Hachette (p. 345-358).



XXVII

dévouement


Comme il finissait ces mots, dits à voix basse, de même que tout ce qu’ils avaient dit précédemment, la porte en face d’eux, qui était celle du lavoir, s’ouvrit avec précaution ; un homme portant une lanterne sourde entra à pas de loup ; la porte ouverte laissait pénétrer assez de lumière pour que le brigadier reconnût Michel. Gribouille se serra contre le brigadier, qui n’avait pas bougé. Avant de s’engager plus avant dans la chambre, et aussi pour reconnaître la place du meuble qui devait contenir le petit trésor de la pauvre Caroline, Michel dirigea la lumière de sa lanterne sourde du côté où se trouvait le brigadier, il l’aperçut, et, poussant un cri de rage, il dirigea le canon d’un pistolet, qu’il tenait à la main, sur le brigadier, qui allait s’élancer pour le saisir. Gribouille, devinant l’intention de Michel, se jeta sur le brigadier, préservant de son corps la poitrine de son ami ; avant que le brigadier eût pu prévoir et prévenir ce mouvement, le coup partit et Gribouille tomba.


Un homme portant une lanterne sourde entra à pas de loup. (Page 345.)

« Je l’ai sauvé ! s’écria-t-il en tombant. Caroline, je l’ai sauvé !

— Gredin ! » s’écria en même temps le brigadier, qui s’élança à la poursuite de Michel.


« Je l’ai sauvé ! » s’écria-t-il en tombant.

Il ne tarda pas à le rejoindre ; car Michel, dans sa frayeur, avait fait fausse route et s’était engagé dans le jardin, entouré d’une haie d’épines ; il voulut se défendre avec un couteau qu’il dégagea de sa ceinture ; mais le brigadier lui assena sur la tête un coup de poing qui l’étourdit et l’étendit par terre.

« À moi ! cria le brigadier, en maintenant Michel avec un genou appuyé sur sa poitrine ; à moi ! Des courroies pour lier le brigand ! Je le tiens ! »

Le camarade n’avait rien vu, mais le bruit du coup de pistolet l’avait attiré dans la chambre, où il avait trouvé Gribouille inondé de sang, et souriant malgré sa blessure.

« Je l’ai sauvé ! dit-il d’une voix étranglée ; j’ai sauvé mon ami ! Je suis bien content… Il appelle ! entendez-vous ? Il appelle !… Vite, allez ! Laissez-moi ; allez ! »

Le gendarme, éclairé par la lanterne sourde que Michel avait laissée tomber dans sa fuite, essayait de soulever Gribouille pour le déposer sur un lit, quand il entendit l’appel du brigadier. Remettant doucement à terre le pauvre blessé, il se dirigea du côté où se faisaient entendre la voix de son chef et les malédictions de Michel, revenu de son étourdissement.

En cinq minutes Michel fut garrotté et laissé sous la garde du gendarme. Le brigadier courut au secours de Gribouille. Il ouvrit tous les volets pour laisser entrer le demi-jour que donnait la lune ; elle venait de se dégager des nuages qui la cachaient.

L’appartement se trouvait suffisamment éclairé pour que le brigadier donnât à Gribouille les soins qu’exigeait son état. Il l’enleva avec précaution, pour ne pas provoquer l’écoulement de sang, le déposa sur le lit qui avait reçu le dernier soupir de la femme Thibaut, lui enleva ses habits imprégnés de sang et banda fortement sa blessure avec son mouchoir. Lorsque le sang cessa de couler, Gribouille, qui s’était évanoui, reprit connaissance. En ouvrant les yeux, il aperçut le visage ému et consterné de son ami penché sur lui et bassinant ses tempes et son front avec de l’eau fraîche, seule chose qu’il eût pu trouver dans cette maison si récemment inhabitée.

« Brigadier,… je suis content,… je vais mourir… C’est pour vous,… je suis heureux !… je vous aime bien,… dit-il d’une voix haletante.

— Tais-toi ! pour Dieu, ne parle pas ! Chaque parole que tu dis fait couler ton sang… Gribouille ! mon ami ! mon pauvre ami ! quel dévouement !… quel courage !… Que faire, mon Dieu, pour te secourir ? Je ne puis te laisser seul ! je ne puis laisser Michel sans surveillance ! »

Le pauvre brigadier, en proie à la plus vive émotion et à la plus terrible inquiétude qu’il eût éprouvées de sa vie, tortillait sa moustache, réfléchissait sans rien trouver et priait Dieu de lui envoyer une bonne inspiration. Elle vint, cette bonne inspiration : un rayon de joie éclaira son visage ; il courut à la fenêtre et l’ouvrit.

« Prévôt ! cria-t-il, amène ici ton prisonnier ; s’il fait du train, bâillonne-le.

prévôt.

Je crois bien qu’il en fait ; il jure comme un templier.

le brigadier.

Bâillonne-le et traîne-le jusqu’ici. »



Prévôt ne se le fit pas dire deux fois ; il comprima la bouche du prisonnier avec son mouchoir et le traîna plus qu’il ne le porta jusque dans la salle où était Gribouille mourant, sous la garde de son ami.

prévôt.

Où faut-il le mettre, brigadier ?

le brigadier.

Par terre, comme un chien qu’il est. Va vite à la prison, raconte à M. le curé le malheur qui vient d’arriver ; prie-le de venir vite, puis cours chercher le médecin et amène-le de gré ou de force. Pars, je réponds de l’assassin. »

Le gendarme parti, le brigadier s’approcha de Michel, examina les liens qui l’attachaient, les resserra et, le poussant du pied, il le fit reculer jusqu’au mur du fond de la chambre. Michel roulait des yeux terribles, mais le brigadier ne le regarda même pas. Il revint s’asseoir près du lit de son jeune ami blessé et se plaça de façon à avoir l’œil sur le prisonnier en même temps qu’il ne perdit pas de vue Gribouille.

« Je voudrais… voir… monsieur le curé, dit Gribouille.

le brigadier.

Il va venir, mon cher ami ; je l’ai envoyé chercher.

gribouille.

Merci… Quand il fera… jour,… je voudrais voir… Caroline.

le brigadier.

J’irai la chercher et je te l’amènerai moi-même.

gribouille.

Vous ne… l’abandonnerez pas,… brigadier… Vous serez… son frère… à ma place,… vous ne la… quitterez jamais… Dites,… mon ami ?… dites ?

le brigadier, avec feu.

Jamais, jamais, je te le jure ! à moins qu’elle-même ne le veuille pas.

gribouille.

Elle… le voudra bien, elle vous… aime… bien,… je l’ai bien vu,… elle souriait toujours… quand… je lui… disais… que, vous viendriez… la voir…

le brigadier.

Gribouille, tu parles trop ! tu feras saigner ta blessure.

gribouille.

Non,… non,… ça me fait… du bien… d’avoir dit… ce que j’ai dit… Pauvre Caroline ! vous lui direz de ne pas pleurer,… que vous l’aimerez bien,… que vous serez… son frère… N’oubliez pas… »

Gribouille ferma les yeux : le brigadier le contemplait avec attendrissement.

« Jamais, se dit-il, jamais je ne me suis senti aussi ému, aussi troublé ! Pour un rien, je pleurerais comme un enfant. Ce pauvre garçon ! se jeter entre moi et le feu qu’il voyait venir ! Donner sa vie pour sauver la mienne ! Pauvre garçon ! où trouverai-je un ami pareil ?… Il me demande de ne pas quitter sa pauvre sœur ! Certainement je me dois à elle, pour compenser autant qu’il est en moi la perte qu’elle fait aujourd’hui ! Et puis quelle piété ! quelle douceur ! quelle bonté ! et quel dévouement pour son frère ! Quel ordre dans son ménage, dans ses dépenses ! quelle modestie dans sa toilette !

— Brigadier,… dit Gribouille en s’éveillant, j’ai vu maman ;… elle m’attend… comme l’autre jour,… elle vous fait dire… qu’elle vous bénit ;… que vous serez… son fils… et… mon frère ;… car vous serez… mon frère.

le brigadier.

Oui, mon bon Gribouille, je serai et je suis ton frère ; mais ne parle pas : tu te fais mal.

gribouille.

Non, non… quand… j’aurai vu… Caroline,… je pourrai… mourir. »

Le brigadier tressaille, Gribouille sourit.

gribouille.

Pourquoi… avez-vous peur ?… Je suis content… de mourir,… ça ne fait pas… de mal… On est si bien… là-haut… Maman… est si heureuse et si belle ;… ils sont tous… comme des soleils. Il n’y a que… Jacquot… qui est sale… et laid ;… oh ! mais laid ;… on le chasse toujours ;… je riais… tout à l’heure : il avait l’air… si en colère !… »

Et Gribouille sourit encore au souvenir de la laideur et de la fureur de Jacquot.

La porte s’ouvrit et le curé entra tout ému.

« C’est donc vrai, mon pauvre Gribouille ? dit-il en approchant du mourant.

gribouille.

Pas pauvre… très heureux… monsieur le curé ;… pensez donc !… je l’ai sauvé… Quel bonheur !… Caroline… ne sera pas seule ;… le brigadier m’a promis… N’est-ce pas,… mon frère ?

le brigadier.

Oui, mon ami ; et devant M. le curé je te renouvelle cette promesse qui fera mon bonheur, d’être, non pas le frère, c’est impossible, mais le mari de Caroline, ta bonne, excellente et sainte sœur.

gribouille.

Son mari !… c’est vrai… c’est encore mieux !… il y aura… une noce ;… j’y serai… avec maman ;… mais on ne nous… verra pas. J’y serai,… bien sûr,… et je vous… protégerai.

— Brigadier, dit le curé, profitez de ce que je suis ici pour aller chercher deux de vos hommes afin d’emporter votre prisonnier ; j’irai le voir dans sa prison. Prévôt ne va pas tarder à amener le médecin ; c’est moi qui garderai Gribouille. »

Le brigadier sortit avec précipitation, alla chercher deux gendarmes et revint avec eux pour leur livrer Michel et leur recommander de le surveiller de près, afin qu’il ne pût s’échapper. Les gendarmes attachèrent une corde au bras de Michel, lui délièrent les pieds, et, tenant chacun un bout de cette corde, ils le firent marcher, après l’avoir débâillonné. Il ne quitta pas la maison sans avoir vomi quelques injures au brigadier, au curé, à Gribouille, qui avait préservé ce brigadier que lui, Michel, haïssait, et surtout à Rose, dont il ignorait la mort et qu’il devinait l’avoir trahi.

le brigadier.

Nous voilà débarrassés de la présence de ce monstre, dont la vue m’étouffait. Si jamais j’ai senti de la haine contre quelqu’un, c’est contre cet assassin de mon pauvre Gribouille.

le curé.

Mon cher enfant, si vous voulez devenir un bon et vrai chrétien, il faut apprendre à pardonner à tous ses ennemis.

le brigadier.

Pardonner à l’assassin de mon frère et de mon ami, c’est, je le crains, au-dessus de mes forces.

le curé.

Vous y arriverez, mon ami, quand vous aurez sous les yeux l’exemple de la charité inépuisable de celle que vous nommiez tout à l’heure la sainte Caroline.

le brigadier.

Oui, monsieur le curé, oui ; vous lui direz qu’elle me rendra meilleur, que j’ai besoin de son aide pour le devenir.

le curé.

Je le lui dirai, mon ami ; mais je crois qu’elle ne vous trouve pas trop mauvais tel que vous êtes. »

Le médecin, si impatiemment attendu, arriva enfin. Il prit la main du blessé, se rapprocha pour écouter sa respiration, et examina la blessure.

« Le visage n’est pas mauvais, dit-il ; tout dépend de la profondeur de la plaie. S’il n’y a pas de prédisposition morbide, nous pourrons arriver à une solution heureuse.

le curé.

Monsieur Tudoux, de grâce, dissipez nos incertitudes sans perdre de temps, et pansez la plaie du pauvre Gribouille.

monsieur tudoux.

Vous êtes impatients : cela se comprend. Voyons la blessure et suivons le trajet de la balle. »

Il tira ses instruments, sonda la plaie et trouva que la balle s’était arrêtée dans la colonne vertébrale, d’où il était impossible de l’extraire. Il jeta au brigadier un regard significatif et lui dit tout bas : « Il est perdu : il ne passera pas la journée ; que M. le curé le confesse et qu’on fasse les volontés du blessé, tout ce qu’il voudra qu’il parle, qu’il se taise, qu’il boive, qu’il mange, rien n’y fera. »

Le brigadier jeta un regard douloureux sur le pauvre Gribouille, qui avait conservé son air calme et souriant.

monsieur tudoux.

Souffrez-vous, jeune homme ?

gribouille.

Un peu, pas beaucoup ; seulement dans le dos, quand je me remue.

monsieur tudoux.

Votre esprit est-il tranquille ? N’avez-vous rien qui vous inquiète, qui vous agite ?

gribouille.

Non, non… je suis très content,… j’ai sauvé mon ami… Croyez-vous que je vais mourir ?

monsieur tudoux.

Je ne puis rien affirmer ; peut-être pourrez-vous en revenir.

gribouille.

Vous croyez ?… Eh bien ! moi je dis… que je serai mort… aujourd’hui… J’ai vu maman… Elle me l’a dit… Les anges… me l’ont dit aussi… Je suis très content… Je voudrais voir… Caroline… Voici le jour ;… brigadier, mon frère,… dites-lui… qu’elle vienne ;… je veux lui parler… et l’embrasser.

le brigadier.

Ne serait-il pas mieux, monsieur le curé, que ce fût vous qui alliez chercher et prévenir la pauvre Caroline ? Je resterais ici, près de Gribouille.

le curé.

Tout à l’heure ; laissons à Caroline une heure de repos encore. Je vais rester près de ce pauvre enfant ; j’ai à causer avec lui ; éloignez-vous, brigadier ; ce que j’ai à dire et à entendre doit rester entre lui et moi. »

Le brigadier s’éloigna avec le médecin, qu’il reconduisit pour le questionner sur l’état de Gribouille. M. Tudoux persista à dire que la journée ne se passerait pas sans qu’il fût rappelé pour constater le décès ; que le blessé allait tomber bientôt dans un assoupissement entrecoupé de légères convulsions, et que la mort serait douce et prompte.