Hachette (p. 307-322).



XXIV

visite à la prison


Caroline remercia le curé et sortit avec Gribouille pour faire ses emplettes. Quand elle les eut finies, elle se dirigea vers la prison pour voir Rose. Elle trouva à la porte le brigadier qui l’attendait. Gribouille courut à lui.

« Tenez, mon ami, lui dit-il… Vous êtes mon ami, n’est-ce pas ?… (Le brigadier sourit.) Alors pourquoi riez-vous ?

le brigadier.

Parce que je suis content de vous voir et d’être ton ami.

gribouille.

À la bonne heure !… Je vais vous montrer ce que Caroline vient d’acheter.

caroline.

Mais non, Gribouille ! Tu ennuies M. le brigadier. Laisse-moi lui demander de me mener près de la pauvre Rose, qui doit être bien malheureuse.

le brigadier.

Venez, mademoiselle Caroline ; je vais vous montrer le chemin. Tout à l’heure, Gribouille, je suis à toi. »

Le brigadier précéda Caroline ; il lui fit monter quelques marches ; ils parcoururent un long couloir au bout duquel était la porte de la prison, que le brigadier ouvrit. Caroline aperçut Rose couchée sur un lit et qui paraissait dormir.

le brigadier.

Entrez, mademoiselle ; je vais rester avec vous si vous avez peur.

caroline.

Oh non ! je n’ai pas peur ; mais peut-être aimera-t-elle mieux être seule avec moi.

le brigadier.

Et si elle allait vous injurier ou vous frapper !

caroline.

Je ne crois pas qu’elle en ait la force ; elle est si pâle ! elle paraît bien malade.

le brigadier.

Permettez, avant de vous laisser seule ici, que je lui parle pour voir dans quelle humeur elle se trouve. « Rose, dit le brigadier, voici Mlle Caroline qui vient vous voir. La recevrez-vous bien ? »

Rose ouvrit les yeux, regarda Caroline ; deux grosses larmes roulèrent sur ses joues pâlies et saignantes.

rose.

Caroline ! vous venez me voir ? Oh ! vous êtes bonne !… trop bonne !… Moi qui ai été si méchante pour vous ! Pardonnez-moi, Caroline ! Je suis bien punie ! bien malheureuse !

caroline.

Ma pauvre Rose, je vous pardonne de tout mon cœur ; je suis triste de vous retrouver dans cette terrible prison, et si malade.

rose.

Dieu m’a punie ! Dieu vous a vengée ! Je voulais vous dépouiller de vos effets. Ce misérable Michel voulait vous voler tout ce que vous possédez, et moi, je devais l’aider à vous ruiner ; nous devions pénétrer dans votre maison et tout prendre.

le brigadier.

Et si Mlle Caroline avait résisté ? si elle avait crié ?

rose.

Je crois qu’il l’aurait tuée.

le brigadier.

Malheureuse ! La tuer ! Tuer une si sainte, si excellente créature ! Faut-il être méchant et sans cœur !…

rose.

Je me repens bien sincèrement d’avoir prêté les mains à un crime pareil… Caroline, Caroline, pardonnez-moi ! ajouta Rose en joignant les mains.

Caroline, pour toute réponse, se pencha vers Rose et baisa son front meurtri. Un éclair de joie parut sur le visage de Rose ; elle saisit la main de Caroline et, la portant à ses lèvres, donna un libre cours à ses sanglots.

rose.

Ah ! le brigadier a bien raison ! Sainte, excellente créature ! Caroline, aidez-moi dans mon repentir ; je veux voir M. le curé avant de mourir.

caroline.

Vous verrez M. le curé, et j’espère que vous ne mourrez pas, ma pauvre Rose. Monsieur le brigadier, je vous en prie, allez chercher M. le curé… Je vous en prie,… cher monsieur Bourget !

le brigadier.

Ma bonne chère mademoiselle Caroline, impossible ! Je ne dois pas quitter mon poste ; je suis seul à garder la prison. Je suis peiné, désolé de vous refuser : mais le devoir avant tout.

caroline.

Vous avez raison… J’oubliais… Comment faire ?

le brigadier.

Si j’envoyais Gribouille ?

caroline.

Bien ! Très bien ! Envoyez vite Gribouille et revenez. »

Le brigadier ne se le fit pas dire deux fois ; il trouva Gribouille dans la salle et lui dit de ramener vite M. le curé pour Rose, qui se mourait. Gribouille partit en courant ; mais, avant de s’en aller, il remit son panier au brigadier.

« Gardez bien cela, lui dit-il ; ce sont nos


Elle saisit la main de Caroline et la porta à ses lèvres.

provisions ; ne les laissez manger à personne et n’y

touchez pas vous-même.

le brigadier.

Sois tranquille, mon ami ; personne n’y mettra la main ; et quant à moi, j’aimerais mieux mourir de faim que de voler ta sœur. »



Le brigadier leva le couvercle du panier ; avant de le refermer, il ajouta aux maigres provisions qu’il renfermait la moitié d’un poulet, deux œufs tout frais et un petit pot de gelée de groseilles ; il le serra ensuite dans une armoire et revint près de Caroline.

« Prenez garde à Michel, disait Rose ; il vous fera du mal. Il a une clef qui ouvre la porte de derrière de votre maison. Brigadier, veillez sur elle ; tâchez de prendre Michel… Le misérable ! il m’avait promis de m’épouser… et il m’a tuée… Caroline, ne m’abandonnez pas… Votre présence me fait du bien… Si M. le curé pouvait venir !

le brigadier.

Il viendra, il viendra, Rose ; Gribouille y est allé ! »

En effet, peu de minutes après, le curé arriva en toute hâte, ne sachant pas de quoi il était question. Quand il vit Rose, il devina qu’elle n’avait pas beaucoup de temps à vivre ; il fit sortir Caroline et le brigadier, et resta seul avec elle. Caroline resta dans le couloir, ne voulant pas s’éloigner ; le brigadier lui apporta une chaise et alla rejoindre Gribouille, qui cherchait son panier avec une inquiétude visible.

« Le voilà, le voilà, dit le brigadier en ouvrant l’armoire. Je suis de bonne garde, moi. »

Gribouille ouvrit le panier et fit une exclamation de surprise.

« Qui est-ce qui a mis tout cela dans mon panier ?

le brigadier.

C’est moi, mon ami… Le premier jour, on n’est pas bien établi… Et puis Caroline n’aura pas le temps de faire cuire la viande… Alors je me suis permis… d’ajouter quelque chose.

gribouille.

Merci, brigadier, merci. Vous êtes un bon ami, je vois cela. Je n’en ai pas l’air, mais je suis reconnaissant. Je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour vous… Vrai, je me ferais tuer pour vous, et avec plaisir, encore !

le brigadier.

Ne te fais tuer pour personne, mon cher Gribouille, et vis pour nous. Caroline serait malheureuse si elle ne t’avait plus.

gribouille.

Elle pleurerait, mais… vous la consoleriez, n’est-ce pas ? Vous seriez son frère à ma place ?… Promettez-le-moi, mon ami.

le brigadier.

Oui, je te le promets, Gribouille ; je me dévouerais à elle, je ne la quitterais plus,… si elle le veut bien, toutefois.

gribouille.

Oh ! elle le voudra ; elle vous aime bien : je vois cela quand on parle de vous.

le brigadier.

Que vois-tu quand on parle de moi ?

gribouille.

Je vois que cela lui fait plaisir, qu’elle sourit, qu’elle est consolée… Si vous étiez là, toujours avec elle, à ma place, je serais bien content de mourir.

le brigadier.

Pourquoi parles-tu toujours de mourir, mon ami ? tu es jeune et tu te portes bien.

gribouille.

Oui ; mais, quand je dors, je vois maman qui est si belle, si belle, dans une lumière si éclatante ; il y a autour d’elle beaucoup d’anges si jolis ! Et tous m’appellent ; ils arrivent tous près de moi et ils ne peuvent jamais me prendre. Hier, je me débattais pour aller avec eux, mais je ne pouvais pas ; alors un ange tout de feu, que les autres appelaient l’ange de la mort, m’a touché ; vous êtes venu, vous avez coupé les liens qui m’attachaient à la terre, et je me suis envolé avec les anges, qui m’ont porté à maman. J’étais bien content… Et puis,… vous ne savez pas, quand je suis arrivé près de maman, j’ai vu Jacquot qui se sauvait et qui me regardait avec des yeux si furieux ! Les anges le chassaient : c’était drôle ! Il voulait toujours passer et il ne pouvait pas… Je riais, moi, et je me sentais si bien !… oh ! mais si bien, que j’aurais voulu ne jamais m’en aller… Et voilà pourquoi je veux mourir, et je crois que je vais mourir. »

Le brigadier écoutait Gribouille en se caressant la moustache ; tous deux restèrent silencieux et réfléchis.

« C’est singulier !… dit enfin le brigadier à mi-voix. Serait-ce… un avertissement,… un pressentiment ? Pauvre Caroline ! elle ne peut pas rester seule.

gribouille.

N’est-ce pas qu’elle ne peut pas rester seule ? Je vous le disais bien. Il faut que vous ou M. Delmis vous restiez avec elle… Vous me l’avez promis, d’abord.


« Et je me suis envolé avec les anges. »

le brigadier.

Et je te le promets encore très sincèrement, très sérieusement, comme à mon frère !

— Rose se meurt, dit le curé en entrant ; Caroline est près d’elle ; elle n’entend plus et ne dit plus rien ; elle meurt dans de bons sentiments. Je l’ai confessée, je lui ai donné l’extrême-onction ; j’espère que le bon Dieu lui fera miséricorde. Pendant que nous sommes seuls, brigadier, j’ai à vous parler d’un aveu que Rose m’a prié de vous communiquer : il paraît que Michel doit pénétrer cette nuit dans la maison de Caroline avec les plus sinistres projets ; il sait qu’elle doit avoir de l’argent, et il veut la voler, peut-être l’assassiner. Caroline ne peut pas coucher dans cette maison jusqu’à ce que Michel soit pris ; et il faut qu’un de vos hommes y passe la nuit pour saisir ce misérable. Je vais prendre Caroline chez moi pendant quelques jours ; elle couchera avec ma nièce ; mais que ferons-nous de Gribouille ? Pouvez-vous vous en charger ?

le brigadier.

Très volontiers, monsieur le curé, et grand merci de me mettre à même de rendre quelque service à ces pauvres enfants. Gribouille couchera chez moi, dans mon lit, pendant que je veillerai là-bas, chez eux, jusqu’à ce que nous mettions la main sur ce gredin de Michel.

gribouille.

Non, non, je ne veux pas rester ici : je veux aller avec vous, brigadier, pour vous aider à garder la maison.

le brigadier.

Mon pauvre Gribouille, tu ne pourras pas m’aider ; tu me gênerais, au contraire.

gribouille.

Non, je ne vous gênerai pas. Je vous en prie, laissez-moi aller avec vous. Sans Caroline, je ne suis content qu’avec vous. Quelque chose me dit qu’il vous arrivera malheur sans moi.

le brigadier.

Pauvre garçon ! je crains que tu ne te fatigues pour rien.

gribouille.

Non, non, je ne me fatiguerai pas. Je serai si heureux ! Nous passerons une si bonne nuit ! comme deux frères !

le brigadier.

Viens, puisque tu le veux, mon ami ; tu viendras, je te le promets. »

Le curé et le brigadier retournèrent à la prison, où ils trouvèrent Caroline à genoux près du lit de Rose, récitant les prières des agonisants. Le curé et le brigadier s’agenouillèrent près d’elle et prièrent avec elle. Quand ils eurent terminé, le curé fit un signe de croix sur le front de Rose et lui ferma les yeux ; elle venait d’expirer. Il releva Caroline.

« Venez, chère enfant, tout est fini ; Rose est devant le bon Dieu, qui l’a déjà jugée dans sa miséricorde et sa justice.

caroline.

Mais Rose ne peut pas rester ainsi abandonnée ; il faut qu’elle soit ensevelie et que quelqu’un passe la nuit près de son corps et prie pour son âme.



le curé.

Tout cela sera fait, ma chère enfant ; je vais vous emmener chez moi, où vous resterez avec ma nièce. Je prendrai Nanon, qui rendra les devoirs dont vous parlez, et c’est moi qui passerai la nuit près d’elle.

le brigadier.

Monsieur le curé, on ne peut pas l’ensevelir avant que le médecin qui l’a soignée vienne constater la mort et les blessures qui l’ont occasionnée.

le curé.

C’est vous que ce soin regarde, mon brave brigadier ; allez ou envoyez chercher le médecin ; je serai de retour dans une heure, avec ma bonne. Venez, Caroline. »

Caroline, docile aux ordres du curé, le suivit ; avant de quitter la maison, elle demanda à retourner chez elle, avec son frère, pour se remettre de ses émotions, préparer ensuite le repas du soir, et prendre le repos qui lui était si nécessaire.

le curé.

Cela ne se peut, mon enfant ; les gendarmes vont occuper votre maison cette nuit, pour arrêter Michel qui doit y venir s’emparer de vos petites économies. Vous ne pouvez y rester convenablement. Et quant à votre frère, le brigadier s’en charge.

Caroline ne répliqua pas ; en se retirant, elle remercia affectueusement le brigadier du secours qu’il leur prêtait, et marcha silencieusement à côté du curé. Ils ne tardèrent pas à arriver au presbytère, où les attendait la bonne.