Hachette (p. 359-380).



XXVIII

mort de gribouille et consolation


Le brigadier fut douloureusement impressionné de l’arrêt du médecin ; il aimait Gribouille et il était profondément touché du dévouement si affectueux de ce pauvre garçon. De plus, il redoutait pour Caroline le chagrin que lui causerait ce cruel événement. « Elle me l’avait confié, se dit-il ; je devais le lui rendre en bonne santé, tel qu’elle me l’avait donné ; elle va le retrouver blessé et mourant. Et il meurt pour moi ; il meurt pour m’avoir sauvé ! »

Il resta près d’une heure plongé dans ces pénibles réflexions ; il marchait en long et en large à pas précipités devant la maison où son jeune ami recevait les dernières consolations du curé ; de temps en temps il essuyait ses yeux humides, puis il souriait à l’espoir d’être admis à consoler et protéger Caroline pendant le reste de sa vie. Il s’entendit appeler par le curé, il entra et fut effrayé de la contraction des traits de Gribouille.

« Il est temps, dit le curé, je vais chercher notre pauvre Caroline. Gardez-le, son âme est pure, et il semble avoir retrouvé la clarté d’intelligence qui lui manquait. »

Le brigadier s’assit près de son ami, qui lui tendit la main en souriant :

« Mon ami, dit le mourant, je vais mieux ;… j’étouffe moins ; il s’est fait dans ma tête je ne sais quel travail ; je sens mieux encore le bonheur de mourir pour vous ; il me semble que je rends à ma chère Caroline tout ce qu’elle a fait pour moi… La pensée de la laisser entre vos mains me rend douce la séparation,… qui ne sera pas longue,… car vous viendrez me rejoindre près du bon Dieu, et près de maman, qui m’attend… Restez là, près de moi, mon ami,… ne me quittez plus ;… ce ne sera pas long. »

Le brigadier prit les mains que lui tendait Gribouille et les serra dans les siennes. Une demi-heure s’était à peine écoulée depuis le départ du curé, quand la porte se rouvrit, et Caroline, pâle, baignée de larmes, entra précipitamment et, se jetant à genoux près du lit de mort, entoura son frère de ses bras tremblants. Ses sanglots l’empêchaient d’articuler une parole. Gribouille lui rendit ses baisers et lui dit en souriant :

« Ne pleure pas, Caroline ; je suis content, je suis heureux ; tu sais que j’avais envie de mourir ; je ne te laisse pas seule ; je te donne au frère de mon cœur,… Je te le demande, ma sœur chérie : sois sa femme ; il te le demande aussi, promets-le-moi, Caroline. Mon ami, dites-lui… Caroline, je vais mourir ; dis oui. »

Le brigadier s’était approché de Caroline, qui pour toute réponse lui tendit une de ses mains, pendant que Gribouille retenait l’autre dans les siennes.

« Caroline, dit le brigadier d’une voix émue, je jure à mon pauvre frère mourant de vous consacrer ma vie et de faire de votre bonheur ma principale et ma plus chère occupation.

— Caroline, tu ne dis rien, reprit Gribouille avec inquiétude ; dis, l’aimes-tu, seras-tu sa femme ?

— Je l’aime et je serai sa femme, répondit Caroline d’une voix à peine intelligible.

— Merci, Caroline, merci ;… adieu, ma sœur ;… bénis-moi… Adieu, mon frère… M. le curé,… où est-il ?… Je ne vois plus bien.

— Ici, près de vous, mon enfant », dit le curé, qui avait suivi Caroline et qui préparait les saintes huiles pour la dernière cérémonie de l’extrême-onction.

Gribouille semblait retrouver l’intelligence dont il avait été privé ; il manifesta les meilleurs sentiments religieux, continua à consoler Caroline et le brigadier, et demanda M. Delmis ; le brigadier s’empressa de satisfaire au vœu du mourant. Quand il apprit au maire l’événement terrible de la nuit et le désir de Gribouille, M. Delmis se hâta de suivre le brigadier. Gribouille vivait et parlait encore, mais sa respiration devenait plus précipitée, sa parole plus lente, sa voix plus faible. Il reconnut M. Delmis.

« Merci, monsieur,… merci… d’être venu… Je vous aimais,… je vous ai… souvent… impatienté ;… pardon,… pardon… Demandez… à madame… qu’elle me pardonne… Donnez-moi… votre main… en signe… de pardon. »

M. Delmis, trop ému pour répondre, lui tendit la main sans parler ; Gribouille la porta à ses lèvres, la baisa à plusieurs reprises puis il prit celles de Caroline et du brigadier, qu’il réunit dans les siennes et qu’il baisa également.

« À présent,… c’est fini,… dit-il d’une voix haletante ; le bon Dieu !… mettez sur mes lèvres… le crucifix… de maman… C’est bien… Adieu,… à revoir,… Caroline,… mon frère,… monsieur le curé,… monsieur Delmis… Jésus !… Seigneur !… Je viens… maman… je viens !… »

Gribouille poussa un soupir, serra convulsivement le crucifix contre son cœur et rendit à Dieu son âme innocente… Tous étaient restés à genoux près du lit du pauvre agonisant ; quelques minutes se passèrent pendant lesquelles on n’entendit que les sanglots de Caroline et les prières du curé, auxquelles se joignirent M. Delmis et le brigadier. Le curé se releva, regarda avec attendrissement le


Puis il prit celles de Caroline et du brigadier, qu’il réunit dans les siennes.

visage doux et calme du défunt, donna à ce corps

sans vie une dernière bénédiction, et, relevant Caroline, il la remit entre les mains du protecteur que lui léguait le frère qu’elle avait tant aimé. Elle ne résista pas au mouvement du curé, et, après avoir donné un dernier baiser et un dernier regard au pauvre Gribouille, elle se laissa tomber presque inanimée dans les bras du seul ami qui lui restait.



« Monsieur le curé, que faire de cette pauvre enfant ? dit le brigadier d’une voix concentrée. Je ne puis l’emmener chez moi, et pourtant elle ne peut pas rester ici.

— Profitez de son évanouissement pour la porter dans le jardin, à l’air, répondit le curé ; quand elle sera un peu remise, je l’emmènerai chez moi.

le brigadier.

Merci ! monsieur le curé, cent fois merci ! Où peut-elle être mieux que chez vous ? Ce que vous faites pour elle, c’est aussi pour moi que vous le faites, et je vous en serai reconnaissant jusqu’à la fin de ma vie.

le curé.

Vous me prouverez votre reconnaissance en la rendant heureuse et en aimant bien le bon Dieu, mon ami.

le brigadier.

Je vous en donne ma parole de soldat, monsieur le curé. »

Le brigadier emporta Caroline entièrement privée de sentiment ; il la déposa sur un banc de gazon du jardin et lui mouilla le front et les tempes avec de l’eau fraîche. Quand elle revint à elle, ses larmes recommencèrent à couler, mais douces et consolantes, car la mort de Gribouille n’avait eu rien d’amer ni de cruel : il avait désiré mourir : il mourait heureux d’avoir donné sa vie pour son ami et il laissait sa sœur aux mains d’un brave et honnête homme, dont le cœur dévoué et aimant remplacerait largement celui qui lui était enlevé.

Le brigadier la consola doucement et affectueusement ; il lui raconta les détails qu’elle ignorait, la blessure et le dévouement courageux de son frère ; il lui parla de leur avenir, de l’offre paternelle du bon curé et lui renouvela la promesse de se dévouer entièrement à son bonheur. Il réussit à calmer la première violence de son chagrin ; l’âme douce et tendre de Caroline reçut facilement les impressions consolantes de son nouvel ami, et elle se trouva bientôt en état de marcher, appuyée sur le bras du brigadier.

« Je voudrais dire un dernier adieu à mon frère ; ce sera un grand adoucissement à ma douleur.



le brigadier.

Ma pauvre Caroline, je crains que l’émotion ne vous replonge dans l’état dont vous sortez.

caroline.

Ne le craignez pas ; la première terrible secousse est passée ; il me semble que l’âme de mon frère repose près de moi et me soutient ; il m’obtiendra du bon Dieu le courage de supporter la séparation. Ayez confiance en moi, mon ami ; ne suis-je pas habituée à me résigner ?

le brigadier.

Venez, chère enfant, venez ; allons embrasser une dernière fois notre frère. »

Le brigadier la ramena dans la chambre où le curé priait pour l’âme qui venait de rentrer dans le sein de Dieu. M. Delmis avait quitté la maison. Caroline marcha d’un pas ferme vers le lit, se pencha sur le visage souriant de son frère, déposa sur son front et sur ses joues décolorées plusieurs tendres baisers, pria quelques instants agenouillée près de lui, et se releva au moment où le brigadier commençait à s’inquiéter de son immobilité.

« Partons, dit-elle, le visage baigné de larmes, mais calme et résignée. Monsieur le curé, je suis prête à me rendre chez vous ; seulement, dites-moi qui restera près de mon frère ?

— Ce sera moi, dit le brigadier.

— Ce sera Nanon, qui en a l’habitude, dit le curé ; si on a besoin de votre aide, on vous appellera, brigadier. »

Le brigadier accompagna le curé et Caroline jusqu’à la porte, les suivit longtemps des yeux et revint près du lit de Gribouille ; il le baisa au front.

« Adieu, pauvre enfant, pauvre frère, dit-il en le contemplant ; tu m’as aimé pendant ta vie, tu m’as plus aimé encore à la mort, puisque, après t’être dévoué pour me sauver, tu m’as légué ta sœur, trésor de bonté, de sagesse, de piété. — Mon frère, obtiens aussi pour moi ces vertus qui me la rendent si chère, afin que je puisse mériter son estime et sa tendresse. Adieu, pauvre ami. Veille sur nous, prie pour nous. »

Le brigadier sentit un calme extraordinaire renaître dans son âme ; il pria doucement et sans amertume. Nanon ne tarda pas à le rejoindre.

« Encore un mort à ensevelir, dit-elle en entrant, d’un air grondeur ; pourquoi l’avez-vous laissé tuer ? N’étiez-vous pas là pour le défendre, ce pauvre innocent ?

le brigadier.

C’est le bon Dieu qui a fait l’affaire et non pas moi, qui aurais volontiers reçu la balle à sa place !

nanon.

Quel besoin aviez-vous de l’emmener avec vous ? Ça a-t-il du bon sens ? Emmener un pauvre enfant à la poursuite d’un brigand, d’un assassin !

le brigadier.

C’est lui qui a voulu venir : il m’aimait, il n’a pas voulu me quitter.

nanon.

Belle raison ! un gendarme qui cède aux volontés d’un enfant ! C’est à faire pitié, en vérité.

le brigadier.

Voyons, Nanon, vous n’êtes pas ici pour me quereller, mais pour m’aider à rendre les derniers devoirs au pauvre Gribouille.

nanon.

Vous n’y toucherez pas ; vous ne feriez, que me gêner. Est-ce que vous y entendez quelque chose, vous ? Donnez-moi ce qu’il me faut.

le brigadier.

Que vous faut-il ? dites-le donc, si vous voulez l’avoir, dit le brigadier avec un commencement d’impatience.

nanon.

Tiens, vous n’êtes pas plus savant que cela ? laissez-moi me servir moi-même ; j’aurai plus tôt fini. Ces gendarmes, ça n’est bon qu’à arrêter le pauvre monde.

— Que le diable vous emporte ! vieille grognon, s’écria le brigadier à bout de patience. Faites à votre tête et appelez-moi quand vous aurez fini.

— Plus souvent que je t’appellerai, gendarme de malheur », grommela entre ses dents Nanon, irritée de l’apostrophe du brigadier.

Quand il fut sorti, elle continua, tout en préparant les objets nécessaires.

« Ça a-t-il du bon sens ? Un homme de trente ans qui fait tuer un enfant à sa place ! Ce pauvre innocent ! Le faire marcher au feu, comme s’il était un gendarme. Ces gens-là, ça n’a pas de cœur ! Et cette pauvre Caroline ! la voilà dans une belle position ! Plus de frère ! plus personne ! Si ce brigadier avait pour deux sous d’imagination, il lui donnerait tout ce qu’il possède… C’est que M. le curé est capable de la garder ! Ce serait une jolie charge pour moi ! Comme si je n’avais pas assez de M. le curé, qui ne pense à rien, et de sa Pélagie, qui ne fait rien que prier. Prier ! c’est bon quelquefois ! Elle fait bien la cuisine quand je n’y suis pas, elle fait la lessive, elle savonne, elle repasse, elle raccommode ! par exemple, elle coud bien ! elle fait on ne peut mieux les soutanes et le linge de M. le curé ! La dernière robe qu’elle m’a faite n’allait pas mal non plus. Mais qu’est-ce que tout cela auprès de ce que je fais, moi ? »

Tout en grondant, Nanon terminait l’ensevelissement du pauvre Gribouille ; elle le posa sur le lit garni de draps blancs, elle alluma deux cierges qu’elle avait apportés, mit dans les mains du défunt le crucifix qui reposait sur sa poitrine. Puis elle s’établit dans un fauteuil et attendit deux voisines qu’elle avait, en passant, convoquées pour veiller près du mort. Les voisines arrivèrent, et, après quelques commérages et quelques observations banales, elles tirèrent des poches de leurs tabliers les provisions de café, de sucre, d’eau-de-vie et de pain qu’elles avaient jugées nécessaires pour passer la nuit.

Le brigadier, qui se promenait toujours en long et en large dans le jardin, trouvait que Nanon mettait bien du temps à sa triste opération ; il perdit enfin patience et rentra dans la maison. Sa surprise fut grande de trouver les trois femmes établies dans des fauteuils et causant paisiblement des événements récents.

« C’est ainsi que vous m’avertissez, Nanon ! dit-il d’un air mécontent.

— Puisque nous sommes déjà trois, on n’a pas besoin de vous, que je pense. »

Le brigadier leva les épaules, s’approcha de Gribouille enveloppé dans son linceul, et, fléchissant le genou, il récita une courte prière pour le repos de l’âme de son ami. Puis, se relevant, il sortit sans mot dire et alla à la prison voir ce qui s’y passait. D’après ses ordres, on avait été chercher le juge de paix pour faire une enquête sur le double meurtre commis par Michel ; on attendait le magistrat chargé de l’instruction du procès, et l’ordre de transférer le meurtrier au chef-lieu du département.

Tout se fit selon la marche régulière des lois. Michel fut interrogé ; les deux assassinats furent constatés, et le coupable fut emmené, bien garrotté.

Le jugement ne tarda pas à avoir lieu. L’assassin fut condamné à mort et exécuté dans le plus court délai ; il mourut en vrai brigand, refusant de répondre au prêtre qui l’accompagna jusqu’au lieu du supplice, et n’inspirant que du mépris et du dégoût.

Pendant que le brigadier faisait les affaires de son service, les commères ne laissaient pas moisir leur langue. Aussitôt que le brigadier fut sorti, elles se regardèrent avec un malin sourire.

nanon.

Avez-vous vu ? Le brigadier qui s’est agenouillé


Il trouva les trois femmes établies dans des fauteuils. (Page 371.)

près du cadavre de l’innocent qu’il a laissé périr !
phrasie.

Je me suis laissé dire qu’il l’avait jeté au-devant du pistolet de Michel.

nanon.

Ma foi ! je n’en jurerais pas ! Un gendarme, ça n’a pas de cœur, c’est capable de tout !

louison.

Ce brigadier n’est tout de même pas mauvais, Rose n’a pas eu à s’en plaindre, le jour qu’il l’a arrêtée par méprise.

phrasie.

Je n’ai jamais compris ce qui leur avait pris ce jour-là, et pourquoi elle se sauvait. »

Nanon leur expliqua longuement et à sa manière ce qui s’était passé à cette occasion ; Phrasie et Louison ne trouvaient pas clair ce récit embrouillé, mais elles firent comme si elles avaient compris, de peur de l’irriter. Elles trempèrent une croute dans l’eau-de-vie mélangée d’eau, et reparlèrent de Rose et de Michel.

louison.

En voilà encore une triste histoire ! Et dire que je l’avais avertie, cette pauvre Rose, et qu’elle n’a pas voulu m’écouter ! Toujours courir après ce Michel, ce vaurien, qui ne vivait que de vols et de brigandages. Elle l’aimait, faut croire.

phrasie.

Bah ! laissez donc, elle savait qu’il avait un magot : elle a voulu se faire épouser. C’était sa marotte de se faire épouser ; personne n’en voulait,

nanon.

Ce n’est pas étonnant ! Une grosse rouge, pas le sou, faisant de la toilette comme une princesse, mauvais cœur, méchante langue, vieille et sotte. Tout ça ne fait pas une belle dot, que je pense.

louison.

Mes bonnes amies, voici l’angélus qui sonne ; il serait bon, à mon avis, de faire une prière près de ce pauvre corps qui est là, couché sur son lit de mort.

nanon.

Allez-y, Louison ; nous irons chacune notre tour. »

Pendant que Louison, la moins mauvaise des trois, marmottait au pied du lit quelques prières qu’elle comprenait mal et qu’elle récitait plus mal encore, Nanon et Phrasie continuèrent leur conversation.

phrasie.

Et la petite Caroline, que va-t-elle devenir ? elle ne peut pas rester toute seule dans cette maison.

nanon.

Elle va me retomber sur les bras, ma chère. M. le curé n’en fait pas d’autres ; il l’emmène chez nous ; on ne pourra plus s’en débarrasser.

phrasie.

Que vouliez-vous qu’il en fît ?

nanon.

Pardi ! la laisser à la charge du brigadier, qui avait laissé périr le frère.

phrasie.

Une jeune fille comme Caroline ne peut pas rester sous la garde d’un gendarme.

nanon.

Tiens, pourquoi pas ? À quoi c’est-il bon un gendarme, si ce n’est à garder le pauvre monde ?

phrasie.

Mais il est trop jeune, celui-là !

nanon.

Faut-il qu’un gendarme ait cent ans pour faire son service ? Un métier de chien ! courir jour et nuit, par la gelée, par la neige, par la pluie, par le vent, par le soleil, par la poussière ! Passer des nuits immobile comme une borne à guetter des mauvais sujets, qu’on ne prend pas toujours ! Se laisser injurier, assommer, sans seulement rendre une sottise, une gourmade, un coup d’assommoir ! Vous croyez qu’il ne faut pas de force, de santé et de courage pour supporter cet ensemble de dégoûts ? Croyez-vous qu’un gendarme à cheveux blancs ou sans cheveux résisterait à cette vie de triple galère ?

phrasie.

Je ne dis pas ; sans doute, vous avez raison ; mais tout ça ne prouve pas que M. le curé aurait bien fait de laisser Caroline se faire cantinière d’un gendarme.

nanon.

Ma foi, je n’en sais rien ; c’est un état comme un autre, et je ne l’aurais pas sur le dos !

Ces femmes étaient si acharnées à discuter l’avenir de Caroline, qu’elles ne virent pas la porte s’ouvrir, le curé entrer et s’agenouiller près de Gribouille, à côté de Louison, profondément endormie, la tête appuyée sur le matelas. Il avait entendu malgré lui une grande partie de la conversation, qui l’affligea en lui démontrant le mauvais vouloir de Nanon à l’égard de la pauvre Caroline. Il réfléchit à ce qu’il pouvait, faire pour lui épargner les rudesses et les reproches indélicats de sa vieille servante. Il ne voyait pas d’autre maison que la sienne qui pût lui servir de refuge. M. Delmis l’aurait certainement recueillie avec empressement mais sa femme rendait cet asile impossible. Après de longues et tristes réflexions, après avoir invoqué l’assistance de Dieu pour l’aider à prendre une décision, il eut la pensée subite de hâter le mariage de Caroline, afin de lui assurer sans plus tarder la protection que lui avait si ardemment souhaitée son frère.

Quand cette résolution fut arrêtée dans son esprit, il s’approcha des deux bavardes, auxquelles il apparut comme un revenant ; elles poussèrent en même temps un cri qui réveilla en sursaut la vieille Louison. Toutes trois tombèrent à genoux dans leur terreur, qu’augmentait encore l’immobilité silencieuse du curé.

« Relevez-vous, pauvres folles, dit-il enfin ; j’ai entendu votre sotte conversation. Nanon, votre mauvais caractère, votre esprit malveillant rendent difficile l’œuvre de charité que je voulais faire ; et, pour ne pas provoquer votre humeur et vos propos injurieux, je me bornerai à garder pendant quinze jours seulement la pauvre Caroline ; au bout de ce temps je suivrai votre conseil, et je la remettrai aux mains du brave brigadier qui a été, non pas l’assassin, comme vous le dites, mais l’ami du pauvre Gribouille. »

Les deux femmes levèrent sur le curé des yeux étonnés. Nanon voulut s’excuser, mais le curé sortit sans l’écouter.

« Eh bien ! en voilà d’une autre ! M. le curé qui va faire une inconvenance pareille ! qui va lâcher une jeune fille au travers d’une bande de gendarmes ! s’écria Nanon dès que la porte fut refermée.

— Et à qui la faute ? cria d’une voix aigre l’amie Phrasie. N’est-ce pas vous qui le vouliez tout à l’heure ? Il faut croire que M. le curé la trouve plus en sûreté avec des hommes braves et honnêtes que près d’une méchante langue comme vous.

nanon.

Méchante langue ! Ah ! c’est comme ça ! ah ! vous vous permettez de m’apostropher avec votre langue de vipère ? Vous ne l’emporterez pas en paradis, allez ! Jamais plus, au grand jamais, je ne vous appellerai pour veiller les morts !

phrasie.

Et qu’est-ce que ça me fait, moi ! Voilà-t-il pas un beau profit de passer une nuit en compagnie d’un mauvais caractère, d’un esprit malveillant, comme disait si bien M. le curé ; car il l’a dit, il n’y a qu’un instant. »

Nanon allait répliquer, mais Louison leur fit honte de leur emportement en présence de la mort ; elle réussit, après quelques tentatives infructueuses, à réconcilier les ennemies, et toutes trois se mirent d’un commun accord à veiller convenablement. La nuit se passa péniblement et tristement ; elles étaient honteuses de leur violence. Nanon surtout regrettait la colère à laquelle elle s’était livrée.

Le lendemain, des hommes préposés aux cérémonies des enterrements vinrent mettre le pauvre Gribouille dans le cercueil qui devait, jusqu’à la fin des siècles, contenir sa dépouille mortelle. On commença ensuite les préparatifs de l’enterrement, que le curé avait fixé au lendemain.