synthèse est un rêve émouvant par quoi on se laisse volontiers bercer et griser aux heures de loisir. Rien ne prouve jusqu’ici qu’elle ne dise pas une vérité profonde. Rien ne prouve non plus qu’elle ne soit pas la plus vaste des erreurs. À supposer qu’elle exprime la plus grande et la plus belle des vérités, il me sera toujours impossible d’en déterminer le moindre détail d’une façon positive. Un des deux termes du rapport, l’univers réel, m’échappe irrémédiablement. Je ne puis saisir que l’univers subjectif. Aussi toute comparaison entre le macrocosme et le microcosme appartient à la métaphysique et à la poésie. L’accord entre moi et les choses, comment savoir s’il est profondeur ou mensonge ? Vient-il d’une parenté essentielle et d’une souple obéissance de mon esprit ? Est-il un triomphe de mon intelligence qui me soumet les choses transformées, anthropomorphisées ? Victoire décevante qui vaporiserait en brume de songe toutes mes apparentes prises sur le réel. Mais peut-être, amorphe et fluide, la réalité prend avec indifférence la forme de tous les vases. Même si c’est mon esprit qui est docile aux choses, je suis certain que cette docilité est imparfaite. Puisque les opinions des hommes sont diverses. Et puisqu’il m’arrive de reconnaître ou de croire reconnaître une erreur.

Beau et flottant quand il reste vue d’ensemble, le rêve analogique, dès qu’il se perd dans le détail, donne des résultats qui apparaissent ridicules. L’alchimie et l’astrologie sont des chapitres de la métaphysique. Leurs vastes hypothèses ont un sourire de lumière. Si j’écoute leurs affirmations et leurs précisions, j’ai l’impression que je m’égare dans un asile d’aliénés. Il y a là songes incertains et, dans l’ondoiement d’un brouillard, charme panoramique ; ou il y a là systématisations hardies et ruineuses comme la démence. De telles considérations, même prudentes, n’ont d’intérêt que par elles-mêmes. Elles deviennent nuisibles aux recherches positives à quoi on les mêle. Il n’y a pas plus de raison de s’en préoccuper en éthique que dans les opérations de chimie par exemple. Les rapports des phénomènes chimiques au phénomène universel ou à l’universelle substance ne sauraient être supposés moins étroits que les rapports des gestes humains au même univers. La prétention de déduire tout le détail de la chimie de quelques principes métaphysiques ferait rire les savants. Construire une métaphysique sur des données chimiques serait intéressant comme tentative poétique ; naïf, si on affirmait la solidité de l’édifice.

Pratiquement, une discipline quelconque doit, ce me semble, réclamer son indépendance et se constituer sans préoccupation des autres disciplines. Certes, rien ne s’oppose à ce que le même homme qui est chimiste ou moraliste soit métaphysicien. La métaphysique est le prolongement rêvé de toutes les sciences et peut-être de tous les arts. Mais, à l’heure où je rêve, je ne fais plus œuvre scientifique ou œuvre plastique.

Construire morale ou chimie sur la métaphysique, c’est appuyer le connaissable sur l’inconnaissable. Pour l’éthique, c’est, en outre, faire dépendre le besoin précis et continu de la fantaisie changeante et arbitraire. C’est modeler la vie sur le songe et transformer la conduite humaine en je ne sais quel somnambulisme. C’est vouloir ordonner et maçonner la pierre de l’abri indispensable sur la vague et fuyante réalité du nuage.

La conception kantienne, puisqu’elle se donne comme autre chose qu’une méthode de rêve, puisqu’elle se croit un moyen de certitude, apparaît une naïveté presque immorale. Elle affirme mes désirs comme des réalités et prétend que l’univers rit dès que je me chatouille. Elle projette mon ombre sur l’infini et affirme que c’est l’ombre de l’infini. Elle modèle anthropomorphiquement le mystère. Sur le roc inébranlé, elle croit construire avec les nuages, et elle attribue à la construction rêvée la solidité du roc lui-même.

Les deux méthodes ont un défaut commun. Elles attachent solidement la morale à une métaphysique. Or toute métaphysique m’apparaît un système de nobles rêveries ou de charlatanesques affirmations. À moins d’être docile « comme un cadavre » ou d’avoir pour un de ces systèmes tendresse de mère, toute intelligence doutera un jour de sa métaphysique. Après examen, on la rejettera ou on ne l’admettra plus que comme une branlante hypothèse. Celui qui aura commis l’imprudence d’y unir indissolublement son éthique regardera crouler l’ensemble parmi les pleurs ou dans un rire déchirant.

La sagesse pratique ne peut que perdre à de telles alliances. Avant même qu’il soit ébranlé dans ma confiance, l’allié diminue ma vie éthique. Une morale théologique s’appuie toujours aux contreforts de sanctions extérieures. Elle séduit par des promesses, elle effraie par des menaces : elle ruine mon désintéressement et pèse d’un poids matériel sur ma liberté. Kant veut que j’agisse par devoir, non par crainte ou par espérance. Attitude difficile après que j’ai affirmé des récompenses et des punitions extérieures. D’autre part, cet impératif qui postule l’existence d’un dieu personnel, je ne parviens plus que par d’inquiétantes subtilités à le distinguer de la volonté divine ; mon obéissance au devoir reste le plus souvent servile soumission à un ordre venu de haut. Si Kant veut que, pour être vraiment moral, j’oublie, à l’heure de l’action, Dieu avec sa puissance, mon immortalité avec ses promesses et ses menaces, ne serait-ce pas que le vrai postulat de l’éthique, celui sans lequel s’évanouit toute la beauté de nos gestes, c’est d’écarter les préoccupations d’au delà ?

Les morales religieuses tendent vers une limite où elles cesseraient d’être religieuses et intéressées pour devenir vraiment nobles et sages. Si la terreur de l’enfer et le baveux espoir du paradis sont des moyens de contenir les natures vulgaires, on adresse parfois un autre langage aux âmes supérieures, les seules peut-être qui puissent aspirer à une vie éthique. À celles-là, on demande d’agir par amour. Mais de quel amour est-il question ?

Si j’aime Dieu pour ses attributs métaphysiques, pour sa puissance, son immensité, son éternité, n’y a-t-il pas dans cet amour une sorte de stupeur lâche ? Cet amour n’est-il pas encore crainte et obéissance ? Je ne trouve à ce tendre rampement devant la force nulle beauté et nul courage.

Il faut donc supposer que l’amour s’adresse aux attributs moraux de Dieu, à sa justice et à sa miséricorde. Il me semble d’une sagesse plus sûre d’aimer justice et miséricorde sans affirmer naïvement leur réalisation dans l’absolu. Il me semble plus beau d’aimer justice et bonté, même si elles ne se trouvent nulle part qu’en mon esprit et en mon cœur, même si le mystère objectif n’est qu’un gouffre d’indifférence ou d’iniquité.

Pour me constituer une sagesse vraiment noble et solide, je l’affranchirai donc de toute métaphysique, de toute théologie, de toute religion. Mais ne la soumettrai-je pas à quelque science positive ? L’être moral n’appartient-il pas au monde et n’est-il pas celui qui obéit volontairement aux lois universelles ?

La matière vivante est de la matière et elle obéit aux lois physico-chimiques. Pourtant la vie m’apparaît un phénomène original et que les lois physico-chimiques n’expliquent point. La biologie a un domaine indépendant. Le vivant se défend contre l’hostilité aveugle des forces physiques.

Quand un rocher roule vers un animal ou vers une autre pierre, la pierre attend, mais l’animal s’enfuit. Si j’ai avalé par mégarde un poison, je ne laisse pas agir sans lutte les lois chimiques qui doivent amener ma décomposition, mais, d’un geste qui n’a rien de chimique, je cherche l’antidote. De même, conscience morale et volonté n’existent pas sans la vie, mais elles sont d’un autre ordre que la vie. Non seulement l’être moral n’est pas expliqué, en ce qu’il a de moral, par la biologie ; mais la vie éthique ne se conserve que par la lutte contre l’envahissement et l’exclusivisme des fatalités biologiques.

Il y a en moi un âpre vouloir d’unité qui se rebelle contre les rigueurs de la méthode. Mes croyances et mes rêves interviennent dans mon effort scientifique, dans mon effort artistique, dans mon effort éthique. Je ne m’oppose qu’à demi et en souriant à l’invasion puérile. Je ne m’oppose point à sa grâce, mais à sa tyrannie. Je ne permets pas à mes rêves de troubler mon expérience de chimie, de m’empêcher de voir le résultat exact. Je ne leur permets pas de troubler l’ordonnance d’une œuvre d’art ou l’harmonie d’un geste. Mais je suis heureux si quelque rêve large monte des fumées du laboratoire, ou des frémissements du livre, ou de la noblesse précise de l’action. Pourvu que le chuchotis en reste modéré, j’écoute les hypothèses que me suggère le rêve. Parmi celles qui sont vérifiables, je vérifie les plus simples, les plus voisines de ce que je sais. Et je remplis par de la métaphysique les vides de mes connaissances, toujours prêt cependant à faire place à une notion positive nouvelle et à déloger le songe provisoire qui occupait cette place. Et je ne blâme nullement celui qui remplit les mêmes vides par des rêves différents. Au contraire, je me réjouis de la richesse variée de nos songes.

Dans l’action, j’écoute parfois des considérations scientifiques ou des rêves métaphysiques. À la condition expresse qu’ils ne contredisent pas les certitudes de ma sagesse et même ne choquent aucune de ses inquiétudes, aucun de ses scrupules. Il y a beaucoup de gestes que non seulement la modeste sagesse, mais encore la prétentieuse et tyrannique morale considèrent comme indifférents. Gestes neutres, situés entre le bien et le mal, « au milieu » disaient les stoïciens. Les anciens philosophes et, parmi eux, Socrate et Épictète, permettent, pour se décider dans ces occasions, d’avoir recours à la divination. Aucune forme de divination ne me séduisant, je me laisse volontiers entraîner, dans ces cas indifférents, à toutes sortes de penchants ; et le penchant métaphysique n’est pas sans force chez moi.

Un exemple : le suicide. Les considérations morales par quoi on le condamne m’apparaissent du dernier ridicule. La sagesse ne me dit rien ni pour ni contre ce geste, qui peut emprunter aux circonstances un reflet de noblesse ou de lâcheté, mais qui, par lui-même, dans l’abstrait, apparaît éthiquement indifférent. J’admire la beauté lumineuse des morts volontaires de Zénon, de Cléanthe et de quelques autres, anciens ou modernes. Je ne trouve pas moins belles certaines façons d’accepter la vie la plus pénible et la plus dénuée d’espoir ; j’admire le sourire dont Épicure accueille les souffrances croissantes d’une maladie incurable. Ni les arguments des stoïciens en faveur du suicide ni les raisons qui motivaient ce qu’on pourrait appeler « la survie » d’Épicure ne parviennent à émouvoir mon assentiment pratique. Néanmoins, chaque fois que j’ai médité sur la question, je suis arrivé à la même conclusion : dans aucune des circonstances que je puis prévoir, je ne recourrais au suicide. Les motifs profonds de ma décision ne sont pas d’ordre éthique ni d’ordre sentimental, mais d’ordre métaphysique[1]. Je les considère comme très faibles par eux-mêmes. Leur puissance victorieuse vient uniquement de l’absence de tout motif d’un ordre plus pressant.

Depuis Héraclite et Démocrite qui, premiers, abandonnent la méthode modeste des « sages » et présentent leurs idées morales comme les conséquences d’une doctrine universelle jusqu’aux moralistes d’aujourd’hui, les morales sont innombrables qui furent construites sur de branlants fondements métaphysiques. — Je ne m’attarde pas au facile et fastidieux historique. Les sagesses qui me sourient et me paraissent utilisables, je les étudierai en elles-mêmes, dégagées des importunes alliances dont on crut les affermir et qui les compromettent.

Je ne crois pas qu’on ait fondé beaucoup de systèmes moraux sur les données des sciences spéciales, la sociologie exceptée. Nous connaissons mal la doctrine des nombres dans le pythagorisme. Il ne semble pas qu’elle fût le fondement de la morale pythagorienne ; elle fournissait seulement, pour en exprimer certaines parties, des symboles bizarres ou ingénieux. La morale pythagorienne présuppose une science théologique, puisque le précepte général et la méthode constante restent l’imitation de Dieu.

Certains systèmes paraissent ou prétendent s’appuyer sur la biologie. Ils osent, sur ce qui est au fond de la vie, des affirmations qui dépassent singulièrement les certitudes actuelles de la biologie et peut-être ses investigations possibles. La prétendue science d’un Nietzsche est une métaphysique hardie jusqu’à l’insolence. Un Le Dantec, dès qu’il sort du menu détail des faits, devient un métaphysicien naïf, si naïf qu’il se croit encore biologiste. D’autre part, comme la vie dont il s’agit dans les principes et les conclusions de ces doctrines reste toujours la vie en société, la biologie se ramène ici à une sociologie.

Plusieurs constructions morales s’appuient consciemment sur la sociologie. Repousserai-je cette aide comme celle de la métaphysique ? L’homme, tel que je le connais, fait partie, dira-t-on avec justesse, de la société plus étroitement que de l’univers. Le définir un animal social, c’est déjà dire quelque chose de précis. Dire qu’il est un être, c’est vraiment dire trop peu et trop peu nous instruire. Même si la métaphysique avait un caractère scientifique, ses généralités seraient encore trop lointaines pour nous éclairer utilement sur un être aussi particulier. La sociologie n’offre pas le même défaut et il y a quelque spéciosité à présenter la morale comme un de ses chapitres.

On dit sociologie, aujourd’hui que la science est à la mode. Jadis ne disait-on pas politique ? Il y a déjà quelque temps que Ménénius Agrippa contait aux plébéiens révoltés la fable Les Membres et l’Estomac. L’ingénieux orateur qui, placé « de l’autre côté de la barricade » aurait, probable, dit tout le contraire, ne se doutait pas qu’il enfermait en un court apologue la matière d’une science future et que de gros livres délaieraient dans une sauce philosophique son opportune métaphore.

Si l’on tient à maintenir une distinction entre la sociologie et la politique, j’y consens bénévolement, sans examen. Le fond de la question est indifférent au problème actuel et une très simple remarque me suffit :

Une sociologie ne peut avoir la prétention de s’allier à la morale qu’à la condition d’aboutir à des conclusions pratiques. Et une sociologie pratique, que peut-elle être, qu’une politique ?

L’alliance de la morale à la sociologie ou à la politique se présente des deux mêmes façons que l’alliance de la morale et de la métaphysique. On a essayé de construire la sociologie sur la morale ; on a essayé d’appuyer la morale sur la sociologie. La première méthode est celle de Platon. La seconde serait celle de Machiavel, si Machiavel était un systématique ; c’est celle des philosophes machiavéliques et, pour nommer le plus grand, de Hobbes.

Le machiavélisme, tel que je le trouve exposé dans Le Prince et dans les Discours sur Tite-Live, est la suppression même de toute éthique. Machiavel ne se préoccupe d’aucune apologie de sa politique ; seuls les résultats l’intéressent et à ses yeux le succès justifie tous les moyens. Entre les moyens qu’il conseille, il place hardiment au premier rang la mauvaise foi et la cruauté. Il ne va pas jusqu’à aimer ces procédés pour eux-mêmes. Machiavel n’a rien d’un satanique et le mal pour le mal ne lui paraîtrait pas moins ridicule que la préoccupation de bien faire. Même il blâme « la cruauté mal employée », timide et inefficace, aussi nettement qu’il loue « la cruauté bien employée. » Il recommande de commettre seulement des crimes « dont la grandeur couvre l’infamie. »

Ce n’est pas que Machiavel cède ici à quelque préoccupation esthétique. Il n’y a nul romantisme dans cet esprit clair et avisé et il ne conseille pas de se faire avec des cadavres un piédestal ostentatoire. La grandeur du crime en couvrira l’infamie si, ayant détruit l’adversaire d’un seul coup, on peut revêtir ensuite un masque de douceur et de sourire. Octave, ayant tué suffisamment et avec une précision suffisante, permet à Auguste de faire adorer par les siècles sa clémence. Trouverais-je dans toute l’histoire de France un geste que Machiavel pût approuver complètement ? C’est au moins douteux. Machiavel n’est pas assez naïf pour reprocher à Catherine de Médicis d’avoir tué beaucoup de protestants. Il est assez habile et résolu pour lui reprocher d’en avoir trop épargné. Petit crime, la Saint-Barthélemy, et insuffisant, et dont la grandeur ne couvre pas l’infamie. Les massacres de septembre ne le satisferaient pas davantage, qui laissèrent vivants un certain nombre d’aristocrates. « Quiconque veut établir une république dans un pays où il y a beaucoup de gentilshommes ne peut réussir sans les tuer tous. »

Machiavel, homme pratique, donne des conseils, non des théories. Loin de prétendre extraire une morale de sa politique, il prévient franchement son lecteur contre le danger de toute préoccupation éthique : « Il y a une si grande différence entre la façon dont les hommes vivent et celle dont ils devraient vivre que celui qui néglige ce qui se fait pour suivre ce qu’il devrait faire court à la ruine ; celui qui veut être un homme parfaitement bon est en péril au milieu de ceux qui ne le sont pas. » Il ne serait pas difficile de bâtir un système là-dessus ; il n’est jamais difficile de construire, sur n’importe quoi, une doctrine morale. Mais Machiavel sourirait de préoccupations aussi puériles.

Des politiques voisins de lui, mais plus généralisateurs et théoriciens, les ont pourtant manifestées La politique de Hobbes ne diffère guère de celle de Machiavel. Aujourd’hui même plusieurs néo-royalistes avouent l’enseignement de ces deux maîtres et, comme ils ont de remarquables facultés dialectiques plutôt qu’un sérieux esprit d’observation, ils systématisent derrière le philosophe anglais.

Pour Hobbes, la morale se réduit tout entièrement à l’obéissance au prince. À ses yeux, comme plus tard aux yeux de Nietzsche, l’instinct profond de l’homme n’est pas la société, mais la domination. Aussi la nature nous met en guerre chacun contre tous et tous contre chacun. À l’état de nature, nous sommes des loups les uns pour les autres. L’expérience et la réflexion nous apprennent bientôt que la paix est le plus grand des biens et que notre premier intérêt consiste à ne point rencontrer trop de loups sur notre chemin. Un chef qui empêchera la lutte universelle, voilà notre premier besoin. « La vraie loi est la parole d’un chef. » Lui désobéir sous n’importe quel prétexte, c’est renouveler l’abominable état de guerre et se déclarer l’ennemi de tous. Ce qu’ordonne le prince est juste dès qu’il l’ordonne et par cela seul qu’il l’ordonne ; ce qu’il défend est injuste dès qu’il le défend et par cela seul qu’il le défend. Seule la loi, c’est-à-dire l’ordre du chef, crée le caractère moral ou immoral de nos actes. Le soldat qui tue un ennemi et le bourreau qui exécute un condamné ne sont pas des assassins ; celui qui pille avec la permission de ses chefs n’est pas un voleur. Notre unique devoir comme notre intérêt, c’est de maintenir le prince. L’unique devoir du prince, c’est de se maintenir. La formule fameuse du vénitien Sarpi paraîtrait bien faible à Hobbes : « La première justice du prince est de se maintenir. » Pour Hobbes, cette justice-là n’est pas la première ; elle est la seule.

Si elle ne m’apprend pas autre chose, la lecture de Machiavel et de Hobbes m’enseigne que faire dépendre la morale de la politique, c’est détruire toute vie éthique. À chaque instant, en lisant ces deux écrivains, je suis poursuivi par la formule de saint Augustin : « Qu’est-ce qu’un gouvernement, si vous en ôtez la justice ? Un grand brigandage. »

Faut-il donc renverser le rapport et, comme le veut Platon, fonder la politique sur la morale ?

La politique platonicienne revêt, dans Platon lui-même, deux formes bien différentes : libertaire et pédagogique dans La République, elle devient despotique dans Les Lois. Beaucoup de réformateurs sociaux me paraissent ressembler à Platon par cette contradiction essentielle ; dans le rêve, on parle au nom de la liberté ; dans l’application, on est contraint de recourir aux procédés les plus tyranniques.

La République trace le modèle de l’État idéal, « l’idée » de l’État. Platon en écarte tout élément empirique, les lois aussi bien que les intérêts. Les lois lui paraissent toujours inutiles : si l’État est sain, il n’en a pas besoin ; s’il est gâté, elles ne remédient à rien. La cité de La République ne peut être maintenue que par l’éducation ; la politique ici se réduit à une pédagogie.

Dès que l’utopiste veut bâtir sa cité quelque part, il est forcé de tenir compte des éléments empiriques ; il ne voit plus le moyen d’instituer la justice sans l’imposer. Il sent l’insuffisance de l’éducation et il promulgue des lois. Pour conserver sa société vertueuse, le voici entraîné à l’enfermer dans un rempart de despotisme. Dans Les Lois, le gouvernement, représentant armé de la conscience, ne laisse à l’individu aucune liberté d’action, de sentiment ou de pensée. Une réglementation, minutieuse comme la règle d’un couvent moderne, envahit jusqu’aux replis les plus secrets de la vie privée. Elle s’inquiète des relations conjugales, et c’est la loi qui assortit les mariages. Le désir, d’après Platon, rapproche les êtres semblables. Il faut lutter contre cette tendance naturelle, contraire, paraît-il, à l’intérêt social. L’intérêt social exige que l’époux et l’épouse soient très différents et qu’un juste mélange de force et de douceur prépare des générations équilibrées. Les époux, désignés en apparence par le sort, seront assortis en réalité par d’heureuses supercheries des magistrats. Combien le Platon des Lois est hostile à toute liberté, je le vois encore mieux quand ce Grec supprime l’indépendance de la « musique », quand ce poète exile Homère, quand cet artiste, sévère et absurde comme un prêtre d’Égypte, immobilise l’art en des formes hiératiques et interdit à l’artiste de « montrer ses ouvrages à aucun particulier avant qu’ils aient été vus et approuvés des gardiens des lois et des censeurs établis pour les examiner. »

Je trouve la même contradiction essentielle chez tous ceux qui construisent sur la justice des cités idéales ou qui rêvent de rendre juste la cité future. Je la trouve, plus criante encore, dans les faits. Des gouvernements platoniciens ont à certaines heures encombré l’histoire : il ne paraissent pas plus regrettables que les autres. La théocratie est la forme la plus commune du platonisme politique, et seul un prêtre pourra louer le gouvernement des Jésuites au Paraguay, celui qu’exerça en France le Père La Chaise sous le pseudonyme de Louis XIV, ou celui des papes dans les états pontificaux. Les pasteurs calvinistes, esprits un peu moins asservis, ne loueront pas, je crois, la tyrannie de Calvin à Genève. J’ai lu sous la signature de certains d’entre eux de nettes et véhémentes condamnations du meurtre de Servet. Les prêtres catholiques aiment mieux, en général, calomnier leurs victimes et ils sont condamnés à croire que l’abominable Dominique est un saint. Dominique n’est pas seulement dans le calendrier. Dante le met très haut dans son Paradis et pousse inconscience et catholicisme jusqu’à mêler en longs parallèles l’éloge du dur inquisiteur à la louange de l’idyllique François d’Assise.

Si quelque naïf, soucieux de n’être tyrannisé que par des gens vêtus comme lui, objectait qu’un prêtre pas un philosophe, je lui citerais quelques platoniciens laïques aussi atroces que le meilleur inquisiteur et, au premier rang, l’austère et répugnant Saint-Just.

Kant dit quelque part : « Que les rois deviennent philosophes ou les philosophes rois, on ne peut guère s’y attendre ; on ne doit pas non plus le souhaiter, parce que la possession du pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison. »

Si l’histoire ne connaît aucun roi devenu philosophe, elle connaît quelques philosophes devenus rois. Leur puissance ne tarda pas à détruire leur philosophie. Frédéric, prince présomptif, écrit avec une sincérité superficielle sans doute, pourtant réelle et indignée, l’Anti-Machiavel. Roi, il suit mieux que personne les préceptes de Machiavel. Il est Machiavel couronné. Seize siècles avant lui, Marc-Aurèle, avec une bonne volonté plus profonde, s’efforce de réaliser la République de Platon. Hélas ! comme il se sent bientôt déchiré avec lui-même. Sa philosophie condamne la guerre : « L’araignée est fière de prendre une mouche ; tel est fier de prendre un levraut ; tel, de prendre une sardine ; tel de prendre des sangliers ; tel de prendre des Sarmates. Au point de vue des principes, tous brigands. » Sa fonction l’entraîne à prendre et à tuer des Sarmates. « Comme Antonin, j’ai pour patrie Rome ; comme homme, le monde. » Peu à peu Antonin tue en lui l’homme. Et voici que cet être sérieux jusqu’à la tristesse condamne dans un éclat de rire principes et philosophie : « Quels chétifs politiques, ces nains qui prétendent régler les affaires sur les principes de la philosophie. Ce sont bambins dont on débarbouille le nez avec un linge. » Ainsi il détruit un philosophe. Et l’empereur qu’il est ne fait pas moins de mal qu’un autre. Il persécute les chrétiens. Il tue la douce Blandine. Sur ce stoïcien infidèle doit retomber le mot d’une autre de ses victimes. Le martyr Attalus, assis sur un siège de fer rougi, pendant que sa chair cuisait et fumait comme la viande d’un gibier, appelait les bourreaux : « mangeurs d’hommes. »

La politique a tué en Marc-Aurèle toute liberté éthique. Il ne peut plus que souffrir et se désespérer : « Ô mort, ne tarde plus à venir, de peur que j’en arrive, moi aussi, à m’oublier. » La mort tarde, même après qu’il s’est oublié et probablement il résout le problème de façon peu élégante, en s’abstenant de nourriture jusqu’à ce qu’il n’y ait plus ni les ruines du philosophe ni le triomphant et mélancolique empereur[2].


  1. Les curieux trouveront ces motifs exposés dans mon petit drame Jusqu’à l’âme et dans un chapitre des Voyages de Psychodore : « Le Suicide ».
  2. J’ai étudié plus longuement Marc-Aurèle dans le troisième chapitre de Les Apparitions d’Ahasvérus.