Paris, Éd. du monde moderne (p. 11-40).


CHAPITRE PREMIER


L’Art de Vivre
et la Science de la Vie

Le livre que je tente d’écrire, le voici devant moi, tout écrit. Je le commençai vers le commencement du siècle. Bientôt les difficultés entrelacées m’arrêtèrent. Mille obstacles railleurs conseillaient d’abandonner l’entreprise. Je ne les écoutai point. Je n’eus pas non plus la vaillance de multiplier sans repos tant d’assauts pénibles. Malgré insatisfactions et doutes, je m’imposai d’aller, en négligeant les points trop abrupts, jusqu’au bout du voyage. Je reviendrais ensuite, à loisir, étudier tantôt l’une, tantôt l’autre des questions réservées. J’envahissais le plat pays et de petites armées d’inquiétudes assiégeaient les places fortes. Quand je relus les pages entassées, trop de conquêtes me semblèrent apparentes ; trop de citadelles, imprenables. Je me détournai vers des ouvrages plus souriants.

Cependant je n’oubliai jamais ce livre. Une semaine a-t-elle passé sans que j’aie noté quelque solution de détail, quelque problème nouveau, quelque aspect inaperçu jusque-là ?… Parmi ces notes tâtonnantes, je retrouve, qui essaient de les ordonner, onze plans d’époques différentes et inégalement développés. De 1909 à 1925, j’ai employé chaque mois de septembre à errer parmi ces ruines et ces constructions interrompues, relevant ici un pan de mur, en abattant un autre là. Travail préliminaire et incertain, vas-tu me soutenir ou me nuire ? Bégaiements venus de moi et qui parfois me semblez si étrangers, êtes-vous lumières pauvres mais durables que le rapprochement enrichira et qui m’aiderez à voir ma pensée ? êtes-vous ces éclairs dont la brusquerie aveugle et laisse derrière elle un horizon plus obscur ?….

Le long intérêt que je porte à mon sujet, je l’ai manifesté bien des fois au dehors. Les héros de mes romans de libre invention ou d’imagination historique ont touché à leur façon — ou à la mienne — les questions qui me tourmentent, qui m’irritent, qui me charment. Combien de leurs émotions venaient de mes profondeurs et comme je riais dans quelques-uns de leurs rires. N’arrivait-il point aussi que leurs rires riaient de moi ?… Deux brochures[1] furent des tentatives pour saisir ma pensée d’un élan, en une surprise. Et par des méthodes diverses, directes et presque brutales, tournantes et presque poltronnes, je l’ai cherchée, cette pensée, en tant de causeries et de conférences…

Ce qui est devenu plus ou moins public, il me semble prudent de l’oublier. Je trouverais intéressant de chercher sur quel point ma pensée a varié, sur quels points elle est restée la même. Surtout si je parvenais à découvrir, sous le brouillard des années, les causes de mes évolutions, les causes de mes immobilités. Mais un tel examen doit être fait pour lui-même. À le mêler aux questions pratiques et essentielles, je risquerais de diminuer, malgré la volonté la plus pure, la profondeur de ma sincérité. Peut-être cependant, comme on débride une plaie pour la soigner, sur tel sujet douloureux, la confession remplacera ou accompagnera la méditation.

Si mes écritures ne me paraissent pas de nouveau trop insuffisantes, je sais que je les publierai un jour. Mais cela aussi, cela surtout, je le voudrais oublier. Songer au lecteur entraîne à trop de ruses inconscientes, et à des timidités qui affaiblissent, et à des hardiesses qui dévoient. Cela incite à telles séductions persuasives qui ne vont pas, peut-être, sans dangereuses concessions. Cela soulève d’autoritaires démonstrations qui vous troublent vous-même et vous en imposent. Il y a des vérités que je connais par intuition. Je n’ai aucun moyen de conduire un autre homme au lieu d’où se voit leur resplendissement. Si je songe à cet autre, je cacherai, lâche, le trésor dont l’étranger ne pourra soupçonner le prix. Ou bien, pour empêcher qu’on rie de mes richesses, pour les rendre remarquables et acceptables, je les disposerai dans le mensonge d’un ordre logique et superficiel ; je les inonderai de fausses lueurs qui éteindront les véritables lumières. Le lecteur est trop exigeant. Il y a des choses que j’ignore ou qui ne m’intéressent point ; mais lui entend que je les connaisse et que je les dise. Ses réclamations créent en moi un intérêt artificiel ou une fausse science.

Pour découvrir les lois physiques, on s’éloigne des conversations et des discussions ; on s’enferme au laboratoire ; on oublie, aux profondeurs de la recherche solitaire, les hommes, leurs préjugés, les appels de leur industrie puérilement impatiente. Combien plus encore il faut de silence et de paix pour pénétrer aux mystères de la sagesse… D’un halo de lumière moqueuse les frémissantes vérités intérieures débordent les formules les plus larges et les plus souples, loin qu’elles consentent aux précisions lourdes que nécessitent controverse et didactisme.

D’ailleurs, comment ces méditations risqueraient-elles d’être utiles à quelques lecteurs, si elles ne servaient d’abord à celui qui les fait ? Vraiment non, je ne sais pas, je ne puis ni ne veux savoir si j’écris pour moi seul ou pour un petit nombre d’intelligences amies. Cela dépendra du jugement que m’inspirera l’œuvre achevée et du bien qu’elle m’aura apporté ou qu’elle m’aura refusé. Ce livre est surtout, est peut-être uniquement, un effort pour m’éclairer moi-même. Lampe naïve que j’allume auprès de la statue dégrossie, es-tu destinée à quitter l’atelier ? Peu importe. Ce que je demande à ta tremblante lumière, c’est de permettre de mieux continuer mon travail.

Quel travail et qu’est-ce que je veux ? Je veux connaître ma vraie volonté, ma plus profonde et plus chère volonté, afin de la réaliser. Je veux découvrir, afin de l’exercer, l’art de vivre. La statue que je sculpte depuis longtemps, que je veux apprendre à mieux sculpter, quel nom lui donnerai-je ? ma Réalisation ?… mon Harmonie ?… mon Bonheur ?… Ces mots, aux profondeurs, ne seraient-ils pas équivalents ? S’ils ne le sont pas, à mes méditations futures de découvrir lequel exprime le mieux mon aspiration. Mais je préférerai peut-être un autre nom, auquel je ne pense pas au départ, que je découvrirai à quelque coude de la route ou dont la brusque clarté saluera mon arrivée. Peut-être aussi la pauvreté immobile de tous les noms me paraîtra insuffisante à dire les richesses et les flottements de l’être.

L’art de vivre ?… Cet art ne doit-il pas s’appuyer sur une science de la vie ? Et cette science n’existe-t-elle pas depuis longtemps ou depuis quelque temps ? Quelle économie d’effort si j’allais, soit chez les anciens, soit chez les modernes, la trouver toute faite…

Espoir et élan… Apaisons-les… Aux paroles étrangères vers quoi je me précipitais, aux paroles internes aussi, comment distinguerai-je la vérité de l’erreur et du mensonge ? Les pays où je vais entrer, je les ai déjà parcourus. Combien de mirages y trompèrent ma soif ! Les routes, je me souviens, y sont décevantes. Les plus larges finissent par se perdre confusément dans le désert ou bien, à l’improviste, voici qu’elles pendent sur un abîme. Des guides qui se glorifiaient de ne rien ignorer m’ont égaré. Les méthodes les plus ambitieusement sévères me furent trompeuses comme les tâtonnements de l’aveugle ou les hasards de l’ivresse. Est-ce la cité de Dieu que l’on aperçoit dans tel lointain ?… Est-ce un jeu de lumière, une projection du désir, un frémissement de soleil et de vapeur ?

Les orgueilleux sont moqués à chaque instant par les fantasmagories. Mais plusieurs continuent à affirmer la plénitude du vide, sans jamais entendre ses railleries. Les confiants sont pipés par je ne sais quelles malicieuses apparences. N’arrive-t-il pas aux méfiants de nier les réalités les plus proches ?

Je n’ai, pour essayer de savoir, que ma raison et que mon cœur. Quand ils chanteront un duo harmonieux, j’éprouverai leur accord à des questions et à des objections. Si l’accord persiste, ah ! comme joyeusement je croirai. Mais si le chant devient querelle et si mes deux guides se contredisent ? …

Je croirai mon cœur. Pourvu que ce soit bien mon cœur qui parle, non mon éducation, mes souvenirs, mes habitudes, mes parents. Pourvu aussi qu’il ait, ce cœur, le courage d’affirmer autre chose que son désir.

Je croirai ma raison. Pourvu que ce soit bien ma raison que j’entende, et non point la Logique, guenon qui si souvent essaie de faire prendre ses grimaces pour le noble visage.

Est-ce que mon cœur et ma raison, si je parviens à les entendre seuls parmi le vaste silence des voix étrangères, se contrediront jamais ?

Il me semble que tu pleures, pauvre cœur : tu refuses de renier le passé, et mes parents, et leur affectueuse influence. Ta piété veut rendre vrai ce qu’ils ont cru. Elle veut m’agenouiller devant leur agenouillement. Et toi, ma raison, est-ce que tu n’enlaces pas la logique d’un baiser qui se veut immortel ?…

Calme-toi, mon cœur. Je ne renie, dans mon amour, rien de ce que j’aime. La douceur de votre accent m’enveloppe et me pénètre, morts bien-aimés ; jamais je ne cesserai d’entendre, comme en un rêve plus réel que ma vie, cette musique profonde. Mais le sens de vos paroles, pourquoi se faisait-il rigide et dogmatique sinon pour soutenir la faiblesse de mon enfance et diriger mon ignorance ? Mon enfance passée, vous l’auriez assoupli et estompé ; vous m’auriez permis d’écarter telle enveloppe ou tel voile pour aimer, au centre, la signification plus générale et plus durable. Que tentiez-vous de m’enseigner de définitif ? Vous me vouliez bon, noble, heureux. Oui, je sais ; votre main indiquait, tremblante de la même émotion, le sommet de lumière et le sentier qui vous paraissait y conduire. Mais c’est le but que vous vouliez et, si vous vous trompiez sur le moyen, que pouvez-vous désirer, sinon que je trouve un chemin plus sûr ? Mon infidélité apparente, n’y sentez-vous pas la plus aimante des fidélités ? Je me souviens, ô mon père, ô ma mère : la foi ne vous avait pas conduits aux sérénités du bonheur. Les cruautés de la société et de la nature vous déchiraient, pensée et cœur. Malgré votre affirmation du futur équilibre, ah ! quelle âpreté dans votre façon d’appeler : « Que votre volonté soit faite sur la terre ! » Ô mes chers morts, en des croyances qui croulaient autour de vous, dont, malgré vous, vous sentiez le chancellement, vous trouviez une protection et un apaisement insuffisants. Peut-être l’antique maison fut tiède et douce à qui l’habita jadis. Sur vous, elle laissait pleuvoir un peu de doute et beaucoup de tristesse. J’en suis sorti un jour. Quand j’ai voulu y revenir — pour un pieux pèlerinage ou pour un refuge définitif, je ne savais — je n’ai plus aperçu que ruines. Au seuil des ruines, un cri s’est dressé, archange de flamme qui interdit l’entrée. Rappelle-toi, mère, un souvenir que jusqu’ici j’ai toujours enfermé. Rappelle-toi cette nuit où mourut un de mes frères et quelle clameur réveilla mon sommeil d’enfant. Ah ! le blasphème qui ouvrait tes lèvres comme une blessure était plus pieux, plus humain, plus toi, plus ton cœur, que tes coutumières prières. Tes prières, mère chérie, te venaient d’une vieille accoutumance. Non, tes prières n’étaient pas tiennes. La routine te les avait apprises. Elles étaient une de tes limites et une de tes défaites, ces prières où je ne sais qui remuait tes lèvres, de je ne sais quel lointain, à travers je ne sais combien de siècles. Mais ton blasphème, où le doute et la malédiction enlaçaient un nœud douloureux, agitait, lui, une lumière vraiment jaillie de tes profondeurs. Elle m’a éclairé souvent, la lumière de ton abîme.

Je n’osai jamais te dire ma pensée, fille pourtant de ton désespoir et de ton cri. Tu aurais d’abord reculé, effrayée, devant ta beauté et ton courage inconscients. Mais, depuis cette nuit déchirée, j’ai senti impossible que la Cause — tu m’avais appris, parce qu’on te l’avait appris, à la considérer comme unique, à l’appeler Dieu et à lui croire une conscience — fût souverainement bonne et tout ensemble infiniment puissante. Dès lors, je soupçonnai, tremblant d’effroi et de vaillance, qu’un honnête homme est meilleur que les dieux. Les dieux, en ce qu’ils ont de bon, sont les Fils de l’Homme. La bonté est-elle autre chose qu’un rêve de notre cœur, cri de détresse chez les faibles, accueil et appel chez les meilleurs. La beauté est un rêve et une création de nos yeux. Et vous, Justice, Harmonie, ô noblesses de notre seul esprit… La Cause, contradictoire et aveugle, créatrice et destructrice, mère et tombe, n’est ni aimable ni haïssable tant que notre fantaisie ne la modèle pas à l’image de l’homme. Que nos rêves cessent d’être des mensonges et de construire sur la seule fuite des nuages. Qu’ils ne projettent plus, dieux et dogmes, mille ombres trompeuses. Que nos paroles et nos gestes ne se dirigent plus vers des fantômes. Délivrés de tous les fardeaux divins, écartons prières et blasphèmes et préparons-nous à l’action. À l’action héroïque et prudente qui sait ce que je veux, qui sait ce que je peux.

Ma méditation, qui semble m’éloigner des morts bien-aimés, m’en rapproche. Elle les invite à revivre pour se continuer et se mieux entendre qu’ils ne s’entendirent. Dans l’encombrement et le vacarme des phrases apprises, elle découvre et choisit les rares paroles jaillies. Par delà le bruit des répétitions, elle apprend à écouter, dans ce renouveau, le murmure de la source souterraine. La pensée la plus profonde de mes morts et qu’ils ignoraient encore, leur musique la plus intime et qu’ils n’eurent point le temps de découvrir, je m’applique à lui donner une voix. Effort plus pieux que la crédule mémoire. J’offre mon activité et ma maturité, non une passivité pauvre et une enfance vieillissante. Je fais taire les lointains discours dont ils n’étaient que les échos, je brise des dogmes rouillés comme des chaînes et je marche vers les paroles libres de leur silence.

Je serais impie si je m’arrêtais où ceux que j’aime semblent s’être arrêtés. J’ai hérité d’eux un voyage à continuer. Le vivant, c’est celui qui lutte, qui avance, qui se surmonte. M’asseoir où le temps arrêta mes pères, ce serait consentir à leur mort, ce serait rendre vaine l’œuvre qu’ils ont commencée, rendre vain l’amour qui m’enfanta. Je leur restitue la vie qu’ils m’ont donnée. Tant que je vivrai, ils vivront ; ils se continueront vaillamment et, par une sincérité chaque jour plus profonde et plus hardie, se renouvelleront. Quand je vois d’autres fils rester longtemps immobiles d’esprit, je pleure sur eux comme sur des tombeaux : tous ceux qui espérèrent vivre en eux sont morts pour les siècles des siècles.

Je ne renie pas la logique. Je ne vais pas, si pauvre, renoncer à un de mes rares moyens d’enrichissement. Mais je demande à cette séductrice hautaine de ne me point appauvrir davantage. Elle a la manie de vous saisir par la main et de vous entraîner tyranniquement. Elle défend de regarder à droite ou à gauche. Elle vous met des œillères et elle affirme que la seule route est celle qu’elle fait suivre. Prouvant le sérieux par l’aridité, il lui arrive d’écarter ceux qui ont foi en elle de tous les parfums, de toutes les couleurs, et de la variété souple des corolles, et de la grâce balancée des ombrages, et du frais cantique des sources.

Quand je me sentirai au centre d’une évidence, j’essaierai parfois le tâtonnement logique. Quelques pas seulement, toujours à demi tourné vers la lumière, toujours prêt à me replier vers elle. Je n’oublierai jamais comment, autour de la petite lueur, l’espace ouvre son rayonnement sphérique. Les chemins qu’on y peut suivre sont en nombre infini ; plus la logique les trace rigides, plus ils vont s’écartant les uns des autres.

Maîtresse d’Euclide et d’Edgard Poë, je me livre à toi sans réserve lorsque, nonchalant du réel, je poursuis l’élégance des déductions qui s’enchaînent, ou lorsque, charmé d’un départ poétique, je te demande de transporter mon imagination à travers des régions imprévues.

Mais aujourd’hui je tente œuvre pratique. Je m’interdis toute aventure, tout voyage dans l’abstrait ou dans l’imaginaire. Charge-toi, Logique, du fardeau concret ; tourne, hésitante, autour de chaque petite lumière ; instruis dans toutes les directions ma tremblante inquiétude. Ne dépassons guère le frémissement des pénombres. Ne nous hasardons pas trop dans les obscurités fécondes en chutes. Il est, proches peut-être, des abîmes d’où l’on ne remonte point, d’où l’on n’aperçoit même plus la modeste clarté que nous tentons en quelque sorte d’élargir.

Logique, ne t’appellerai-je pas l’enfant prodigue ? Affirmer une chose, c’est rejeter et nier combien de choses… Que de chemins on supprime pour soi lorsqu’on adopte un chemin. Qui te suit avec une naïve confiance, ô aventureuse, veut tout obtenir d’une seule de ses lumières, d’une seule des directions qu’elle désigne. Il perd mille lumières. S’éloignant de plus en plus de la clarté primitive, ne finit-il pas même par perdre la lumière unique à quoi d’abord tu consentais ? Reste la servante discrète et prudente, ô servante dont je me méfie. Ne deviens jamais la maîtresse, ô maîtresse des assourdissements.

Naïve, tu poses la pyramide sur la pointe et tes plus vastes édifices, tu les bâtis sur le sable étroit et mouvant de quelques définitions.

Quelle définition embrassera, sans rien laisser perdre, le trésor fuyant du moindre parmi les mots concrets ? Le mot : clarté, qui rayonne une pénombre et, à des distances variables, fait frémir encore les ondes de moins en moins chaudes de l’ombre. Les mouvements de ce vivant, ses attitudes, ses voisinages déplacent lumière, clair-obscur et ténèbres. Dans un jour qui varie et chatoie, il fait jouer tel sens relativement précis, j’allais dire solide. Mais de quelles pluies ou de quels reflets brille et ruisselle ce centre ; de quelle atmosphère riante ou ombrageuse il s’environne ; quels souffles parfois pénètrent ses replis, les soulèvent, voiles légers ou lourdes draperies et, mêlant les parfums fanés du passé aux fraîches odeurs de l’avenir, découvrent en un éclair les sinueuses profondeurs d’un mystère d’oubli et de prescience… Ce concret que la définition ne saurait épuiser ; ce concret, en partie trop ondoyant et fuyant pour qu’elle le puisse saisir ou même pressentir, il arrive pourtant à cette présomptueuse d’y ajouter. Débordée de vingt côtés, la maladroite déborde d’un autre.

J’aime certaine définition sans prétention : sourire et flottement, elle éclaire aux yeux de l’esprit tel objet que les regards du corps n’atteignent point. J’aime la définition dont les tâtonnements descriptifs essaient une évocation.

Mais, au domaine du concret, si ma paresse n’appelle point les lâches repos et les fausses certitudes, j’écarte ce que la logique appelle rigoureusement définition.

Seule la définition précise permet la démonstration. Mais sa précision est une menteuse. À moins que, comme aux mathématiques, la définition construise son objet. Définition, acte de choix et de volonté plus que d’intelligence. Quand je définirai, je saurai que je ne reste plus dans un réel antérieur à mon geste, mais je me suis précipité dans le vide où rien ne gêne le jeu de la création. Si je définis le Bonheur ou la Vie, je saurai que je ne dis plus ce qu’ils sont aux réalités observées, mais ce que je veux qu’ils soient. Peut-être serai-je réduit à cet héroïsme. Du moins, je n’ignorerai pas ce qu’il a d’aventureux, ce qu’il a de trop humain, ce qu’il a d’arbitraire et de personnel. Avant de me résoudre à tant de présomption, essayons des méthodes plus humbles et plus concrètes.

Malgré mon effort souvent répété pour me draper au manteau du silence, voici qu’un vent le soulève. Une clameur entoure, assourdit, envahit ma méditation. Celui qui hésite au carrefour, comment éviterait-il les conseils discords des voyageurs qui savent ou croient savoir ?

Des voix nombreuses m’appellent : — Viens avec moi, homme de bonne volonté. Viens, que je t’apprenne la science certaine de tes devoirs certains.

— Où avez-vous puisé votre certitude, ô mes maîtres ?

Les voix répondent diversement. Elles parlent les unes de révélation ; les autres, de vérités éprouvées. Les morales proclamées appuient leur certitude sur des certitudes plus profondes, théologiques, métaphysiques, scientifiques. Et elles commencent leurs démonstrations. Mais je les écarte pour un instant.

— Taisez-vous… Tout à l’heure… Laissez-moi méditer mes primes inquiétudes.

Et laissez que je sache — puisque vous vous présentez nombreuses, impérieuses envers moi, contradictoires et injurieuses les unes aux autres — quelle attitude il me convient de garder devant vous.

Votre accent affirmatif, je l’ai connu à tant de fous et de charlatans… Plusieurs d’entre vous me heurtent par je ne sais quoi de criard ; ou vous me révoltez par des menaces tyranniques ; ou vous me dégoûtez par des promesses de courtisanes.

Une odeur de populace et de bassesse monte de votre assemblée. Je vous écouterai pourtant avec une attention profonde. Pas l’attention du disciple. N’attendez point surtout que je tremble des grands espoirs et des grandes craintes que vos clameurs politiciennes veulent inspirer.

Ah ! comme quelques-unes d’entre vous sont « réunion publique » et comme vos manières envahisseuses me mettent sur mes gardes.

Vous écouterai-je donc hostilement, dans un désir guetteur de surprendre vos faiblesses et de vous frapper au point mortel ?… Ma méthode sera plus pacifique. Je ne chercherai à tuer aucune doctrine. Plusieurs — qui sait ? — pourront me servir : je les accueillerai et tenterai de les harmoniser. Celles qui me nuiraient, je n’éprouve pas le besoin de les détruire ; il me suffit de les écarter. Il n’y aura pas ici un combat avec vainqueur et vaincu. Des amis viendront, je l’espère, que je recevrai dans la joie. Des ennemis déguisés surgiront aussi, je le crains, et des fous. Mais la clarté de mon regard et la claire fanfare de mon rire ne suffiront-ils pas à les chasser ?

… Vraiment, dépend-il de moi qu’il n’y ait pas combat ? Dépend-il de moi que je ne sois pas conquis ? L’une des morales qui me déplaisent à première vue ne va-t-elle pas opposer à ma répugnance, imposer à mon esprit quelque argument irrésistible ? Est-ce que je pousserais l’amour de la liberté jusqu’à la mauvaise foi ? Est-ce que je m’accorderais le droit de rejeter une démonstration rigoureuse et scientifique ?

Si je rencontre une vraie démonstration, mes répugnances instinctives tomberont et j’accueillerai, reconnaissant, le trésor de certitude.

Puis-je espérer une telle rencontre ? Suis-je ici au domaine de la science ?

Comment résoudre cette question préliminaire ? Me voici peut-être contraint d’abandonner dès maintenant une méthode trop imprécise. Pour savoir si l’éthique entre dans la classe des sciences plutôt que dans celle des arts, ne faut-il pas que je définisse les mots science, art, éthique ?

À définir de tels mots, que de connaissances je me supposerais et que d’ignorances ? Définis, me dit le logicien, par le genre prochain et la différence spécifique. Ai-je du genre, de l’espèce, de la différence, des idées plus claires que de la science, de l’art ou de l’éthique ? Les mots qui serviraient aux définitions me seraient-ils plus lumineux que les termes définis ?

Le défini est un mot ; la définition, plusieurs mots. Si j’ai dû définir le premier, qui me dispensera de définir les seconds et, après les seconds, ceux qui auront servi à les définir ?

Nous voici au rouet, dirait Montaigne. Si ma lâcheté recule d’abord, elle me condamne au recul à l’infini. Seule ma paresse permettra de m’arrêter, chuchotera, quand je serai fatigué de multiplier les énigmes, que j’ai éclairci le problème.

Pour appuyer sur des définitions un raisonnement qui ne croule pas au choc de la réalité, il faudrait qu’elles fussent, mes définitions, adéquates, comme disent ces messieurs de la logique. Pour peu qu’elles débordent le défini ou se laissent déborder par lui, mon raisonnement sera une chaîne d’erreurs. Comment serai-je sûr que mes définitions seront adéquates ?

Je suis certain qu’elles ne le peuvent être.

Au domaine mathématique, les définitions sont exactes. La définition, ici, est la parole puissante qui crée l’objet. Elle le crée à son image et limité par elle-même. Elle dit, franche de toute possibilité d’erreur, ce que serait une ligne s’il pouvait y avoir des lignes sans largeur ni épaisseur ; ce que serait un cercle, si jamais on rencontrait un cercle parfait. Elle dit ce que je veux que la ligne ou le cercle soient dans mon esprit.

Au domaine du concret, l’objet existe avant ma tentative pour le définir, et le moindre concret, les logiciens eux-mêmes ont dû s’en apercevoir, se manifeste inépuisable. Mon étude ne saisit jamais qu’une partie de ses propriétés et de ses rapports. Dans ce qu’elle saisit, elle choisit, non peut-être sans arbitraire, certains caractères qu’elle proclame essentiels. Supposons généreusement qu’elle hiérarchise sans erreur les caractères connus. Oserai-je affirmer que nul caractère plus essentiel ne se cache aux recoins où ne pénètre point ma lumière ?

Ma définition crée toujours, à côté de l’objet concret, un objet abstrait. Les raisonnements que j’appuie sur elle valent pour ma création, non pour l’objet antérieur à ma création ; valent pour ce que je pense, non pour ce qui est en dehors de moi.

Seule la définition permet la discussion serrée, celle où il y aura vainqueur et vaincu, celle où des conclusions s’imposeront. De telles discussions sont jeux arbitraires. Voyez comme, après le combat, le vaincu reste mécontent et incertain. Il ne se sent donc pas enrichi ? Et, si le vainqueur est persuadé, son orgueil ne fait-il pas la moitié de sa certitude ? Avant de commencer le duel, on avait délimité le terrain. Quel moyen de savoir si les délimitations consenties sont ou non dans la nature des choses ?… Pour que j’accepte une définition de quoi que ce soit de concret, il faudrait que j’eusse grand appétit de me battre. Que prouverait un tel appétit ? Mon courage, croyez-vous. Ma sottise plutôt. Une sottise qui ne serait pas exempte de couardise. Une sottise qui consentirait à l’arbitraire « pour en finir », qui consentirait à considérer comme fermé un cercle dont je sais bien qu’il reste ouvert[2].

Comment donc déciderai-je si je cherche un art de vivre ou une science de la vie ?

Modestement j’examinerai quels sont, à mes yeux, les caractères de l’art, les caractères de la science et lesquels me paraissent convenir le mieux à l’application de régler et de conduire sa vie.

Je ne forgerai pas de vraies définitions : je n’établirai nulle hiérarchie entre les caractères observés ; je saurai que je n’ai pas épuisé le sujet ni tenté de l’épuiser.

Je n’obtiendrai donc nulle certitude. Mais, hors des mathématiques, toute certitude logique n’est-elle pas mensonge ou erreur ?

Je ne tiens pas assez à me tromper pour chercher, hors des mathématiques, des certitudes logiques. Au concret, les certitudes se présentent d’elles-mêmes, intuitivement, dans la paisible clarté du jour ou dans l’éblouissement de l’éclair ; ce qu’on trouve par la méthode garde toujours quelque instabilité ; ce qu’on trouve par la méthode s’applique exactement à un symbole abstrait de la réalité, non à la réalité elle-même. Dire méthode, c’est dire conventions connues ou naïvement inconscientes.

Je n’ai pas la prétention d’atteindre une certitude impossible ; je n’aurai pas la mauvaise foi d’affirmer que je l’ai atteinte.

La science me paraît une connaissance communicable entièrement. Le disciple y reçoit tout ce que possède le maître. Tant que des catastrophes extérieures ne troublent pas son évolution, la science, il me semble, reste presque régulièrement progressive.

L’art est une discipline autrement individuelle et qui ne saurait se communiquer entièrement. Il exprime des choses profondes, personnelles, particulières à l’artiste. Le disciple n’y égalera le maître que s’il se délivre du maître. C’est pourquoi, sans doute, l’évolution d’un art est beaucoup plus capricieuse que celle d’une science. Ici il n’y a pas de raisons pour qu’Aujourd’hui fasse mieux qu’Hier.

Il n’y a de science que du général. L’art s’efforce de créer des œuvres individuelles. Le savant s’applique à éliminer le plus possible ce qu’il appelle avec dédain et inquiétude « l’équation personnelle ». L’artiste qui n’exprime pas une personnalité ne compte pas.

Même dans une science peu avancée, on trouve quelques points sur lesquels les savants sont d’accord. Sans quoi, il n’y aurait pas encore science. Le progrès de la science consiste pour une part à multiplier ces points solides. En art, le désaccord est éternel. Il y a de belles œuvres dans les sens les plus divers. On trouve des œuvres manquées dans toutes les directions.

Voilà les premiers caractères qui se présentent à ma pensée. Un système commence à se former en moi : si je continuais le double examen, j’ai l’impression que ce que je découvrirais se rattacherait à ce que je viens de formuler.

Impression peut-être fausse. Mais c’est pour moi que j’écris. Je ne suis pas un homme qui enseigne, je suis un homme qui cherche. Si plus tard des caractères de l’art ou de la science se présentent à mon esprit qui contredisent ceux-ci, je n’hésiterai pas à les noter et à les étudier. S’ils renversent mes flottantes conclusions d’aujourd’hui, je saurai conclure autrement ou me passer de conclure.

Entre les existences que j’admire et les œuvres d’art que j’aime, je crois en ce moment découvrir une émouvante parenté. Chaque vie louable me paraît une création nouvelle, la manifestation d’une beauté personnelle. Entre les hommes qui, à diverses époques, ont surveillé leurs actes comme un poète surveille ses paroles, nul progrès ne m’apparaît. Si je préfère Épictète ou Jésus, Spinoza ou Cléanthe, ce sera par un goût tout individuel et je comprendrai chez mon voisin des préférences contraires. Je m’étonnerais si j’entendais affirmer qu’Archimède savait autant de choses que M. Branly. Tolstoï au contraire ne me paraît pas plus avancé que François d’Assise et l’individualisme d’Ibsen n’est pas plus complet que celui de Diogène. Ainsi l’œuvre d’Homère n’est inférieure à aucune de celles qui ont suivi. Des époques déjà anciennes ont produit des êtres qui me semblent approcher de la perfection et ces harmonies furent réalisées par des méthodes divergentes. Antisthène et Diogène diffèrent d’Épicure et de Métrodore ; Zénon, Cléanthe et Épictète diffèrent de Jésus et de Philon : autant qu’une tragédie de Sophocle diffère d’une tragédie d’Eschyle ou d’Euripide ; autant qu’une œuvre de Racine s’éloigne d’une comédie de Molière, d’un drame de Shakespeare ou de Calderon. Je garde donc l’impression que vivre est un art, non une science.

Si j’étais de ceux qui affirment volontiers, je déclarerais peut-être : Certains hommes ont voulu imposer des morales, fausses sciences de la vie ; mais ceux que j’admire ont connu et pratiqué la sagesse, qui est l’art de vivre.

Art différent de tous les autres, certes, puisqu’ici l’œuvre et l’ouvrier se confondent.

Mais je ne rencontre nulle part une science de l’action ; partout les disciplines du désirable me paraissent des arts. Désintéressée au point d’ignorer l’effort téléologique, la science cherche la vérité, non la beauté ; ce qui est, non ce que j’aimerais.

Devant les morales qui se prétendent scientifiques, qui affirment et qui ordonnent, je sentais depuis longtemps une répugnance d’immoraliste.

Devant les sagesses qui conseillent et qui harmonisent, j’éprouve, depuis longtemps aussi, un frémissement de désir et d’amour.

Peut-être, quand j’ai cru exprimer des pensées, n’ai-je dit que ces vieux sentiments. Peut-être mes sentiments s’appuyaient sur des pensées obscures, que je viens de faire monter à la lumière de ma conscience.

Je continuerai d’interroger mon esprit et mon cœur. Des méditations diverses et sincères confirmeront peut-être, ou peut-être détruiront ces premières émotions, ces premières pensées.


  1. Petit manuel individualiste (écrit en septembre 1903, publié en 1905) ; — Le Subjectivisme ( écrit en 1908, publié en 1909).
  2. Dans ma conférence, Des diverses sortes d’individualisme, j’ai fait, à un point de vue un peu différent, la critique de la définition ; — aux Véritables entretiens de Socrate, j’ai tenté de reconstituer, sur le même sujet, l’argumentation d’Antisthène.