Hachette (p. 323-332).



XXV

la servante du curé


nanon.

Vous voici enfin ! C’est bien heureux, en vérité ! Je pensais que vous ne reviendriez plus ! Le dîner vous attend depuis un quart d’heure ; et Mlle Pélagie n’est pas trop contente, je vous en avertis.

le curé, avec bonté.

Ni vous non plus, à ce qu’il semble, ma vieille Nanon ! Mais, cette fois, ce n’est vraiment pas de ma faute.

nanon.

Ce n’est jamais de votre faute ! c’est connu. Vous avez toujours quelque bonne raison à donner.

le curé.

Mais si ma raison est bonne, je ne suis pas coupable.

nanon.

Là ! Voilà encore une de vos excuses entortillées ! On n’a jamais le dernier avec vous.

le curé.

Excepté vous, qui me grondez toujours et jusqu’à ce que je sois à bout de raisonnements.

nanon.

Parce que vos raisonnements ne valent pas deux liards. Et pourquoi m’amenez-vous Caroline ? Et pourquoi êtes-vous en retard ? Vous ne vous êtes pas encore expliqué là-dessus.

le curé.

J’amène Caroline pour dîner et pour coucher ; et…

nanon.

En voilà-t-il une idée ! Vous n’avez peut-être pas assez de monde dans la maison ? Où voulez-vous que je la mette ? Est-ce que j’ai une chambre à lui donner ? Faut-il que je lui donne la mienne et que j’aille coucher dans la niche aux lapins ?

le curé, avec gaieté.

Non, non, ma vieille grondeuse, vous n’irez pas dans la niche aux lapins ; vous coucherez dans votre lit, et Caroline ne dérangera personne que Pélagie, qui l’aime et qui sera contente de l’obliger.

nanon.

Et moi donc ? Est-ce que je ne l’aime pas ? est-ce que j’ai jamais refusé de l’obliger ? Mais pourquoi faut-il que vous nous l’ameniez, au lieu de la laisser coucher chez elle ?

le curé.

Parce qu’elle a besoin de soins et d’amitié après la scène à laquelle elle vient d’assister. Rose est morte dans ses bras, dans la prison, où cette bonne Caroline a passé son après-midi à la soigner et à la consoler.

nanon.

Rose, morte ! Tiens, tiens, tiens ! Elle était donc bien blessée pour mourir si vite ? C’est bien tout de même à Caroline d’avoir soigné cette méchante fille. Vous êtes une brave enfant, Caroline ; le bon Dieu vous le revaudra. Nous vous soignerons bien ici. C’est vrai qu’elle est toute pâle et tremblante. Pauvre enfant !

caroline.

C’est malgré moi que M. le curé m’a amenée, Nanon ; je suis désolée de vous déranger, et je prie M. le curé de vouloir bien me permettre de me retirer. Je resterai avec mon frère ou j’irai trouver M. Delmis, qui est si bon pour moi.

nanon.

Quel besoin avez-vous de M. Delmis, puisque vous êtes ici ? Ne sommes-nous pas là, Mlle Pélagie et moi ?

le curé.

Mais c’est précisément vous qu’elle veut fuir ; avez-vous assez grogné contre elle ? Comment ne chercherait-elle pas un abri ailleurs, quand elle vous voit si maussade ?

nanon.

Voyons !… j’ai eu tort !… j’ai tort !… là… Êtes-vous content ? Est-ce ça que vous voulez ? Venez, Caroline, n’ayez pas peur ; n’écoutez pas M. le curé, qui a toujours la bouche pleine de paroles qui n’ont pas de sens… Mais tout cela n’explique pas, monsieur le curé, pourquoi vous êtes rentré si tard.

le curé.

Parce que j’ai assisté Rose à ses derniers moments. Fallait-il la laisser mourir sans confession ?… Nous allons y retourner, vous et moi, après avoir mangé un peu ; vous pour l’ensevelir, et moi pour prier.

nanon.

Je vois bien où vous voulez en venir. Vous voulez y passer la nuit, n’est-il pas vrai ? vous fatiguer, vous éreinter, comme vous faites toujours ?

le curé.

Je ne me fatiguerai pas, je ne m’éreinterai pas, et j’y passerai la nuit bien tranquillement à prier pour cette pauvre âme, afin que Notre-Seigneur lui fasse miséricorde.

nanon.

Quel homme ! quel homme ! On n’a jamais le dernier avec lui ! Il faut toujours qu’il ait raison ! Si ce n’est pas de l’orgueil, cela, je ne sais pas ce que c’est.

le curé, avec gravité.

C’est la simple charité d’un chrétien et d’un prêtre, ma bonne Nanon. Assez de discussions, et allons voir Pélagie. »

Nanon les précéda en grommelant ; toujours bourrue, elle épouvantait ceux qui ne la connaissaient pas ; mais sous cette apparence mauvaise elle cachait un cœur assez compatissant, une grande affection pour son maître et une grande bonne volonté à secourir les gens en détresse. Aussi ne manqua-t-elle pas, en ajoutant un couvert pour Caroline, de préparer du vin chaud pour la remettre, et du café pour le curé. Elle eut soin d’apporter d’avance sa houppelande, pour qu’il n’eût pas froid la nuit, et de mettre dans une des poches sa grande tabatière, pleine de tabac frais.

Pélagie reçut Caroline très affectueusement.

« Nous passerons une partie de la soirée au profit de la pauvre Rose, ma bonne petite Caroline ; demain, mon oncle dira la messe pour elle, et nous prierons bien avec lui, afin que le bon Dieu lui pardonne. »

Caroline remercia Pélagie de son bon accueil ; elle mangea peu ; le curé, plus habitué à ces scènes de mort, dîna suffisamment pour rassurer Nanon, qui aurait voulu lui voir avaler tout ce qu’elle avait servi sur la table.

« Mangez, mangez, monsieur le curé ; songez donc que vous allez passer la nuit tout éveillé,… car vous ne dormez guère quand vous priez ; ce n’est pas comme moi ; quand mon heure est venue, il n’y a pas de mort qui tienne, il faut que je dorme… Mais vous ne mangez pas… Voilà-t-il un beau repas ! une assiette de soupe et deux bouchées de viande… Tenez, voici du jambon aux épinards,… vous en prendrez bien un peu… Encore, encore,… quand ce ne serait que pour m’obliger… C’est donc pour me faire un reproche de ma mauvaise cuisine, que vous ne mangez pas ?… Ce n’est pas aimable, ça… À la bonne heure ! voilà une bonne tranche d’avalée ! c’est toujours ça… Votre tasse de café, à présent, avec une goutte d’eau-de-vie.

le curé.

Pas d’eau-de-vie, Nanon, je vous en prie.

nanon.

Vous en aurez tout de même. Là, voilà que c’est versé ! Vous ne pensez jamais à l’avenir ! Si je n’étais pas là, moi, il y a longtemps que vous seriez en terre.

le curé.

Ce ne serait pas un si grand malheur, Nanon !

nanon.

Seigneur de Dieu ! pas un si grand malheur ! Comme vous parlez !… toujours sans réflexion ! Pas un malheur !… Et que deviendraient les pauvres du quartier, et les malheureux, et les malades, et tous ceux qui ont besoin de conseils et de consolations ? Et moi donc ? et votre nièce ?… vous ne nous comptez pour rien ! Faut-il être égoïste pour dire des choses comme ça !… C’est que c’est méchant ; vrai, c’est méchant !… Pas un grand malheur !… Et dire que c’est lui-même, lui, l’homme du bon Dieu, qui dit des choses comme ça ! Tenez, monsieur le curé, permettez-moi de boire ce reste de café, avec une goutte d’eau-de-vie pour me remettre ; vrai, je suis trop en colère.

le curé.

Buvez, buvez, ma vieille Nanon. Est-ce que vous avez besoin de me demander la permission pour prendre n’importe quoi ? Tout ce que j’ai est à vous comme à moi. Nous sommes de vieux amis ; voici bientôt vingt ans que nous sommes ensemble, que vous me soignez, que vous vous fatiguez à mon service, que vous bataillez pour moi plus que vous ne feriez pour vous-même, que vous m’aimez, enfin, car ce mot résume tout quand il est joint à l’amour de Dieu.

nanon.

Pour ça oui, que je vous aime et que je vous respecte, et que je vous vénère comme un saint, et que je donnerais pour vous ma vie avec toutes sortes de tortures, comme faisaient les anciens martyrs. »

Et la voix de Nanon, d’abord émue, puis tremblotante, finit par être entrecoupée de sanglots.

« Partons, dit le curé, qui voulut arrêter l’explosion attendrie de Nanon. Pélagie, je vous confie Caroline. À demain, mes enfants.

caroline.

Monsieur le curé, recommandez bien mon frère aux soins du brigadier ; je sais qu’il fera de son mieux, mais vous savez que Gribouille demande une surveillance toute particulière. Priez-le de ne pas le quitter jusqu’à mon retour.

le curé.

Je m’acquitterai de votre commission, ma chère enfant ; mais je puis vous répondre d’avance que la recommandation est inutile ; le brigadier est un homme sérieux et bon, en qui vous pouvez avoir toute confiance. Gribouille est aussi en sûreté sous sa garde qu’il le serait sous la vôtre ou sous la mienne. »

Le curé partit avec Nanon, qui portait sur son bras la houppelande, contre laquelle elle grommelait pour se dédommager de l’élan de sensibilité qu’elle venait de laisser échapper.

« Cette idée de passer toute la nuit près de cette femme morte ! disait-elle à mi-voix. Comme si ses prières n’étaient pas aussi bonnes dans sa chambre et dans son lit que dans cette maison maudite… Il faut toujours qu’il fasse comme personne… Est-ce que j’imagine, moi, de passer toute une nuit en tête-à-tête avec un mort ?… Agréable compagnie, en vérité !… Et pourquoi faut-il que ce soit moi qui ensevelisse cette femme ?… Quel bien lui en reviendra-t-il ? Qu’est-ce que j’en retirerai, moi ?… Ah ! mais c’est toujours comme ça ! Il ne pense pas au mal que ça donne… Il faut qu’on le fasse tout de même… parce que ça lui a passé dans l’idée.

— Nanon, vous avez de mauvaises idées, dit le curé qui l’entendait, bien qu’elle parlât bas dans ce moment. C’est une charité à laquelle je vous invite. Cette pauvre malheureuse, morte assassinée, en prison, repentante et abandonnée, a droit à votre compassion.

nanon.

Je ne dis pas non, monsieur le curé, je ne dis pas non… C’est seulement des idées comme ça… qui me passent par la tête… Certainement je sais… que… que… que je suis une vieille maussade, une grognon, un mauvais caractère ! s’écria-t-elle avec force. Je ne recommencerai plus, monsieur le curé ; bien sûr, je vais marcher sagement près de vous,… seulement c’est cette houppelande qui vous chauffe le bras.

le curé.

Et pourquoi l’avez-vous prise ? Je n’en ai que faire.

nanon.

C’est ça ! Vous allez passer la nuit à grelotter dans cette prison humide, pour attraper du mal ? plus souvent que je vous laisserais faire !

le curé.

Alors donnez-la-moi, ma pauvre Nanon ; il est juste que je la porte, puisque c’est pour moi que vous avez eu ce soin, dont je vous remercie.

nanon.

En vérité ! il y a bien de quoi me remercier ; comme si je pouvais faire autrement que de penser à vous, puisque vous n’y pensez jamais vous-même. Et vous ne l’aurez pas ; c’est moi qui vous le dis. C’est bien le moins que je répare, en m’éreintant un peu, les méchantes paroles que vous avez entendues.

le curé.

Comme vous voudrez, Nanon ; vous savez que ce n’est pas toujours moi qui suis le maître.

nanon.

Ce qui veut dire que c’est moi qui vous tourmente, qui vous rends victime ?

— Pas tout à fait, mais un peu, dit le curé en souriant. Mais nous voici arrivés ; voyons si le médecin a terminé son affaire. »

Le curé, suivi de Nanon, entra chez le brigadier, qu’il trouva avec Gribouille ; tous deux finissaient leur repas du soir.