La Tentation de l’homme/Le Rêve d’Occident

La Tentation de l’hommeSociété du Mercure de France (p. 157-164).


LE RÊVE D’OCCIDENT


 
Vous qui dormez, laissez à l’Occident son Rêve !




O Sages abîmés au sommeil sans mémoire,
Sous les nappes sans fond que la réalité,
Par son intermittente et fugace clarté,
Argente de lumière et de ténèbres moire ;

En qui survit peut-être, au sein des absolus,
Vacillant souvenir de la terrestre voie,
La conscience ultime et la suprême joie,
D’être enfin de ceux-là qui ne renaîtront plus,


Qui, dans l’Être total ayant conquis un être
Que les cycles futurs ne vous reprendront pas,
Ne retournerez plus dans les sphères d’en-bas
Combattre pour savoir et souffrir pour connaître !

O Sages délivrés du rêve et de l’effort,
Que ne jettera plus au flanc sacré des mères
Le retour cadencé des formes éphémères,
Affranchis de la vie et sauvés de la mort !

Oubliez-nous ! laissez nos sonores écumes
Battre le roc des temps par les siècles lavé !…
Là-bas, le vent ne s’est pas encore levé
Qui vous rapportera la vague que nous fûmes,

Quand, lassé d’avoir si longtemps senti frémir
Dans ses pennes l’ivresse auguste du tonnerre,
L’Esprit, qui fut le nôtre, aura, gagnant son aire,
Ployé son cou sous son aile pour s’endormir.


La lumière a jailli pour la genèse humaine.
Comme le créateur des vieux livres hébreux,
Où l’enfant qu’il était lut des mots monstrueux,
L’Homme de l’Occident commence sa semaine.

Voici le premier jour et le premier matin
Qui le verra, devant sa forge qui s’allume,
Frapper, sous les marteaux dont sonne son enclume,
Le monde à l’effigie âpre de son destin ;

Pour que, corps profané qu’entament les tenailles,
En son assise où la vie antique a frémi,
Le globe éventré jette à son frêle ennemi
La rançon dérobée aux filons de ses failles,

Que le métal vaincu râle comme une chair,
Que la matière, ainsi que le tronc sous la hache,
Geigne, et que la machine étincelante crache
Aux vents la toux en feu de ses poumons de fer.


En vain l’ouragan crie et la tempête vole :
La foudre est prisonnière et l’orage est dompté,
La stridente vapeur meut notre volonté,
Et le ductile éclair s’est fait noire parole.

Et, du cercle torride au double arc des glaciers,
Des continents massifs à la mer fugitive,
Notre Terre surprise a frissonné, captive
Aux mailles d’un réseau de cuivres et d’aciers.

C’est le premier moment de l’effort qui nous livre
La force aux mille pieds et la flamme aux cent yeux,
Et, si la mort enfin nous a repris nos Dieux,
Nous allons faire un Monde, et ce monde va vivre.

Les Eléments, sachant que le maître est venu,
Résignant dans nos mains leur liberté sauvage,
Protégeront, de leur volontaire esclavage,
Ce seuil d’où la science a chassé l’inconnu.


Les voix sans nombre de la Nature, perdues
Dans l’immobile songe où le passé s’endort,
Comme la foule au fond d’un sanctuaire d’or,
Pour mieux laisser parler l’Homme, se seront tues.

D’un pôle à l’autre alors l’immortelle cité,
Promise au style altier des Histoires futures,
Rassemblera, sous ses hautes architectures,
Le règne humain, conquis à la sainte unité.

Et, du sol où la race aux yeux bleus, la première,
A voué son génie au labeur souverain,
Surgira la futaie aux ramures d’airain
Dont la sève est de flamme et la fleur de lumière,

La géante forêt du travail, débordant
Sur tous les horizons et toutes les frontières,
Dont l’âme aux générations, ses héritières,
Léguera le secret du Rêve d’occident.


Et ces autres viendront, qui, vivant notre idée,
Feront, du globe obscur et froid où nous campons,
Le triomphal vaisseau dont les mille entreponts
À l’écho sidéral jetteront leur bordée ;

Qui, tel un équipage en révolte, à la voix
De ces Porteurs de Feu qui veillent à la proue,
Du gouvernail terrestre arracheront la roue
Aux invisibles mains des invisibles lois.

Alors notre planète entière, enveloppée
Du sacré flamboiement de notre œuvre accompli,
Sur l’univers dans l’ordre antique enseveli,
Etincellera comme une pointe d’épée.

Et les Astres tournant au vide ténébreux,
Systèmes qu’à jamais gardent à l’existence
D’inflexibles rapports de masse et de distance,
Soudain épouvantés, se montreront entre eux


Cette Terre, échappée à la chaîne des causes,
Qu’en des orbes nouveaux, par son vouloir élus,
Conduit une Raison mortelle, qui n’est plus
L’éternelle Raison des êtres et des choses,

Cependant que, débout à la barre, parmi
L’embrun incandescent des pâles nébuleuses,
Ephémère pilote aux rides douloureuses,
L’Esprit prométhéen, en qui l’espoir frémit,

Lira, dans l’ombre ardente au loin ensemencée
D’une averse sans fin d’astérismes épars,
Les chiffres dont l’ardent essaim, de toutes parts,
Sur le vol du calcul portera sa pensée.

Et peut-être, à cette heure où, sur son front, le soir
Couvrira le treillis des noires arcatures,
Et marquera, de ses clous d’or, leurs lignes dures,
Croira-t-il, au lointain du possible, entrevoir


L’heure où nos fils, guidés par le chœur des poëtes,
Pourront, réalisant enfin le rêve ailé,
Armer, pour envahir l’archipel étoilé,
Aux rades du soleil, l’escadre des comètes.