La Sœur du Soleil/Chapitre XXXI

DENTU & Cie (p. 400-407).


XXXI


LE BÛCHER


— Personne ne mourra ! s’écria tout à coup une voix, au moment où Fidé-Yori tournait son arme contre lui-même.

Le prince de Nagato apparut au seuil de la chambre.

Loo était près de lui.

— Ô mon frère ! s’écria le siogoun en s’élançant vers lui, je n’espérais plus te revoir.

— Je savais la victoire impossible, dit Nagato, et je m’occupais à te préparer les moyens d’échapper à l’ennemi, lorsque ton dernier effort pour le repousser aurait échoué. Tu es le seul rejeton de ta race, tu es vaincu aujourd’hui, mais plus tard ta dynastie peut refleurir.

— Est-il donc vraiment en ton pouvoir de nous sauver ? dit le siogoun.

— Oui, maître, dit Ivakoura. Une barque t’attend près de la rive du Yodo-Gava. Raïden, un brave matelot dont le dévouement m’est connu, la monte. Il te conduira en mer et gagnera le large. Là, une grande jonque, appartenant au prince de Satsouma, est à l’ancre prête à te recevoir. Dès que tu y auras posé le pied, elle fera voile vers l’île de Kiou-Siou ; le seigneur de Satsouma, le plus puissant prince de ton royaume, le plus fidèle de tes sujets, t’ouvrira sa province et son château ; tu pourras y vivre heureux, près de l’épouse de ton choix, jusqu’au jour de la vengeance.

— Je reconnais bien là ton dévouement infatigable, dit le siogoun dont les yeux se mouillaient de larmes. Mais comment sortir du château ? comment le traverser sans être massacré par la horde furieuse qui l’enveloppe ?

— Tu sortiras comme je suis entré, dit le prince, sans être inquiété par personne. Si vous voulez me suivre jusqu’à mon palais, continua-t-il en s’inclinant devant les deux princesses, je vous montrerai le chemin qu’il faut prendre pour quitter la forteresse.

— Prince, dit Yodogimi, ta grandeur d’âme me remplit de confusion ; moi, qui ai si souvent essayé de te nuire, je vois aujourd’hui à quel point j’étais injuste et aveugle ; dis-moi que tu me pardonnes mes erreurs passées, sinon je n’accepte pas d’être sauvée par toi.

— Je n’ai rien à te pardonner, princesse, dit Nagato, c’est moi qui suis coupable d’avoir eu l’incomparable maladresse de te déplaire.

— Allons, partons d’ici, dit le siogoun, vous vous expliquerez plus tard.

Ils sortirent de la salle, Loo marchait devant.

Dans la première cour du palais, les insignes de Taïko-Sama brûlaient encore, ils formaient un monceau de braises. En passant près d’eux, Fidé-Yori détourna la tête. Ils atteignirent le pavillon du prince de Nagato et gagnèrent sa chambre. La trappe qui fermait le sentier souterrain, par lequel autrefois le brave Sado entrait au palais et en sortait, était ouverte. Personne ne connaissait l’existence de ce souterrain. Le prince de Nagato l’avait fait secrètement creuser pour favoriser les allées et venues de Sado et échapper à la surveillance des espions.

— Voici le chemin, dit il, il aboutit à une maison de pêcheur qui s’ouvre sur les rives du Yodo-Gava. C’est là que Raïden vous attend avec la barque ; partez, Loo vous guidera dans cette route souterraine.

— Comment ! s’écria Fidé-Yori, est-ce que tu ne nous accompagnes pas ?

— Non, maître, je reste ici, j’ai quelque chose encore à accomplir.

— Es-tu fou ? rester dans ce palais qui bientôt sera complètement envahi ; qu’as-tu donc à faire encore ? tu ne pourras plus t’échapper.

Ne t’inquiète pas de moi, dit le prince avec un étrange sourire ; je fuirai, je te le jure.

— Ivakoura ! s’écria le siogoun en regardant son ami avec effroi, tu veux mourir ! Je te comprends, mais je n’accepte pas le salut à ce prix. Je suis le maître encore, n’est-ce pas ? eh bien, je t’ordonne de me suivre.

Mon bien-aimé seigneur, dit Nagato d’une voix ferme, s’il est vrai que je t’ai servi avec dévouement, ne me refuse pas la première grâce que je te demande, n’ordonne pas que je quitte ce palais.

— Je n’ordonne plus, ami, je te conjure de ne pas me priver d’un compagnon tel que toi, je te supplie de fuir avec nous.

— Je joins mes supplications à celles de mon fils, dit Yodogimi ; ne nous laisse pas partir la douleur dans l’âme.

— Prince illustre, dit Omiti de sa voix douce et timide, c’est la première fois que je t’adresse la parole, j’ose cependant te prier, à mon tour, de ne pas persister dans ta cruelle résolution.

Loo se jeta à genoux.

— Mon maître ! s’écria-t-il.

Mais il ne put rien dire de plus et se mit à pleurer.

— Je te recommande cet enfant, dit Nagato à Fidé-Yori.

— Tu demeures donc sourd à nos voix ? dit le siogoun, nos prières n’ont donc aucun pouvoir sur ton cœur ?

— Si elle était perdue pour toi, dit le prince en désignant Omiti, consentirais-tu à vivre ? Ô toi à qui j’ai confié le secret terrible de ma vie, ne comprends-tu donc pas à quel point l’existence est pour moi douloureuse ? Ne vois-tu pas quelle joie brille dans mes yeux, maintenant que je touche au terme de mes souffrances ? C’était pour te servir que je ne me suis pas délivré depuis longtemps du supplice de vivre. Tu n’es pas victorieux comme je l’aurais voulu, mais je te vois dans une retraite pleine de fleurs, de joie, d’amour ; tu seras heureux, sinon puissant : tu n’as plus besoin de moi, je suis libre, je puis mourir.

— Ah ! ami cruel, dit Fidé-Yori, je vois bien que ta volonté est irrévocable.

— Hâtez-vous, dit le prince, vous n’avez que trop tardé. Gagnez la barque. Raïden vous cachera sous les plis de la voile jetée au fond du bateau, puis il prendra les rames, Loo tiendra le gouvernail.

— Non ! non ! s’écria l’enfant qui se cramponnait à la robe de son maître, je ne veux pas partir, je veux mourir avec toi.

— L’obéissance est la première vertu d’un bon serviteur, Loo, dit le prince doucement, je t’ordonne d’obéir désormais à notre maître à tous deux, et de le servir jusqu’à la mort.

Loo se précipita en sanglotant dans l’escalier obscur du souterrain, les deux femmes le suivirent, puis le siogoun descendit à son tour.

— Adieu ! adieu ! mon ami, mon frère, toi, le plus beau, le plus noble, le plus dévoué de mes sujets ! s’écria-t-il en laissant couler ses larmes.

— Adieu, illustre ami, dit le prince, puisse ton bonheur durer aussi longtemps que ta vie !

Il referma l’entrée du souterrain. Il était seul, enfin. Alors il retourna dans la cour du palais et prit, au brasier qui brûlait encore, un fragment de bois enflammé, il mit le feu à tous les pavillons princiers, au palais de Fidé-Yori, dont il parcourut toutes les salles, puis il gagna la tour des Poissons-d’Or, et d’étage en étage, alluma l’incendie. Arrivé sur la dernière terrasse, il jeta son tison brûlant et s’accouda à la balustrade de la laque rouge de la plate-forme, qu’une très vaste toiture relevée des bords, soutenue par quatre lourds piliers, surmontait.

Le prince regarda vers la mer. La petite barque était déjà à l’embouchure du Yodo-Gava. Seule sur l’eau, elle semblait attirer l’attention des soldats victorieux qui campaient le long de la plage ; mais Raïden, le pêcheur, jeta son filet, et les soldats rassurés laissèrent passer le bateau. Au large, la jonque du prince de Satsouma faisait une petite tache brune, sur la pourpre du soleil couchant. L’atmosphère était d’une transparence incomparable. La mer ressemblait à une grande turquoise.

Les cris des soldats s’élevaient autour du château.

— Fidé-Yori a mis le feu au palais : il va périr dans les flammes, disait-on.

Ceux qui étaient encore à l’abri de la troisième muraille ouvrirent les portes et sortirent précipitamment ; ils se rendirent. D’ailleurs, la bataille avait cessé ; l’usurpateur était à la porte de la forteresse ; on s’agenouillait sur son passage on l’acclamait, on le proclamait le seul et légitime siogoun. C’était le second jour de la sixième lune de la première année du Nengo-Gen-Va[1].

Du sommet de la tour, le prince de Nagato voyait la litière dans laquelle était couché Hiéyas. Il entendait les clameurs triomphales qui l’accueillaient.

— La gloire et la puissance royale ne sont rien auprès de l’amour heureux, murmura-t-il en reportant ses yeux sur la barque qui portait ses amis.

Elle était en mer à présent, hors de la portée des soldats ; elle déployait sa voile et fuyait rapidement.

— Ils sont sauvés, dit le prince.

Alors il tourna ses regards d’un autre côté, du côté de Kioto et de Naikou ; il voyait le commencement de la route qui conduisait à la ville sacrée, et qu’il avait parcourue tant de fois ; il voyait les côtes, se découpant sur l’azur de la mer, et s’étendant en se perdant dans le lointain, vers la province où s’élève le temple antique de Ten-Sio-Dai-Tsin. Il semblait vouloir distinguer, à travers la distance, celle qu’il ne devait plus revoir.

Le soleil disparut, la lumière de l’incendie commença à surmonter l’éclat du jour. Le palais du siogoun, au pied de la tour, était une large fournaise qui, vue d’en haut, paraissait comme un lac de feu, agité par une tourmente. Les flammes se croisaient, tourbillonnaient, formaient des volutes comme les vagues dans la tempête. Par instant, un nuage de fumée rousse passait devant les yeux du prince, lui voilant l’horizon. Tous les étages de la tour brûlaient, un ronflement formidable, mêlé à une perpétuelle crépitation, emplissait ses flancs. La dernière plate-forme, cependant, n’était pas encore atteinte, mais déjà le plancher se crevassait, oscillait. Une flamme monta et toucha le bord de la toiture supérieure.

— Viens donc, feu libérateur, s’écria le prince, viens apaiser la brûlure dévorante de mon âme, t’efforcer d’éteindre la flamme inextinguible de mon amour !

Il prit sur sa poitrine un papier froissé et le déploya. Il le porta à ses lèvres, puis le lut une dernière fois, à la lueur de l’incendie.

« Un jour les fleurs s’inclineront pour mourir, elles laisseront tomber comme un diamant leur âme lumineuse, alors les deux gouttes d’eau pourront se rejoindre et se confondre. »

La chaleur était intolérable. Le papier brûla tout à coup entre les doigts du prince. L’air lui manquait, il se sentait mourir.

Ma bien-aimée ! s’écria-t-il, je pars le premier, ne me fais pas attendre trop longtemps, au rendez-vous.

Comme les pétales énormes d’une fleur de feu, les flammes enfermèrent la dernière terrasse, elles s’étendirent sur la toiture ; les deux gigantesques poissons d’or se tordirent, sur la crête du toit, comme s’ils étaient vivants, puis ils coulèrent en deux ruisseaux incandescents. Bientôt l’édifice entier s’écroula, avec un fracas terrible, en faisant jaillir vers le ciel une gerbe immense de flammes et d’étincelles.


  1. 2 juin 1615.