La Tentation de l’homme/La Sagesse d’Orient

La Tentation de l’hommeSociété du Mercure de France (p. 151-156).


LA SAGESSE D’ORIENT


 
L’ILLUSION

Laisse à ceux qui se croient des vivants, l’épouvante
De sentir, dans leur forme innombrable et mouvante,
Leur fibre s’endurcir et s’assécher leurs os,
Dans ses lacis profonds aux mailles refroidies,
Leur chair se faire pierre, et des veines roidies
Epaissir les tissus et figer les réseaux.

Laisse-leur la douleur qui s’étonne et mesure
Par quelle inéluctable et fatidique usure
La force doit décroître et le cœur s’appauvrir,
Et, comme dans l’argile une eau qui s’évapore,
Par le soleil des jours filtrée en chaque pore,
Leur pourpre lentement s’épuiser et tarir.


Laisse ceux-là que la vaine lumière enivre
S’attarder à la lutte inutile, et poursuivre,
Dans le taillis vital que peuple un combat noir,
L’envahisseur muet dont l’approche tenace
Enveloppe, de son invisible menace,
La citadelle rouge où défaille l’espoir.

Si leur main patiente en s’effrayant décompte,
Dans le soir qui descend ou dans l’aube qui monte,
Chaque jour qui s’ajoute à leurs jours révolus,
C’est qu’ils ne savent pas, eux dont le doigt dénombre
Les moments d’une année et les ombres d’une ombre,
Que voici bien longtemps déjà qu’ils ne sont plus.

Si, pour leurs yeux que le regret stérile voile,
Les feuilles d’or bruni, dont la jonchée étoile
Les sentiers chauds et doux de leur précoce été,
Marquent la fuite obscure et la détresse intime
De la sève qui manque aux formes qu’elle anime,
C’est qu’ils ne savent pas qu’ils n’ont jamais été.


Nous, de qui la pensée a fixé l’existence
Dans l’immanente paix de l’unique substance,
Délivrés de la vie, affranchis du trépas,
Nous qui ne pouvons plus ni mourir ni renaître,
O Rêveurs d’Occident ! nous avons cessé d’être
Dès l’heure où nous avons su que nous n’étions pas.

Si, comme nous, bravant l’Apre foi de ta race,
Tu veux que l’être entier, qui fut le tien, s’efface
Dans l’instant éternel que ton rêve a conçu,
Ferme sur tes regards les deux portes du monde,
Et comprends, d’autant mieux que l’ombre est plus profonde,
Que tu n’as plus été dès l’heure où tu l’as su.

Comme un nageur vaincu par la fureur marine,
Qui croise ses deux bras lassés sur sa poitrine,
Et renonce à souffrir en cessant de lutter,
Repousse le servage affreux de l’espérance,
Pour qu’aux flots infinis sombre ton apparence,
Sans que d’elle jamais rien puisse remonter.


CEUX QUI S’ENDORMENT

O Maître ! nous dormons sous l’aile des tempêtes
Que berce la ramure immense du savoir,
Le vent de l’infini, qui te parle ce soir,
A, sans nous éveiller, fait neiger sur nos têtes
Les fleurs de ta pensée et de ton désespoir.

Nous ne voulons plus rien de la vie et du monde ;
L’œuvre entière des temps sombre dans nos yeux clos :
Ainsi qu’un vain mirage absorbé par les flots,
A l’occident voilé de notre nuit profonde,
L’inutile soleil brise ses javelots.

Rien n’écartera plus le linceul volontaire
Que tisse sur nos corps la calme horreur des monts :

Depuis les jours premiers des antiques limons,
Le temple sidéral et la divine Terre
Sont une ombre du rêve où nous nous abîmons,

Le flot illimité des formes et des causes,
Battant à coups rythmés les grèves du trépas,
Efface en se jouant la marque de nos pas,
Mais nous sommes si loin des êtres et des choses
Que, le sachant présent, nous ne l’entendons pas.

L’heure vient, qui n’est plus lumière ni ténèbres,
Où nous ne verrons plus, nous qui voyons sans yeux,
Luire sinistrement, dans le soir odieux,
Sur le chevet sacré de nos couches funèbres,
Le visage du songe indéfini des dieux ;

Où nous-mêmes, dé qui le sommeil n’a pas d’âge,
Mais qui gardons, de la vaine réalité,
L’illusion d’un monde un moment reflété,
Abolirons en nous, sans que rien en surnage,
Cet instant éternel que nous avons été.


Ne parle plus. Ta voix, en qui vibrent encore
Le bronze des tocsins et l’acier des combats,
N’est rien qu’un bruit semblable à tous ceux de là-bas,
Pareil aux autres bruits de la foule sonore,
Qui frappe l’air mortel et ne nous trouble pas.

Mais les ombres par ton verbe ardent remuées,
Forces dont ta pensée est le vivant levain,
Fourmillement farouche où s’ordonnent en vain
Des monstres nés d’un accouplement de nuées,
T’interdisent le seuil où t’attendait ta fin.

Fais comme nous. Bientôt, par degrés insensibles,
Porté sur l’orbe d’or que ton songe a tracé,
Tu t’évanouiras comme un astre glacé,
Comme, au gouffre lacté des univers visibles,
Un soleil décroissant lentement effacé.