La Sœur du Soleil/Chapitre XXX

DENTU & Cie (p. 387-399).


XXX


BATAILLES


Hiéyas était aux portes d’Osaka avec une armée de trois cent mille hommes. Venant des provinces septentrionales il avait traversé la grande île Nipon, en écrasant sur son passage les détachements chargés de garder le pays. Les soldats de Fidé-Yori étaient morts en héros, pas un n’avait reculé ; les troupes des princes avaient résisté mollement, au contraire. D’ailleurs l’armée de Hiéyas, puissante comme un fleuve gonflé par les pluies, ne pouvait être entravée dans sa marche. Elle arriva près d’Osaka et enveloppa la ville. Sans prendre de repos, elle l’attaqua de tous les côtés à la fois.

Fidé-Yori avait partagé son armée en trois corps de cinquante mille hommes chacun : Signénari et Moritzka commandaient le premier, Harounaga, Moto-Tsoumou, Aroufza le second, Yoké-Moura le troisième. Les soldats étaient intrépides, les chefs résolus à mourir, s’ils ne pouvaient vaincre.

Le premier choc des armées fut terrible. On se battit avec un acharnement, une fureur sans pareils. À nombre égal les troupes de Fidé-Yori eussent remporté la victoire, elles avaient une telle résolution de se laisser tuer plutôt que de reculer, qu’elles étaient inébranlables. Le général Yoké-Moura fut attaqué par vingt mille hommes armés de fusils, il n’avait autour de lui que dix mille soldats, établis sur la colline nommée Yoka-Yama ; les hommes de Yoké-Moura avaient aussi des fusils. Les décharges se succédèrent jusqu’à l’épuisement des munitions. Yoké-Moura attendait ce moment. Il avait remarqué que ses agresseurs n’étaient armés que de fusils et de sabres et ne portaient pas de lances. Il descendit alors impétueusement la colline. Ses soldats, la lance au poing, se jetèrent sur les assaillants qui, presque sans défense, se replièrent en désordre.

Signénari, lui aussi, après un combat acharné, avait réussi à faire reculer ceux qui l’attaquaient, mais sur tous les autre points les généraux, écrasés par le nombre, avaient été battus et s’étaient rejetés, avec ce qui leur restait de soldats, dans l’intérieur de la ville.

Le soir vint, les combats s’interrompirent. Les soldats exténués se couchèrent dans les rues de la ville, sur les ponts, au bord des canaux. Seuls, Signénari et Yoké-Moura étaient encore hors d’Osaka, l’un dans la plaine, l’autre sur la colline.

Quand la nuit fut tout à fait venue, un homme s’avança au pied de la colline de Yoka, et demanda à parleriau général Sanada-Sayemon-Yoké-Moura, de la part de Hiéyas.

On l’introduisit sous la tente du guerrier.

Yoké-Moura reconnut un de ses anciens compagnons d’armes.

— Tu viens de la part de Hiéyas ? toi s’écria, le général d’un ton plein de reproches.

— Oui, ami, je crois au génie puissant de cet homme ; je sais à quel point son triomphe serait utile au pays, et pourtant, maintenant que je suis en ta présence, j’ose à peine exprimer la proposition que je suis chargé de te faire.

— Est-elle donc honteuse ?

— Voici, tu en jugeras : Hiéyas est pénétré d’estime pour ta valeur, et il pense que triompher de toi serait pour lui une défaite, car ta mort priverait le pays de son meilleur guerrier. Il te propose de te rallier à lui. Tes conditions seraient les siennes.

— Si Hiéyas a vraiment de l’estime pour moi, répondit Yoké-Moura, pourquoi feint-il de croire que je suis capable de me vendre ? Tu peux lui dire que me donnât-il la moitié du Japon, je ne réfléchirais même pas à sa proposition, et que je mets ma gloire à rester fidêle au maître que j’ai toujours servi, et à mourir pour lui.

— Je m’attendais à cette réponse, et si j’ai accepté cette mission que l’on me proposait, c’est que j’ai cédé au désir de revoir mon ancien compagnon.

— Tu ne craignais pas les justes reproches que je puis te faire ?

— Non, car je ne me sentais pas coupable. À présent je ne sais quel remords me tourmente devant ton dévouement tranquille et héroïque. Je trouve que mes actions, dictées par la sagesse, ne valent pas la folie de ta fidélité aveugle.

— Eh bien ! il est temps encore de te repentir, reste avec nous.

— Je le ferai, ami. Hiéyas comprendra, en ne me voyant pas revenir, que celui qui venait pour t’acheter s’est donné à toi.

La même proposition avait été faite au général Signénari.

— Hiéyas m’offre de me donner tout ce je voudrais, s’était écrié le jeune général, eh bien ! qu’il m’envoie sa tête !

Le lendemain, des forces considérables étaient rassemblées en face de Signénari. Le jeune guerrier comprit que la bataille qui allait s’engager était pour lui la dernière. Il fit le tour de son camp, exhortant ses soldats. Grave, plein de douceur, beau comme une femme, il parcourait les rangs, démontrant aux hommes attentifs le peu de valeur de la vie, ne leur cachant pas que l’issue de la journée c’était la mort ou le déshonneur. Il ajoutait qu’une mort glorieuse est enviable et que la vie d’un lâche ne vaut pas celle d’un chien.

Puis il rentra dans sa tente et expédia un messager à sa mère, il lui annonçait qu’il allait mourir et lui envoyait un riche poignard en souvenir de lui. Alors il s’approcha d’un miroir et versa des parfums sur ses cheveux, puis il posa sur sa tête son casque de corne noir, surmonté, au-dessus du front, par une lame de cuivre découpée en forme de croissant, il l’attacha sous son menton et coupa les bouts flottants des cordons de soie. Cela signifiait qu’il ne les dénouerait plus, qu’il se vouait à la mort. Si sa tête était portée au vainqueur, celui-ci comprendrait qu’il s’était fait tuer volontairement.

La bataille commença, ce fut Signénari qui attaqua ; il s’élança à la tête de ses soldats avec impétuosité. Le début de la lutte leur fut favorable, ils rompirent les rangs des ennemis, en massacrèrent un grand nombre. L’armée de Signénari, décimée la veille, réduite à un petit nombre d’hommes, pénétrait dans l’armée ennemie comme un navire dans la mer, mais les flots s’étaient refermés derrière elle, elle était enveloppée, captive, plus ardente que jamais cependant ; les soldats de Hiéyas crurent avoir emprisonné tempête. Les désespérés sont terribles, le carnage était effrayant ; les blessés se battaient encore, la terre inondée de sang s’amollissait, on piétinait dans la boue, on eût pu croire qu’il avait plu. Cependant dix mille hommes contre cent mille ne pouvaient tenir bien longtemps. Les héros qui entouraient le jeune chef n’étaient pas vaincus pourtant, ils ne reculaient pas, ils se laissaient tuer sur la place conquise. Mais leur nombre diminuait rapidement : bientôt il n’y eut plus au centre de l’armée qu’un énorme monceau de cadavres. Signénari, couvert de blessures, formidable, luttait encore. Il était seul, l’ennemi hésitait devant lui, on l’admirait, quelqu’un lui lança une flèche cependant, il tomba.

Hiéyas, étendu dans une litière, était sur le champ de bataille. On lui apporta la jeune tête, grave et charmante, du général Signénari ; il vit les cordons du casque coupés ; il respira les parfums dont la chevelure était inondée.

— Il a mieux aimé mourir que se rallier à ma cause, dit-il en soupirant. La victoire d’aujourd’hui m’attriste comme si c’était une défaite.

Le même jour, Fidé-Yori fit appeler Yoké-Moura et lui demanda ce qui restait à faire.

— Il faut dès demain tenter une sortie générale, répondit-il. Tous les débris d’armées réunis dans la ville forment un total d’environ soixante mille hommes auquel il faut ajouter la garnison de la forteresse, les dix mille hommes qu’il me reste, et les dix mille volontaires que tu as rassemblés : on peut entreprendre la lutte.

— Rentreras-tu dans la ville ? demanda le siogoun.

— Il vaut mieux, je pense, que je garde ma position avancée sur la colline. Au moment où l’armée s’ébranlera, j’attaquerai sur un autre point, afin qu’il soit contraint de diviser ses forces.

On rassembla les chefs afin de se concerter avec eux. La gravité de la situation faisait taire les discordes qui les divisaient d’ordinaire : tous se soumettaient à Yoké-Moura.

— L’ennemi s’est étendu tout autour de la ville, dit le général, de sorte que sur le point que vous attaquerez, vous rencontrerez des forces tout au plus égales aux vôtres. La sortie devra s’opérer du côté du sud, afin que, si c’est possible, vous acculiez l’ennemi à la mer. Que les chefs enflamment les soldats par leur exemple, par leurs paroles, et nous pouvons en triompher.

— C’est moi-même qui me mettrai à la tête de l’armée, s’écria Fidé-Yori. On tirera de leurs fourreaux de velours les insignes qui précédaient mon illustre père dans les combats, les courges dorées emmanchées à une hampe rouge, qui ont toujours été, partout où elles apparurent, un signal de victoire ; ce souvenir de Taïko-Sama enthousiasmera les soldats ; il leur rappellera les triomphes anciens, les batailles glorieuses remportées à son ombre. Ce talisman nous protégera et remplira d’effroi le parjure Hiéyas, en évoquant devant ses yeux l’image de celui dont il a trahi la confiance.

Les chefs retournèrent vers leurs soldats, afin de les préparer à la bataille décisive du lendemain. Fidé-Yori, lui, courut vers sa fiancée.

— C’est peut-être la dernière journée que nous passons ensemble, disait-il, je n’en veux pas perdre une seconde.

— Que dis-tu, seigneur ? disait Omiti, si tu meurs, je mourrai aussi, et nous serons réunis pour ne plus nous quitter.

— N’importe, disait le roi avec un sourire triste, j’aurais voulu que sur cette terre notre bonheur fut plus long. J’ai été malheureux si longtemps, heureux un si petit nombre de jours ; et toi si dévouée, si douce, tu as souffert des maux de toute sorte à cause de moi, et pour ta récompense, quand je voudrais te combler de richesses, d’honneurs, de joies, je ne puis te donner que le spectacle des horreurs de la guerre, et la perspective d’une mort prochaine.

— Tu m’as donné ton amour, répliquait Omiti.

— Oh ! oui, s’écriait le roi, et cet amour, qui était le premier, eût été le dernier ; il eût empli toute ma vie. Que ne puis-je t’emporter loin d’ici, fuir cette lutte, ce carnage ! Que m’importe le pouvoir ! il ne m’a pas donné le bonheur. Vivre près de toi, dans une retraite profonde, oublieux des hommes et de leurs ambitions criminelles, c’est la que serait la véritable félicité.

— Ne songeons point à cela, disait Omiti, c’est un rêve impossible ; mourir l’un près de l’autre, c’est une joie encore, elle ne nous sera pas refusée.

— Hélas ! s’écria le siogoun, ma jeunesse se révolte à l’idée de la mort. Depuis que je t’ai retrouvée, chère bien-aimée, j’ai oublié le dédain que l’on m’avait enseigné pour cette vie fugitive ; je l’aime et je voudrais ne pas la quitter.

À la faveur de la nuit Harounaga parvint à reprendre les hauteurs de Tchaousi qu’il avait perdues. Le général Yoké-Moura lui avait conseillé cette tentative, dont la réussite permettrait de protéger la sortie du siogoun.

Tout était prêt pour le dernier effort, les soldats étaient pleins d’ardeur, les chefs avaient bon espoir, Fidé-Yori reprenait confiance, il croyait à la victoire. Une chose l’attristait cependant, c’était dans cette situation suprême l’absence de son ami le plus fidèle, de son conseiller le plus sage, du prince de Nagato : qu’était-il devenu ? que lui était-il arrivé ? Depuis vingt jours environ qu’il avait brusquement quitté Osaka, on n’avait aucune nouvelle de lui.

— Il est mort puisqu’il n’est pas près de moi à l’heure du danger, se disait le siogoun en soupirant profondément.

Dès le jour, les habitants d’Osaka encombrèrent les abords de la forteresse ; ils voulaient voir le siogoun sortir du château en tenue de combat, au milieu de ses guerriers aux riches costumes. En attendant, ils causaient avec les soldats campés dans les rues, leur versant des rasades de saké. L’aspect de la ville était joyeux : en dépit de tout, le caractère léger de ses habitants reprenait le dessus. Ils allaient voir un spectacle, ils étaient heureux.

Vers la huitième heure, les portes de la seconde muraille du château fort s’ouvrirent toutes grandes et laissèrent apercevoir une confusion de bannières, qui flottaient parmi les rayures lumineuses formées par les hautes lances.

Les premiers corps de lanciers du siogoun s’avancèrent, cuirassés, coiffés du casque à visière, évasé autour de la nuque et orné au-dessus du front d’une sorte de croissant de cuivre, la lance au poing, un petit drapeau enmanché derrière l’épaule gauche ; puis vinrent les archers, le front ceint d’un bandeau d’étoffe blanche dont les bouts flottaient en arrière, le dos hérissé de longues flèches, tenant à la main le grand arc laqué. Après eux s’avancèrent des personnages étranges, qui ressemblaient plutôt à de grands insectes ou à des crustacés fantastiques, qu’à des hommes. Les uns, au-dessus du masque noir grimaçant, portaient un large casque orné d’antennes de cuivre ; d’autres avaient leur coiffure ornée d’énormes cornes recourbées l’une vers l’autre, et leur masque hérissé de moustaches et de sourcils rouges ou blancs, ou bien un capuchon de mailles ramené sur le visage, ne laissant voir que les yeux, leur enveloppait la tête. Les pièces des armures, faites de corne noire, étaient carrées, lourdes et bizarrement disposées, cependant, sous les points de soie de diverses couleurs qui joignaient l’une à l’autre les lames de corne, elles produisaient un bel effet. Ces guerriers, vêtus comme l’avaient été leurs aïeux, étaient armés de hallebardes, d’arcs énormes, de glaives à deux mains. Ils défilèrent pendant longtemps, à la grande admiration du peuple. Enfin, Fidé-Yori parut sur un cheval à la crinière tressée. On portait devant lui les courges dorées qui, depuis les dernières victoires de Taïko-Sama, n’étaient pas sorties du château. Elles furent accueillies par des cris d’enthousiasme.

— Je vous les confie, s’écria Fidé-Yori, en désignant à son armée les glorieux insignes.

Il ne dit rien de plus, et, tirant son sabre, il lança son cheval au galop.

Toute l’armée s’ébranla avec un élan héroïque, elle sortit de la ville. Le peuple la suivit jusqu’au delà des faubourgs.

Du haut de la colline, Yoké-Moura regardait Fidé-Yori et ses troupes s’avancer hors d’Osaka, et se développer dans la plaine, il attendait le premier mouvement offensif du siogoun, pour attaquer de son côté les hommes de Hiéyas.

— Certes, se disait le général, la victoire est possible, Signénari, qui est mort si noblement hier, et ses soldats héroïques ont fait beaucoup de mal à l’ennemi ; j’ai moi-même repoussé, en lui faisant subir des pertes considérables, le détachement qui attaquait ma position. Nous pouvons tailler en pièces la partie de l’armée sur laquelle va fondre le siogoun. Alors l’égalité sera à peu près établie entre les deux forces ennemies, et à force égale nous triompherons.

L’armée de Fidé-Yori s’était arrêtée dans la plaine, ell~ occupait l’emplacement sur lequel se dressait la veille le camp de Signénari.

— Qu’attendent-ils donc ? se demandait Yoké-Moura ; pourquoi interrompent-ils leur mouvement en avant ?

Les chefs couraient sur les flancs des bataillons. Une singulière agitation régnait parmi les rangs. Évidemment quelque chose de nouveau était survenu, on hésitait, on se concertait. Tout à coup une grande oscillation agita l’armée, elle fit volte-face et, retournant sur ses pas, rentra dans la ville.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Yoké-Moura, stupéfait et pâle de colère. Quelle folie les saisit subitement ? C’est une dérision, seraient-ils lâches ?

Les soldats de Hiéyas s’avancèrent alors, ils traversèrent la plaine abandonnée par Fidé-Yori. Au même moment les hommes de Yoké-Moura donnèrent l’alarme. On les attaquait de deux côtés à la fois.

— C’est bon, dit Yoké-Moura, tout est perdu maintenant.

— Il fit venir son jeune fils Daïské.

— Mon fils, lui dit-il, rentre dans la ville, rejoins le siogoun et dis-lui qu’il ne me reste plus qu’à mourir glorieusement pour lui, ce que je compte faire avant ce soir. Reste auprès du maître tant qu’il vivra et meurs avec lui.

— Mon père, dit Daïské en jetant un regard suppliant au général, je préférerais mourir près de toi.

— Fais ce que je te commande, mon fils, dit Yoké-Moura, dont la voix tremblait un peu.

Une larme roula sur la joue de l’enfant ; mais il n’objecta rien et s’en alla.

Le général le suivit des yeux un instant, tandis qu’il descendait la colline. Il soupira, puis brusquement se jeta dans la bataille.

Sans avoir combattu, sans avoir échangé une flèche avec l’ennemi, l’armée du siogoun était rentrée en désordre dans la ville. Le peuple n’y voulait pas croire. Qu’était-il arrivé ? Comment la déroute précédait-elle le combat ?

Voici ce qui s’était passé : Harounaga, abandonnant brusquement la position qu’il occupait sur la colline, était accouru vers Fidé-Yori, accompagné d’un homme qui venait du camp de Hiéyas. Cet homme, qui était un parent de Harounaga, affirmait que la plus grande partie de l’armée était vendue à Hiéyas et, qu’au moment du combat, Fidé-Yori serait enveloppé par ses propres soldats et fait prisonnier. Il disait avoir surpris ce secret et être accouru pour prévenir le siogoun et l’empêcher de tomber dans un piège odieux.

— Rentre dans la forteresse, disait-il à Fidé-Yori, à l’abri de ses remparts, tu peux encore te défendre et mourir noblement, tandis qu’ici tu es à la merci du vainqueur.

Après quelques hésitations, on était rentré dans la ville. Cette histoire de trahison était complètement inexacte : c’était une perfidie de Hiéyas qui, bien qu’il fût fort, ne dédaignait pas d’employer la ruse. Mais le peuple n’accepta pas cette raison, la rentrée des soldats fit le plus déplorable effet.

— Ils ne savent pas se conduire, disait-on.

— Ils sont perdus, tout est fini maintenant.

— Après tout, cela ne nous regarde pas.

La moitié de la population commençait à désirer l’avènement de Hiéyas.

Le siogoun était à peine rentré dans le château que l’armée ennemie attaqua les faubourgs de la ville. Les habitants s’enfermèrent dans leurs maisons. Un combat terrible s’engagea, on défendait le terrain pied à pied. Cependant l’ennemi avançait. On se battait dans les rues peu larges, aux bords des canaux, dont l’eau rougie de sang balançait des cadavres, chaque pont était emporté après une lutte acharnée. Peu à peu, les soldats de Fidé-Yori furent repoussés vers la forteresse.

Dans le château la confusion était grande, on ne songeait pas à défendre la première muraille, les bastions n’existaient plus, le fossé n’avait pas été recreusé à plus de deux pieds de profondeur. On s’enfermait dans la seconde enceinte ; mais là on était trop éloigné pour rendre aucun service à ceux qui combattaient. Ces derniers, après trois heures de lutte, furent repoussés jusqu’aux murs du château ; ils envahirent la première enceinte et crièrent pour se faire ouvrir la seconde. Ils allaient être écrasés contre elle.

Yodogimi cria d’ouvrir. Toutes les portes s’écartèrent à la fois, et les soldats se précipitèrent. Mais l’ennemi était sur leurs talons, lorsqu’ils furent passés on ne put refermer les portes et les soldats de Hiéyas entrèrent derrière eux.

Fidé-Yori s’était enfermé avec un millier de soldats dans la troisième enceinte du château qui entourait la grande tour des Poissons-d’Or, la résidence du siogoun et quelques palais des princes les plus nobles. Il ne songeait pas à se défendre, mais seulement à ne pas se laisser prendre vivant, ni lui ni personne de sa famille. Dans une salle de son appartement, le sabre nu à la main, entre sa mère et sa fiancée, il regardait par la fenêtre ouverte, et, le front baissé, écoutait les clameurs formidables des soldats, se battant derrière la seconde muraille. Beaucoup des siens se rendaient. L’homme chargé de garder les courges dorées de Taïko-Sama, il se nommait Tsou-Gava, les brûlait devant la façade du palais, sous les yeux de Fidé-Yori.

— Tout est fini ! murmurait celui-ci. Ô vous qui êtes ce que j’ai de plus cher au monde, vous allez donc mourir à cause de moi et avec moi ! Il va falloir vous arracher la vie, pour ne pas vous laisser tomber vivantes aux mains des vainqueurs.

Il regardait son sabre nu, puis levait les yeux, sur sa mère, et sur la douce Omiti, avec une expression d’égarement.

— Il n’est donc pas possible de les sauver ? s’écria-t-il, de les laisser vivre ? Qu’importe au vainqueur pourvu que je meure !

— Vivre sans toi ! dit Omiti d’un ton de reproche. Elles étaient pâles toutes deux, mais tranquilles.

— Non, c’est impossible ! s’écria tout à coup le siogoun ; je ne veux pas voir couler leur sang, je ne veux pas les voir mortes ; c’est moi qui mourrai le premier !